Tous les rapports à l'échelle européenne montrent que la connaissance de l'Holocauste diminue chez les jeunes alors que l'antisémitisme augmente. © dr

 » L’héritage de 40-45 reste utilisé à tort et à travers « 

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Septante-cinq ans plus tard, la Seconde Guerre mondiale reste une affaire non classée, sans cesse convoquée dans le débat politique pour mieux le polluer. Nico Wouters, directeur du CegeSoma (1), constate l’échec de l’approche moralisante du conflit. Hitler n’a pas encore gagné mais…

La Belgique reste-t-elle  » malade de ses années 40  » ?

Oui et non. Cette formule, utilisée en 1991 par Luc Huyse et Steven Dhondt (NDLR : dans La répression des collaborations 1942-1952, Crisp, 1991), était très pertinente à l’époque. L’instrumentalisation politique de la Seconde Guerre mondiale était une maladie bien réelle, plus grave en Belgique que dans les autres pays. L’accès insuffisant aux sources n’avait pas permis de contrer la création de mythes liés au conflit. L’idée d’  » un passé toujours présent  » suggérait que cette guerre restait un problème irrésolu et que la Belgique continuait d’en souffrir. Mais ce concept a fini par être lui-même instrumentalisé et par devenir ainsi une partie du problème et pas de la solution.

Hitler et son idéologie ne reviendront jamais mais le populisme antidémocratique pourrait encore décrocher une victoire morale.

Quel est donc le noeud du problème ?

La réponse apportée par la société fut le devoir de mémoire, lancé au milieu de la décennie 1990 et qui est devenu dominant. La Seconde Guerre mondiale est appréhendée à partir d’un indicateur moral légalement fixé, censé déterminer les bons et les mauvais choix. Le passé de guerre est ainsi examiné en termes de faute et de pénitence. Ne pas oublier, se souvenir : nous sommes bien sûr d’accord. Mais il n’appartient pas à l’Etat de décréter, par loi, ce que l’on doit commémorer et la manière dont on doit le faire. Les lois en matière d’éducation à la mémoire et contre le négationnisme (NDLR : loi votée en 1995, année de commémoration des 50 ans de la fin de la Seconde Guerre mondiale) s’inscrivent dans cette démarche.

Aurait-on en quelque sorte rangé la Seconde Guerre mondiale au musée avec interdiction d’y toucher ?

Je ne critique pas l’histoire publique faite à travers les musées, les romans, les documentaires, les expositions. Toutes ces initiatives ont leur utilité pour faire connaître au grand public, de manière attractive, l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, et elles le font souvent avec beaucoup de nuance. Le problème se situe dans l’existence d’une pensée dominante, unique, qui trie et décide de l’histoire que l’on met médiatiquement en avant et de l’histoire que l’on peut oublier. Une conjonction d’intérêts entre l’Etat, les acteurs culturels, touristiques et économiques a pour effet de jeter sur ce passé de guerre un regard très simple et moralisant, qui relègue l’histoire à la marge. Or, l’histoire est un outil beaucoup plus essentiel au service d’une démocratie mature qu’un devoir de mémoire très simplifiant.

On se tromperait de remède en croyant pouvoir guérir les plaies laissées par la guerre ?

L’éducation au devoir de mémoire part évidemment de très bonnes intentions : utiliser le passé pour éviter que ne se reproduisent la guerre, le génocide, l’anti- sémitisme, le racisme. Mais force est de constater que cette approche ne fonctionne pas.Tous les rapports consacrés à l’échelle européenne à la Shoah (NDLR : l’extermination des Juifs par les nazis), qui forme le pilier de cette éducation à la mémoire, montrent que la connaissance de l’Holocauste diminue chez les jeunes alors que l’antisémitisme augmente. Le devoir de mémoire, en repolitisant le débat autour de la Seconde Guerre mondiale, a même renforcé la polémique. On est entré dans la logique des camps, on rebétonne les clichés, et en guise de solution, on veut créer un consensus artificiel sur ce qui est correct et sur ce qui est mauvais. On raisonne en noir et blanc alors que la guerre fut une période le plus souvent grise, complexe, où des gens faisaient parfois un peu de résistance et pouvaient aussi trouver des formes d’accommodement avec le régime d’occupation.

Nico Wouters, directeur du CegeSoma.
Nico Wouters, directeur du CegeSoma.© dr

Les clichés sur les comportements durant la guerre ont la vie dure entre Flamands et francophones…

Ce n’était pas inévitable mais la Belgique a d’emblée particulièrement mal géré ce passé. Dès 1945, les élites belges ont voulu oublier la guerre aussi vite que possible et ont choisi de l’abandonner à d’autres communautés de mémoire. C’est ainsi que le projet d’un grand musée des deux guerres mondiales, pourtant soutenu par tous les partis en 1945, a été discrètement enterré et, avec lui, une politique nationale active du souvenir. La célèbre politique pacificatrice belge a pu résoudre la guerre scolaire, parvient à régler les problèmes économiques et à gérer tous les grands conflits communautaires, mais pas l’héritage de la Seconde Guerre mondiale. La question de l’amnistie des collaborateurs (NDLR : l’effacement du crime et de sa condamnation) est ainsi devenue un pied-de-biche utilisé pour fendre la Belgique en deux, un combat purement symbolique sans que plus personne ne sache ce que l’amnistie signifiait exactement. Les positions se sont figées entre les partis. A la différence des Pays-Bas, il a manqué au départ une volonté politique de créer un outil de recherche historique comme le CegeSoma (NDLR : fondé en 1969) qui aurait pu faire efficacement contrepoids au registre de l’émotion.

La Seconde Guerre mondiale est devenue une pièce de théâtre, gauche et droite peuvent y dérouler leur script.

Ce vide n’a pas été perdu pour tout le monde…

Dès les années 1950, le mouvement flamand a pu se lancer dans des demi- vérités et de vrais mensonges. La Volks-unie (NDLR : fondée en 1954) cultive alors consciemment l’image d’une répression antiflamande, afin d’atteindre son objectif qui est la fin de la Belgique. La toute grande réussite de la VU, c’est de s’être engagée dans une victimisation du mouvement nationaliste flamand mais aussi de toute la Flandre alors que les collaborateurs flamands du régime nazi n’avaient représenté que 1,2 % de la population. Et cette imagerie est devenue la norme en Flandre.

Les Wallons ne se sont pas non plus privés de se construire un vécu de la guerre…

Mais de façon plus classique, en s’identifiant à l’héritage de la Résistance. De même qu’on a voulu souligner que le régime collaborationniste de Vichy et sa milice n’étaient pas la vraie France, Degrelle et Rex n’étaient pas la vraie Wallonie. Le contraste avec la Flandre a conduit à une mémoire inversée. Le FDF, à son tour, a instrumentalisé ce passé de guerre en cultivant l’image d’une  » Flandre fasciste « , ce qui lui permettait d’assimiler ses actions politiques aux faits de résistance contre les nazis. Ce qui est typique à la Belgique, c’est que les grands partis comme le PS et le CVP ont aussi joué à ce jeu-là. En octobre 2014 encore, au début de la coalition suédoise, Laurette Onkelinx, cheffe du groupe PS à la Chambre, affirmait entendre  » le bruit des bottes qui résonne dans le gouvernement  » (NDLR : après la polémique engendrée par la proximité de ministres N-VA avec des milieux liés à la collaboration).

On n’est donc pas sorti de l’instrumentalisation de la Seconde Guerre mondiale ?

On vit même une nouvelle régression, on assiste à une nouvelle instrumentalisation d’autant plus difficile à combattre qu’elle est devenue plus institutionnalisée. L’héritage de la guerre reste utilisé à tort et à travers par de pseudo-experts pour défendre leurs positions. A lire l’un d’entre eux, le Flamand voterait aujour- d’hui N-VA et Vlaams Belang en raison du  » traumatisme de guerre non traité « …

On a comparé la volonté francophone d’élargir la Région bruxelloise à l’Anschluss de l’Autriche par Hitler. Taxé un ministre-président flamand, Luc Van den Brande (CVP), de  » gauleiter  » de Flandre. Assimilé un projet de la suédoise de déchéance de la nationalité belge aux lois nazies contre les Juifs. Caricaturé en uniforme nazi l’ex-secrétaire d’Etat à la migration Theo Francken (N-VA). S’envoyer ainsi continuellement du nazi à la tête, c’est porteur ?

Cela n’apporte pratiquement jamais de valeur ajoutée, si ce n’est diaboliser l’opposant. Cela évite surtout tout débat rationnel. Pourquoi Bart Somers (NDLR : ministre régional de l’Intérieur et du Vivre ensemble – Open VLD) a-t-il comparé l’incendie d’un futur centre d’accueil pour demandeurs d’asile commis en novembre dernier à Bilzen à l’incendie du Reichstag par les nazis en 1933 ? Parce qu’il sait que ce genre de comparaison lui assurera une présence sur le plateau d’une émission politique télévisée. Bart Somers est très proche de la fake news en disant cela et je suis certain qu’en homme intelligent, il ne croit pas lui-même à la pertinence de ce parallèle avec les années 1930 qui n’est pas recevable, les différences entre les deux périodes étant plus grandes que les similitudes. Bart Somers ne rend pas service à l’histoire et n’aide pas à la compréhension du passé. La Seconde Guerre mondiale est devenue une pièce de théâtre où la gauche et la droite peuvent dérouler leur script : ce passé sert à la gauche de bâton pour imposer un message moral et confirme la droite dans sa confortable position de Calimero. La fixation moralisante sur la Seconde Guerre mondiale relève presque du réflexe pavlovien.

Il y a peu, Dries Van Langenhove, député Vlaams Belang, s’est saisi d’une visite scolaire au fort de Breendonk puis à une mosquée à Malines pour tweeter qu’on inculquait ainsi aux enfants  » une bonne dose de haine de soi « . L’extrême droite ose-t-elle tout ?

Pendant des décennies, l’extrême droite nationaliste flamande n’osait s’attaquer à ce symbole intouchable qu’est le fort de Breendonk. Dries Van Langenhove, en utilisant consciemment ce camp de concentration nazi pour son combat idéologique, reconnaît son droit à utiliser cet héritage de la Seconde Guerre mondiale et à le politiser. Une ligne rouge a été franchie.

L’historien spécialiste de la Seconde Guerre mondiale doit-il se réinventer ?

Il doit plus que jamais reconquérir le terrain perdu, s’engager pour inviter à prendre du recul par rapport à ce passé de guerre, à une époque où la désinformation est consciemment utilisée pour mettre la démocratie sous pression.

Hitler et son idéologie pourraient finir par sortir vainqueurs de ce passé trop souvent manipulé ?

Hitler et son idéologie ne reviendront jamais mais si l’on ne trouve pas de réponses au défi crucial du populisme antidémocratique, il se pourrait qu’il décroche encore une victoire morale.

(1) Centre d’études et de documentation guerre et sociétés contemporaines.

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