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« L’honneur bafoué des dockers », l’article de l’année 2014

François Brabant
François Brabant Journaliste politique au Vif/L'Express

Ce jeudi 7 mai, le prix Belfius 2015 pour la presse écrite a été décerné à François Brabant, journaliste au Vif/L’Express, pour son reportage sur les dockers du port d’Anvers, paru dans le magazine du 5 décembre dernier. Le voici dans son intégralité.

L’honneur bafoué des dockers

Sans eux, le poumon économique de la Belgique ne pourrait fonctionner. Mais les violences causées lors de la manifestation du 6 novembre ont fait d’eux une caste de réprouvés. Depuis, leur colère n’est pas retombée. Immersion parmi les dockers du port d’Anvers.

Ici commence la zone portuaire. Deux kilomètres au nord de la Grand-Place d’Anvers, une fois franchi le carrefour où se rejoignent la rue de Londres et l’avenue d’Italie, un autre monde se déploie. Ce n’est plus tout à fait la ville. Ce n’est pas encore la mer. C’est un monde à part, un monde dont les fenêtres donnent sur les cinq continents. De prime abord, l’entrée du quartier semble austère, fatiguée, vermoulue. Les artères sont rectilignes, perpendiculaires les unes aux autres, à l’américaine. Elles sont bombées, recouvertes de vieux pavés en pierre bleue. Chacune porte le nom d’un port cousin, d’une ville soeur, plus ou moins lointaine. De bloc en bloc, on saute d’une latitude à l’autre, de la rue de Madras à la rue de Gênes, de la rue de Cadix à la rue de Bombay, de la rue de Bordeaux à la rue de Batavia… Batavia ? Le siège de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales a depuis longtemps été rebaptisé Djakarta. La capitale de l’actuelle Indonésie exportait vers le plat pays du poivre, du girofle et de la muscade. Aujourd’hui, ce sont des citernes de produits chimiques, des smartphones, du ciment, de l’huile de palme, des ananas et quantité d’autres marchandises qui se déversent sur l’Europe via l’estuaire de l’Escaut. Ou qui, en sens inverse, s’exportent aux quatre coins du globe depuis la petite Belgique.

Rue de Riga, le centre de la chaussée est obstrué par un amas noirâtre, les restes d’un brasero. Sur le gros tas de cendres, on distingue des pneus à demi brûlés, des canettes de bière calcinées. Une poignée de pompiers s’active à effacer ces traces de la grève du 24 novembre. Pour le reste, pas un chat à l’horizon. Il est neuf heures. Le quartier entier semble assoupi. Ce morceau de la métropole anversoise était pourtant, jusqu’au début des années 1980, le coeur battant du port. A toute heure du jour et de la nuit, des nuées de navires chargeaient et déchargeaient sur les quais alentour. Des dizaines de cafés étaient animés par un brouhaha plébéien. La musique faisait valser les dockers, et parfois aussi les verres, les chaises et les noms d’oiseaux.

Mais les bateaux sont devenus de plus en plus gros, nécessitant des équipements toujours plus modernes, des quais toujours plus étendus et des entrepôts toujours plus profonds. L’essentiel de l’activité portuaire s’est déplacée vers le nord, à cinq, dix ou quinze kilomètres des Kempischdok, Willemdok et autre Asiadok, désormais désaffectés. De rares vestiges – des hangars à l’abandon, parfois constitués de simples palissades de bois – témoignent de ce passé révolu. La presse locale évoque une reconversion. Des projets de lofts sont annoncés. En attendant, la rue de Riga et ses environs restent le point d’attache des quelque 7 000 dockers anversois.

Fines lunettes, cheveux gominés ramenés vers l’arrière, barbe de trois jours poivre et sel, Michel Vanremoortele affiche la dégaine d’un rocker sur le retour. Il a le visage marqué par les petits matins à répétition, les joues creusées par le vent du large. Parmi les ouvriers du port, beaucoup le surnomment den blauwe Michel, le Michel bleu, référence à son mandat de délégué du syndicat libéral. Il avait quinze ans quand il a dit adieu à l’école. « J’ai commencé comme coursier. J’allais en vélo d’un bout à l’autre du port. Puis, à 22 ans, je suis devenu docker comme mon père. » C’était en 1980. Une autre époque. « Les entrepôts étaient pleins à craquer. Partout, ça grouillait de monde. Les matelots profitaient de l’escale pour faire des travaux de peinture. Ils nous achetaient des cigarettes, ils racontaient leurs voyages. Aujourd’hui, les cargos comportent à peine quinze membres d’équipage. Et comme ils restent à quai quelques heures seulement, personne ne sort. Quant aux terminaux pour containers, ce sont des endroits immenses, presque vides. » La nostalgie ? « Evidemment. »

Michel Vanremoortele pousse une porte, entre dans un bâtiment sans âge qui ressemble vaguement à un hall d’école ou d’hôpital. Le syndicaliste s’avance vers l’escalier, grimpe une volée de marches et désigne une fresque murale. On distingue les bassins à l’arrière-plan, quelques grues hérissées à l’horizon, une péniche amarrée. Quatre hommes marchent, le dos voûté, mains dans les poches. Ils ont sur la tête une drôle de cape, typique des dockers de jadis. Elle leur servait à porter plus facilement les marchandises. Sur la gauche du tableau, deux femmes au regard de suppliciées attendent on ne sait quoi, assises sur une remorque. « Ce sont les couturières qui recousaient les sacs endommagés. Il y en a eu jusqu’en 1969. » L’une des portes au premier étage du bâtiment s’ouvre sur une grande salle, le réfectoire des dockers. A cette heure matinale, pas une table n’est occupée. Mais la cuisine est ouverte et la soupe, déjà prête. « Je n’oublierai jamais ma première semaine de travail, raconte le syndicaliste. J’avais les genoux en charpie, des bleus partout. Puis, à force, on s’endurcit. » Le jeune homme a appris à tracter de gigantesques tonneaux d’huile, pesant jusqu’à 400 litres. « C’était et cela reste un univers à la fois dur et fraternel. Un jour où je commettais une imprudence, un collègue m’a gueulé dessus : « Eh, manneke, si tu continues, regarde ce qui va t’arriver ! » Et il m’a montré ses deux mains. Plus un seul doigt n’était entier… »

Une pile de tracts du front commun syndical est disposée sur une table du réfectoire. Remerciements aux travailleurs du port pour leur présence massive à la manifestation bruxelloise du 6 novembre. « Nous regrettons néanmoins que certains dockers aient été impliqués dans des bagarres et nous ne pouvons que réprouver cela », ajoute le document. Au bas de la feuille, un appel à participer à la grève générale. Avec cette consigne : « Suivez uniquement les mots d’ordre de votre syndicat ! Ne vous laissez pas manipuler par des individus qui n’ont que faire du statut des dockers ! »

Le détail des incidents survenus le 6 novembre près de la Porte de Hal, à Bruxelles, demeure flou. Ce jour-là, le gros des fauteurs de troubles se répartissait entre anarchistes, néonazis et délinquants ordinaires. Mais un petit nombre de dockers figurait bien parmi les casseurs. Et c’est sur eux, pris dans leur ensemble, que s’est concentré l’opprobre. D’où un sentiment de colère et d’injustice. « On met notre vie en danger tous les jours, on bousille notre santé pour assurer la prospérité du pays, et qu’est-ce qu’on récolte ? On nous traite de hooligans, de gens sans cervelle », s’indigne Michael Vanremoortele.

Contrats à la journée

A partir de onze heures, le réfectoire se remplit. Dehors, la rue de Riga et les artères avoisinantes s’animent. Les cafés du quartier se remplissent de malabars en vestes orange fluo, siglées « Haven van Antwerpen ». Peu avant treize heures, des grappes d’ouvriers portuaires s’agglutinent à proximité d’un hangar encore vide. Ce lieu, c’est en quelque sorte leur foyer, leur citadelle. Ils l’appellent simplement het kot, le local. Quatre fois par jour s’y déroule un rituel à l’apparence désuète. Des dockers en quête de travail se regroupent pour solliciter une embauche. Avec plus ou moins de bonheur, en fonction du nombre de bateaux en approche. Là réside l’une des particularités du métier : environ la moitié des dockers anversois fonctionnent avec des contrats à la journée. La pratique a toutefois régressé ces dernières années. La plupart des terminaux pour containers tournent en continu, avec des travailleurs dotés de contrats fixes.

Pourtant, malgré l’incertitude quotidienne et les périodes de chômage, de nombreux dockers préfèrent le système du kot. Comme ce trentenaire, boucle d’oreille noire, casquette sur la tête. « Un jour, tu t’occupes d’une cargaison de mangues et, le lendemain, on t’envoie sur le quai Grimaldi conduire des autos. C’est plus amusant que de faire toujours la même chose », confie-t-il. Autour de lui, ses collègues fument une cigarette, mangent un hot-dog ou un morceau de tarte au riz.

La présence d’un journaliste ne les effarouche guère. Après les événements du 6 novembre, les dockers anversois ont été propulsés, malgré eux, sur le devant de la scène médiatique. Reporters de la presse écrite, de la télé et la radio ont défilé au kot. Pour tenter de comprendre les mystères du lieu et ses codes propres. L’un des ouvriers portuaires, Ivan Heyligen, a eu droit à une interview dans le quotidien De Morgen. Cet homme au style d’intellectuel bohème, en plus musclé, arbore un pedigree atypique. Fan de Depeche Mode, lecteur des économistes Geert Noels et Thomas Piketty, il milite au PTB, après avoir sympathisé avec la Lijst Dedecker. Au port, il est dekman : sa tâche consiste à donner depuis le quai des instructions au grutier, par radio ou par des signes de la main, des cris, des sifflements. « Avant, les gens avaient conscience qu’on faisait marcher le poumon économique du pays. Mais ce respect a disparu, déplore-t-il. Autour de nous, on entend des réflexions du genre : je dois payer plein d’impôts à cause des privilèges de quelques dockers qui foutent le bordel dans les manifs… » Privilèges ? Primes incluses, les dockers gagnent autour de 1 600 euros nets par mois. Avant la grève du 24 novembre, le bourgmestre d’Anvers, Bart De Wever, a agité le spectre d’une ville gagnée par le chaos. Verdict : pas la moindre échauffourée. « Nous, les dockers, on a montré qu’on pouvait mener une action avec sérénité, jubile Ivan Heyligen. De Wever s’est lui-même ridiculisé en mobilisant un dispositif policier aussi disproportionné. Ce n’était pas nécessaire, et ça a coûté beaucoup d’argent aux citoyens. »

Une sonnerie retentit à l’intérieur du kot. C’est le signal que les ouvriers – et quelques ouvrières – attendaient pour entrer. Ils ont sept minutes pour présenter leur badge magnétique à l’une des bornes disposées dans la salle et signaler par là leur désir de travailler. A 13 heures pile, la sonnette retentit à nouveau. Deux chiffres s’affichent en lettres rouges sur un marquoir. Le premier indique le nombre de demandeurs d’emploi enregistrés : 100. Le second correspond aux jobs disponibles : 67. Les dockers sélectionnés, souvent parce que l’un ou l’autre foreman (chef d’équipe) connaît leurs qualités, commenceront leur service au shift de 14 heures. Les candidats non repris s’inscriront au chômage pour la journée, dans une guérite du VDAB, l’équivalent flamand du Forem, installée à l’intérieur même du kot.

Ces derniers temps, en raison du ralentissement de l’économie mondiale, le travail se fait plus rare. L’activité portuaire a culminé en 2008 avec 190 millions de tonnes passées par Anvers. Le chiffre est brutalement retombé à 160 millions en 2009, avant de retrouver petit à petit son niveau d’avant la crise. « Mais le développement des containers fausse les statistiques, nuance Michel Vanremoortele. La réalité, c’est qu’il y a de moins en moins de bateaux, et donc de boulot pour les dockers. »

Danger et violence

Champagne ! Ce vendredi, après trois semaines de formation, un stage et dix-huit mois d’engagement à l’essai, soit le parcours obligé pour ceux et celles qui veulent entrer au port, Tiny vient d’être admise au statut de docker. Pour l’occasion, quatre de ses collègues lui ont donné rendez-vous dans un bar non loin du Willemdok. Et elles ont commandé des bulles. « Mais c’est exceptionnel ! D’habitude, on se contente d’une tasse de café », rigole l’une d’elles. Il y a aujourd’hui 300 femmes parmi les dockers anversois. La plupart officient comme « marqueuses » : elles encodent les marchandises à leur descente du bateau. C’est notamment le cas de Linda, 35 ans, des épaules de déménageur et un tatouage en forme de vague sur la paupière gauche. « Avant-hier, je me suis occupée d’une cargaison d’aluminium. Hier, j’étais dans les bananes et, cette nuit-ci, aux containers. » Au port, le seul endroit que Linda déteste, c’est le terminal MSC, sur le Delwaidedok, le plus grand d’Anvers, deux kilomètres de long et 300 mètres de large. « Il y a plus de quinze grues qui fonctionnent en même temps. C’est beaucoup de tension. Je n’aime pas. »

Stefanie, une brune introvertie, est la plus jeune du groupe. Sweat à capuche, cheveux jusqu’au milieu du dos, bonnet enfoncé jusqu’aux sourcils, elle ressemble à une chanteuse hip-hop. « On dépeint trop vite les dockers comme des crapules, regrette-t-elle. En réalité, ce sont des gens comme vous et moi. Si un docker meurt, plus de 600 collègues viennent à l’enterrement, ça veut tout dire. On est une grande famille. » A côté d’elle, Sabine, une rousse très maquillée, 45 ans, porte un pull orange avec cette inscription : Proud to be a docker. Oui, elle est fière d’être docker. « J’ai travaillé en usine, mais l’ambiance au port est beaucoup plus accueillante, dit-elle d’une voix douce. Pour rien au monde, je ne voudrais changer. » Sabine a débuté par le chargement et le déchargement des voitures – le roro, dans le jargon des quais, pour roll on and roll off, rouler-dérouler.

« Le plus dur, intervient Tanja, 36 ans, c’est de garder une concentration constante. Tu dois toujours être en état d’alerte, parce que tu joues ta vie, parmi les grues, les câbles, les bobines de métal… » Linda approuve. « Chaque fois que tu pars travailler, tu sais qu’il peut t’arriver un truc. Parfois, c’est juste un bras cassé. Parfois, c’est plus grave. » Tiny, 30 ans, est la plus expansive. Une tornade. « Ici, à Anvers, on est moins chers et plus rapides qu’à Rotterdam ! » s’enflamme-t-elle. S’est-elle sentie méprisée dans ce milieu très masculin ? « Jamais. Les dockers sont des grandes gueules, mais des petits coeurs sensibles. » Sabine renchérit : « Les hommes sont toujours prêts à nous aider. Ils nous apprennent les trucs pour suspendre plus facilement à la grue des engins lourds. Mais si tu fais ta douillette en disant « oh, mes ongles », alors là, tire ton plan ! »

Avec l’automatisation croissante, les conditions de travail ont beaucoup évolué, gagnant en sécurité et en confort relatif. Mais le métier reste pénible. Les sacs de café et de cacao, 50 kilos pièce, sont débarqués comme avant, à l’épaulé-jeté. Les kuipers, chargés d’arrimer les marchandises avec des chaînes et d’autres moyens de fixation, slaloment sur le pont des navires, qu’il vente ou qu’il pleuve. Le danger n’a pas disparu non plus. « Malgré tous nos efforts, en vingt ans, je n’ai vu que deux ou trois années sans accident mortel », se désole Marc Loridan, responsable du secteur portuaire à la FGTB. « J’ai déjà eu très peur, témoigne Ivan Heyligen. Un jour, trois buses de quinze tonnes chacune se sont renversées. Heureusement, on a eu le temps de courir. »

Pour l’historien Donald Weber, professeur à l’université de Gand, la mauvaise réputation des dockers découle aussi d’un certain passé, toujours inscrit dans l’inconscient collectif. « Les dockers étaient les plus miséreux des miséreux. Ce n’est plus le cas depuis deux générations. Mais l’image reste. » Au début du siècle, l’embauche obéissait à de curieuses règles : comme les foremen qui composaient les équipes étaient souvent des tenanciers de bistrots, ils engageaient en priorité ceux qui se montraient les meilleurs clients, en buvant le plus de genièvre, dès l’aube.

De cette époque disparue subsiste une aura à la fois romantique et sulfureuse, à mille lieues de la réalité contemporaine. Subsiste aussi une tradition de luttes sociales, parfois dures. « Par deux fois, grâce à leur mobilisation, les dockers ont repoussé un projet de libéralisation des services portuaires, rapporte Donald Weber. C’est l’un des rares cas où la Commission européenne a reculé sous la pression de la rue. Et aux côtés de leurs collègues de Rotterdam, Londres et Marseille, les Anversois étaient en première ligne. »

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