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« L’Etat incite le citoyen à dénoncer pour pallier ses défaillances »

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Amélie Lachapelle, chercheuse au Centre de recherches information, droit et société (UNamur), réalise une thèse de doctorat sur la dénonciation fiscale. Elle voit dans le regain de la pratique un aveu de faiblesse de l’Etat.

La dénonciation est-elle une valeur en hausse ?

On observe une mise en place croissante de mécanismes visant à encourager la dénonciation ainsi que l’imposition de dispositifs de signalement à charge des entreprises ou des administrations. Le phénomène devient aussi de plus en plus courant sur les réseaux sociaux.

Dénoncer n’est donc plus autant perçu comme un très vilain défaut ?

Moucharder, balancer… La dénonciation souffre d’une conception très négative sur le continent européen, quoique ce soit moins le cas dans les pays de tradition protestante, parce qu’elle renvoie, dans l’histoire, à son instrumentalisation par les régimes totalitaires. Dénoncer se pratique pourtant depuis la nuit des temps : la Grèce antique connaissait les sycophantes, une sorte de délateurs professionnels. Les delatores de la Rome antique s’en inspiraient en obéissant au principe du qui tam qui permettait à un individu d’agir en justice au nom du roi et de recevoir finalement une partie de l’argent récupéré. Ce principe de qui tam, l’expression latine est toujours employée, fonde deux mille ans plus tard le whistle-blowing à l’américaine (NDLR : une dénonciation par un salarié de pratiques délictueuses au sein de son entreprise).

L’Etat embraie en développant ses plateformes en ligne où l’on peut signaler des fraudes ou des gaspillages. Il surfe sur la crise qui aiguise jalousies et frustrations ?

L’Etat se sent de plus en plus dépourvu face aux défis économiques, sociaux et environnementaux qui dépassent souvent ses compétences et ses moyens. Il a donc tendance à compenser ses défaillances en incitant les citoyens à se mobiliser à ses côtés et en mettant à leur disposition des réceptacles de dénonciation sous la forme de points de contact. Au nom d’une efficacité qui reste d’ailleurs à prouver, au nom de la bonne gouvernance et dans un contexte de responsabilisation croissante des entreprises et des individus, la dénonciation est encouragée dans des domaines où l’infraction est difficile à connaître sans trouver des relais : la fraude fiscale et sociale, la criminalité économique et financière. C’est, quelque part, un aveu de faiblesse de l’Etat.

Le chômeur qui travaille au noir, le médecin fraudeur, le fonctionnaire ripoux : dénoncer devient-il un devoir civique dont on recule sans cesse les limites ?

Le Code d’instruction criminelle l’impose aux fonctionnaires publics dans l’exercice de leurs fonctions ainsi qu’à tout citoyen qui est tenu de signaler toute atteinte à la sûreté publique, à la vie ou à la propriété d’un individu. La dénonciation peut donc revêtir la forme d’un devoir moral ou civique et d’une obligation légale à charge de certaines professions. Mais au-delà de cette obligation naturelle, on assiste à une extension du spectre des faits susceptibles d’être dénoncés.

Les plateformes de signalement sont-elles assez encadrées par la loi ?

En fait, on ne trouve guère de bases légales. Ainsi, la création du point de contact  » pour une concurrence loyale  » (NDLR : ouvert en 2015 et ciblé sur la fraude sociale) résulte d’une note de politique générale du secrétaire d’Etat à la Lutte contre la fraude sociale (NDLR : elle ne faisait pas partie de l’accord de gouvernement). Cela étant, la dénonciation ne peut servir de preuve en droit fiscal et en droit pénal. Elle permet tout au plus d’initier une enquête ou un contrôle fiscal qui sera mené par un agent de l’Etat. Le rôle de l’Etat en tant que garant des libertés individuelles est ainsi actuellement préservé. Mais la pose de balises est nécessaire à la transparence. Ainsi, un pas supplémentaire serait franchi si l’on se mettait à rémunérer la dénonciation.

Amélie Lachapelle, chercheuse au Centre de recherches information, droit et société de l'université de Namur.
Amélie Lachapelle, chercheuse au Centre de recherches information, droit et société de l’université de Namur.© benjamin brolet

La suite donnée à une dénonciation anonyme fait-elle partie des zones d’ombre ?

La question est sensible. L’anonymat heurte et fait peur en raison de sinistres précédents comme la dénonciation des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale. La note de politique du secrétaire d’Etat indiquait que les dénonciations anonymes ne seront pas acceptées, mais l’Etat témoigne d’une certaine ambiguïté à ce sujet. En Belgique, on privilégie la confidentialité : le dénonciateur est connu du destinataire du signalement, ce qui permet de le recontacter et de le tenir au courant du suivi de sa démarche, alors que le dénonciateur anonyme reste inconnu. Mais l’anonymat peut être un palliatif au manque de cadre protecteur pour un lanceur d’alerte.

En quoi le lanceur d’alerte se distingue-t-il d’un délateur ?

Un lanceur d’alerte dénonce une atteinte à l’intérêt public d’une certaine gravité qui, de ce fait, peut menacer la société démocratique. A ce titre, il mérite une protection parce que sa vulnérabilité le met en situation de risque de représailles, de la part de son employeur par exemple. Est-il pour autant toujours bien intentionné ? On retient que c’est la bonne foi qui doit primer : l’information fournie doit être correcte, fiable.

En 2012, le Vlaams Belang activait un site de dénonciation des activités d’étrangers en séjour illégal, qui fut aussitôt fermé. Et si, crispation autour de la question migratoire et banalisation de la dénonciation aidant, l’Etat relançait aujourd’hui un tel outil ?

Le risque zéro n’existe pas. C’est la raison pour laquelle il faut rester prudent et vigilant : l’Etat n’a pas toujours pour objectif de défendre l’intérêt général. La dénonciation peut être instrumentalisée par le développement de régimes particuliers de signalement au service de politiques publiques spécifiques. Et le citoyen n’a pas toujours connaissance de ce à quoi on l’invite à participer. Dénoncer reste toujours un choix. C’est aussi la paix sociale et le vivre-ensemble qui sont en jeu et qui risquent d’être menacés par l’exacerbation des clivages.

Troublant retour en grâce

Dumping social ; travail au noir ou clandestin ; fraude fiscale, au domicile, aux allocations familiales, aux soins de santé. Tout tuyau refilé à l’Etat est le bienvenu. De la part d’un faux ami, d’un concurrent, d’un voisin ou d’un ex-conjoint qui vous veut du bien. Et ça balance plutôt pas mal sur les plateformes de contact en ligne : 150 à 200 signalements sont enregistrés en moyenne chaque semaine sur celle ouverte depuis octobre 2015 en faveur d’une  » concurrence loyale  » et donc aux dépens de la fraude sociale.

La révolution numérique donne des ailes à une pratique vieille comme le monde. Si c’est très vilain de tricher, ce n’est pas beau non plus de moucharder. Le langage politiquement correct aide à se tirer d’embarras : il n’est jamais question que de  » signalement  » ou de  » notification  » qui prohibe par ailleurs le malsain anonymat en obligeant le rapporteur à s’identifier par le biais du numéro de registre national ou du numéro d’entreprise.

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