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L’entreprise Jésus & frère, la thèse qui secoue les fondations du christianisme

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Selon l’historien Simon Claude Mimouni, Jésus a lui-même fondé une communauté urbaine à Jérusalem, entreprise qui va redémarrer après sa mort sous l’impulsion de son frère Jacques. Une thèse qui rompt avec la théologie des Actes des apôtres.

A Jérusalem, la mort infâmante de Jésus sur la croix a jeté le désarroi parmi ses disciples. Les propos désabusés que l’auteur de l’Evangile selon Luc prête aux disciples d’Emmaüs traduisent leur état d’esprit : « Nous espérions que ce serait lui qui délivrerait Israël… » (Lc 24,19). Les exégètes ont tendance à considérer que Jésus n’aurait été qu’un épisode sans lendemain, un échec parmi d’autres dans l’histoire des mouvements prophétiques ou messianiques de l’époque, si un phénomène exceptionnel ne s’était pas produit dans l’esprit des disciples : l’exaltation et la résurrection de leur Maître. C’est la croyance fondatrice de ce qui deviendra le christianisme. Jésus assume ainsi une destinée semblable à celle des prophètes souffrants et persécutés, modèles qui ne manquent pas dans la tradition judéenne. Dans ce cas, le « génie » du christianisme est un inconnu : on ne sait pas qui, parmi les proches du crucifié, a eu le premier l’idée de donner à croire qu’il a été « revivifié », pour employer le langage de l’époque.

On peut toutefois envisager tout autrement le lien qui s’établit entre Jésus et son entourage après la crucifixion : les apôtres ne feraient que continuer l’oeuvre fondatrice de leur Maître. Le véritable fondateur de la communauté préchrétienne de Jérusalem serait donc Jésus lui-même. C’est la thèse défendue par Simon Claude Mimouni, titulaire de la chaire Origines du christianisme à l’Ecole pratique des Hautes études de Paris et auteur de plusieurs ouvrages sur cette communauté (1).

Le Vif/L’Express : Comment est né le mouvement chrétien ?

Simon Claude Mimouni : Pour la plupart des critiques, le Messie n’a pas organisé grand-chose de son vivant. Les vrais fondateurs de la communauté qui deviendra plus tard le christianisme sont, estiment-ils, Paul de Tarse, l’apôtre Pierre ou Jacques le Juste. Pourtant, on voit mal, à l’époque comme aujourd’hui, comment un groupe pourrait survivre à son leader charismatique sans qu’un embryon de communauté ait été créé du vivant de ce chef. Cela dit, ce groupe ne comptait peut-être qu’une douzaine de membres ou familles, soit la taille d’une petite synagogue contemporaine à Bruxelles ou Paris.

Quels éléments incitent à penser que la communauté de Jérusalem a été fondée par Jésus lui-même ?

Seule l’existence d’une communauté du vivant de Jésus permet de comprendre la prise en charge du corps du crucifié après sa mort. Elle explique aussi le retour des disciples à Jérusalem après un temps de dispersion. Ce groupe est à l’origine de la représentation traditionnelle de l’exaltation et de la résurrection, car il a refusé d’admettre la disparition définitive de son chef, en qui il avait mis tant d’espoir. La tradition évangélique du tombeau vide trouvé par les femmes et celle des apparitions de Jésus sur la route d’Emmaüs ou en Galilée sont manifestement postérieures au retour des disciples à Jérusalem et à la croyance en la résurrection.

Qu’en concluez-vous ?

Que Jésus n’est pas seulement à l’origine d’un mouvement prophétique itinérant en Galilée. Il est aussi le fondateur d’une communauté urbaine à Jérusalem. Le rabbi de Nazareth donne à cette association, similaire à tant d’autres dans la société judéenne du Ier siècle, une dimension messianique et une perspective eschatologique : l’avènement du « Royaume » ou du « Règne de Dieu ». Lancée peu avant la condamnation de Jésus, l’entreprise va être poursuivie, non sans hésitations, par ses disciples revenus à Jérusalem. Plus précisément, il va y avoir un redémarrage, sous la direction de membres de la famille du condamné, avec à leur tête Jacques le Juste.

Jacques le Juste, et non par l’apôtre Pierre ?

Au regard de la documentation dont on dispose, ce redémarrage peut être attribué à Jacques le Juste ou à Pierre. Je penche pour Jacques, qui a bénéficié d’une apparition de Jésus attestée non seulement dans la littérature canonique, mais aussi dans les textes apocryphes, ces écrits non retenus par l’Eglise. Plusieurs Pères de l’Eglise affirment eux-mêmes que Jacques a été le premier responsable de la communauté de Jérusalem après la mort du Christ. Il n’y a aucune raison de négliger leurs témoignages. Par ailleurs, situer la fondation de l’entreprise avant la Passion, et non après la Pentecôte, c’est placer cette création du côté du Jésus de l’histoire, du Jésus « réel », et non du Jésus de la tradition, de la foi. En considérant Jésus comme le fondateur de l’entreprise, on le réintroduit dans une dimension historique, celle d’avant la résurrection.

L’auteur des Actes des apôtres ne dit-il pas que la communauté a été fondée à la Pentecôte, avec la descente de l’Esprit Saint ?

Cette présentation relève de la théologie. Le texte de Luc vise à mettre une distance entre le Jésus de l’histoire et celui de la tradition, entre l’époque du ministère de Jésus et celle des apôtres. Les Actes distinguent le temps ascendant et le temps descendant : la montée du Messie au ciel, qui permet la descente de l’Esprit Saint sur terre. Faire commencer l’histoire de la communauté de Jérusalem après la résurrection est une construction destinée à montrer que le fondateur est toujours vivant. En fait, c’est au moment de son entrée et de son séjour dans la ville sainte que Jésus peut être reconnu dans sa messianité et l’a sans doute été, et c’est à Jérusalem qu’il peut fonder sa communauté et l’a sans doute fondée. Cela dit, cette entreprise n’est pas directement à l’origine de l’Eglise, dont l’émergence va nécessiter des siècles de gestation.

Que sait-on encore sur cette première communauté judéo-chrétienne ?

Le lieu où elle se rassemble est désigné, dans les Evangiles et les Actes, par l’expression « chambre haute ». La communauté de Jérusalem a été fondée dans une maison du quartier du mont Sion, non loin du Temple. Le site, désigné habituellement comme une synagogue judéo-chrétienne, paraît avoir subsisté jusqu’au IVe siècle.

Que devient la communauté de Jérusalem au cours du Ier siècle ?

De la mort de Jésus, vers l’an 30 de notre ère, à la lapidation du diacre Etienne, chef du groupe des judéo-chrétiens hellénistes, vers 36-37, l’histoire du mouvement créé par le Nazaréen se confond avec la communauté établie dans la ville sainte. Ce qui n’exclut pas l’existence de communautés semblables en Galilée ou ailleurs. Jusqu’à la mort de Jacques le Juste, lapidé en 62, cette situation perdure, mais dans une moindre mesure, vu le développement des fondations pauliniennes en Asie mineure et en Grèce. Par la suite, la communauté judéo-chrétienne de Jérusalem, appelée « nazôréenne », se trouve de plus en plus marginalisée à l’intérieur de la mouvance chrétienne, mais aussi au sein même de l’ethnicité judéenne.

Quand se marque cet affaiblissement des Nazôréens ?

Il est manifeste après le départ de la communauté chrétienne pour Pella, ville de la Décapole, à l’est du Jourdain, vers 68 de notre ère, lors de la première révolte juive contre Rome. Il s’accentue quand la communauté revient à Jérusalem, vers 74. Au IIe siècle, la marginalisation du mouvement nazoréen par les chrétiens d’origine païenne ne conduit pas à sa disparition totale : tant bien que mal, les Nazôréens subsistent, même si nous manquons de documents pour l’attester.

(1) Jacques le Juste, frère de Jésus de Nazareth, Bayard, 2015 ; Le christianisme des origines à Constantin, avec Pierre Maraval, PUF, 2006 ; Les Chrétiens d’origine juive dans l’Antiquité, Albin Michel, 2004.

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