Carte blanche

L’intelligence artificielle et la tragique persistance de l’imaginaire de la Silicon Valley

En une dizaine d’années seulement, on peut dénombrer pas moins de quatre prophéties articulées par des groupements d’acteurs scientifiques, politiques et économiques pour annoncer l’arrivée d’une « nouvelle révolution industrielle » : les biotechnologies, puis les nanotechnologies, avant la biologie de synthèse et, aujourd’hui, le numérique et l’intelligence artificielle.

Cette dernière suscite actuellement de nombreux débats. Ce mardi 3 octobre dernier, La Première inaugurait une nouvelle émission radiophonique, Grande Première, en invitant un « expert » pour aborder la question suivante : « Comment l’intelligence artificielle de la Silicon Valley influence-t-elle notre économie et nos vies ? ». Mardi 17 octobre, cette fois dans l’émission Débats Première, le même invité était appelé à débattre de la question : « L’intelligence artificielle va-t-elle sauver ou détruire l’humanité ? ». A chaque fois, ce sont les mêmes mots ou presque qui sont employés pour nous dépeindre la marche inéluctable d’un progrès technologique. A chaque fois, ce dernier est présenté comme étant susceptible de transformer durablement à peu près tout : notre économie, notre système social, nos relations intimes, notre rapport à la santé et à la maladie, notre manière de travailler, de réfléchir, de nous alimenter, de consommer, d’enseigner, de penser. A chaque fois, il est question d’une guerre économique (contre le Japon, les Etats-Unis, la Chine, Google, Amazon, Facebook, Apple, …) et d’une irrépressible urgence de réagir « pendant qu’il est encore temps » pour espérer recueillir une part des fruits et de la valeur que d’autres, moins frileux, plus visionnaires, plus audacieux, ont déjà pu saisir. A chaque fois, les discours oscillent entre la promesse d’un lendemain qui chante, avec un quotidien substantiellement amélioré par l’intégration harmonieuse des nouvelles technologies, et la menace d’un effondrement économique, écologique et/ou social à tous les étages de notre société si nous restons apathiques face au prétendu sens du progrès et de l’histoire. Bien entendu, ce futur lumineux n’advient jamais, pas plus que la catastrophe terrible qui en est le sombre corollaire. L’explication est simple : les technologies et les innovations sont au coeur d’une économie de la promesse.

Les recherches récentes en sociologie des sciences et des technologies ont démontré à quel point les attentes et les abstractions économiques orientées vers le futur (par exemple, la promesse d’un gain de compétitivité ou d’une augmentation du PIB) sont génératrices d’investissements, de transformations institutionnelles et de mutations sociétales. En d’autres termes, les innovations dites « de rupture », quand elles survivent à l’effondrement de la bulle spéculative qui les entourait, le doivent souvent à des mythes fondateurs, des fantasmes, des spéculations et des exagérations originelles. Ces recherches permettent de comprendre les mécanismes qui accompagnent les soi-disant révolutions technologiques ou industrielles. Elles conduisent ainsi à une prise de recul salutaire et à une mise en lumière de la face sombre de ces développements. Cependant, cette sociologie n’est que peu audible à l’ère de l’aveuglement exercé par cette le mirage de la technologie comme source de destruction de l’Humanité ou comme élixir magique à tous les maux qui frappent notre société.

En effet, le débat est occupé, dans une situation quasi-monopolistique, par des « experts » technophiles qui insistent sur la nécessité de « réorganiser notre économie, notre formation, notre enseignement et notre système social en prévoyance de l’arrivée de l’intelligence artificielle » (Laurent Alexandre au micro de La Première, le 3 octobre 2017). Nous devrions nous « battre face aux Google Amazon Facebook Apple (GAFA) pour ne pas devenir une colonie numérique » et, dans cette optique nous devrions compter sur le potentiel économique de « milliers de start-ups, dont certaines pourraient un jour devenir des GAFA » (Laurent Alexandre au micro de La Première, le 3 octobre 2017). Ce discours est repris et transformé en programmes politiques à appliquer dans de nombreux territoires. Avec des stratégies comme Digital Wallonia ou Digital Belgium, la Wallonie et la Belgique ne font évidemment pas exception à la règle.

L’ambition de « devenir » des GAFA et, plus largement, celle de présenter nos régions ou notre pays comme des futurs Silicon Valley nous paraissent ériger en modèle absolu un imaginaire dangereusement réducteur. Les technologies numériques et les GAFA (dont nous aurions un besoin impérieux en Wallonie) sont aux mains d’une puissante élite d’ingénieurs blancs masculins de la Silicon Valley. Evidemment, leur propres biais et valeurs se retrouvent dans les technologies qu’ils développent. Qu’il s’agisse de Airbnb qui discrimine les invités avec des noms distinctement afro-américains ; d’Amazon qui a mis en point la plateforme de crowdsourcing « Mechanical Turk », proposant des dizaines de milliers de « travailleurs à la tâche » qui acceptent d’échanger durablement leur sécurité et leur solidarité contre la flexibilité d’un mini-job ; de Google qui affiche des publicités pour des emplois hautement rémunérés principalement pour les hommes plutôt que pour les femmes — et qui continue à mieux rémunérer ses employés masculins, les antécédents de discrimination se retrouvent au coeur du fonctionnement des entreprises numériques et de leurs produits.

Pourtant, peu importe où l’on se place sur l’échiquier politique, on entend inlassablement des décideurs annoncer qu’ils veulent faire de leur pays ou de leur région une nouvelle Silicon Valley, en attirant ces entreprises chez nous ou en recopiant leur modèle de réussite. N’en déplaise aux « experts » technophiles et à leurs publics, nous méritons mieux qu’une pâle copie de cette culture politique et industrielle, profondément inégalitaire, injuste et inéquitable.

Par Pierre Delvenne (Chercheur qualifié FNRS en sciences politiques et sociales à l’Université de Liège) et Hadrien Macq (Doctorant en sciences politiques et sociales à l’Université de Liège)

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