La tour des finances. © Belga

L’Inspection spéciale des impôts nous enfume-t-elle ?

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

L’Inspection spéciale des impôts sur la sellette. Quelle est la réalité des statistiques ? Explication sur la technique poudre aux yeux des commissions secrètes.

C’est le bras armé du fisc pour traquer les gros fraudeurs et s’attaquer aux dossiers complexes. L’Inspection spéciale des impôts peut rapporter gros au gouvernement, surtout avec les « leaks » qui se succèdent et qui révèlent les noms de gros poissons belges. Autant dire que les attentes sont grandes quant aux résultats de l’ISI. Mais, comme Le Soir l’a révélé le 9 mai, la réalité des chiffres de cette administration spéciale ne correspond pas à ceux avancés dans les rapports du SPF Finances.

Explication : selon les statistiques Stir (censées collecter les données pour alimenter les tableaux de l’Union européenne), les montants enrôlés en impôts par l’ISI étaient de 981 millions, en 2014, et de 427 millions, en 2015, alors que les rapports annuels du SPF affichaient le double… Mieux : un impôt enrôlé ne signifie pas un impôt perçu, car le contribuable peut contester les demandes du fisc et obtenir gain de cause. Or les montants réellement perçus étaient de 185 millions, il y a deux ans, et de 157 millions, l’an dernier. Autrement dit, l’ISI rapporte aux caisses de l’Etat beaucoup moins qu’on essaie de nous le faire croire. Elle a surtout rapporté encore moins en 2015 par rapport à 2014.

Pour mieux cerner ce constat, il est utile de se pencher sur les chiffres Stir des différentes directions régionales de l’ISI : Anvers, Bruxelles, Gand et Namur. Il existe une cinquième direction qui, établie à Bruxelles, s’occupe surtout de carrousels TVA. Pour faciliter la comparaison, nous la laisserons sur le côté. Il est également nécessaire de prendre en compte le régime des commissions secrètes qui permet au fisc, et à l’ISI en particulier, d’imposer des cotisations spéciales aux entreprises qui auraient, sciemment ou non, omis de déclarer le versement d’un revenu. Le terme « commissions secrètes » fait référence à la volonté initiale du législateur qui, dans les années 1980, voulait moraliser la vie des affaires par rapport aux pots-de-vin.

Cette cotisation spéciale a longtemps été controversée. D’autant que, depuis le début des années 2000, elle a été étendue à tous les avantages en nature distribués par une entreprise à ses dirigeants et ses collaborateurs, tout en étant fixée à 300 % des dépenses non justifiées. Cependant, le fisc se montrait fort souple et utilisait plutôt cette arme fatale comme un outil de négociation. Mais, à partir de 2007, sous l’ère de Didier Reynders (MR) aux Finances, l’administration a durci le ton et imposé systématiquement la cotisation de 300 %. Idem lorsque John Crombez (SP.A) était secrétaire d’Etat à la Lutte contre la fraude : la machine a tourné à plein régime.

Changement de régime

Comme nous l’ont expliqué plusieurs cadres des Finances, cela a permis, pendant plusieurs années, de gonfler les statistiques d’enrôlement présentées dans les rapports annuels, mais sans que cela rapport beaucoup aux caisses de l’Etat. Les montants réellement perçus n’ont pas suivi. D’ailleurs, lorsqu’ils étaient amenés à examiner un contentieux, les tribunaux ont rendu, en masse, des jugements défavorables au fisc, en révisant le taux de la cotisation franchement vers le bas. Cette jurisprudence a finalement contraint le législateur à réduire, fin 2014, le taux de la cotisation spéciale de 300 à 100 %, ne la considérant plus comme une sanction mais comme une compensation de la perte d’impôts.

Ce changement de régime expliquerait, en bonne partie, la forte diminution des enrôlements par l’ISI entre 2014 et 2015, en tout cas dans les directions régionales qui ont massivement utilisé la technique des commissions secrètes pour flatter leurs résultats. C’est surtout le cas à Bruxelles et Anvers, dans une moindre mesure à Namur (voir le tableau). Ce n’est pas vraiment le cas de la direction de Gand qui a moins utilisé la technique de commissions secrètes ou qui a mieux perçu l’impôt dû, notamment via des actions au civil et des saisies conservatoires. Le montant des enrôlements y a, contrairement aux autres, grimpé entre 2014 et 2015.

Par contre, le taux de recouvrement, c’est-à-dire le rapport entre le montant de l’impôt enrôlé et le montant perçu, a augmenté à Anvers et Bruxelles, entre 2014 et 2015. C’est a priori une bonne nouvelle. En réalité, cela résulte d’un effet mécanique lié à la baisse des montants enrôlés due à l’adoucissement de la cotisation spéciale: le dénominateur (montants enrôlés) de la fraction a diminué alors que le numérateur (montants perçus) est resté relativement stable. A Namur, cet effet mécanique a été neutralisé par la chute vertigineuse des montants perçus, ce qui explique que le taux de recouvrement a, ici, dégringolé.

Seule, la direction de Gand reste constante avec un taux de recouvrement globalement plus élevé sur les différentes années. Autrement dit, la hausse du taux de recouvrement en 2015 ne peut être attribuée à un travail plus efficace de l’administration, contrairement à ce qu’on pourrait être tenté de faire croire au Parlement et à l’opinion. D’ailleurs, un autre indice est l’indicateur de majoration de chiffres d’affaires des entreprises contrôlées : il est systématiquement inférieur à l’objectif fixé dans les directions d’Anvers et de Bruxelles. Précision : une centaine d’agents travaillent dans chaque direction, sauf à Bruxelles où ils sont 140.

Bref, ce petit exercice technique montre que l’on fait dire aux chiffres ce que l’on veut. En matière de statistiques, on peut facilement faire passer des vessies pour des lanternes. Si l’ISI a gonflé un temps ses montants enrôlés, c’est, en bonne partie, grâce à l’effet poudre aux yeux permis par l’ancien régime des commissions secrètes. Avec le taux réduit de 300 à 100 % depuis la fin 2014, on a vu les répercussions sur les chiffres de 2015, dans la plupart des directions régionales. Tout cela corrobore le témoignage d’un fonctionnaire de l’ISI qui, dans Le Soir, affirmait qu’on lui demandait de gonfler les chiffres avec des commissions secrètes et que « certaines affaires » sont bizarrement confiées à des agents plus coulants…

Pour les trois premiers mois de 2016, les choses semblent s’améliorer. Le taux de recouvrement grimpe un peu partout. Mais il faudra attendre la fin de l’année pour s’en convaincre. En outre, les régularisations spontanées, dont l’ISI est en charge depuis février 2015 et qui entraînent un flux important de recettes perçues (vu que les contribuables, ici, contestent peu le fisc), expliqueraient l’embellie.

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