Peter Loughlin © DR

« L’entrée de la N-VA au gouvernement pourrait affaiblir le nationalisme flamand »

François Brabant
François Brabant Journaliste politique au Vif/L'Express

Ancien moine trappiste, John Loughlin est professeur de sciences politiques à Cambridge et spécialiste des mouvements indépendantistes en Europe. Selon lui, le Royaume-Uni est bien plus proche de l’éclatement que la Belgique.

John Loughlin n’a pas toujours été l’un des plus éminents politologues du continent européen. En 1968, alors que Paris explose de révolte et que des bataillons d’étudiants cèdent aux sirènes du maoïsme, cet Irlandais embrasse un autre engagement radical : celui d’une vie totalement dédiée à Dieu. Entré dans les ordres à peine sorti de l’adolescence, il passera six ans dans un monastère trappiste de Belfast. « On ne produisait pas de bière, mais du lait », raconte-t-il aujourd’hui.

Mais la vie monacale n’était pas faite pour cet esprit voyageur. A 25 ans, John Loughlin brise ses voeux et entreprend de parcourir le monde. Il découvre le Québec, alors en pleine fièvre autonomiste. Il devient professeur d’anglais dans un lycée de Bastia, en Corse. « Venu d’Irlande du Nord, j’étais intrigué par cette île où existait un mouvement indépendantiste très actif, y compris par la voie de la lutte armée », explique-t-il.

L’ex-moine entreprend ensuite une carrière académique, se spécialise dans la question des nationalismes, passe trois ans à Rotterdam, défend sa thèse de doctorat à Florence, enseigne à Paris, à Bordeaux, à Cardiff, mais aussi à l’Université libre de Bruxelles, ce qui lui permet de bien comprendre le contexte belge. Il est à présent professeur à la prestigieuse université de Cambridge, en Angleterre.

Le Vif/L’Express : Jan Jambon, l’un des principaux dirigeants de la N-VA, a un jour déclaré que la Flandre, l’Ecosse et la Catalogne étaient engagées dans une sorte de course, pour déterminer qui obtiendrait en premier l’indépendance. Selon vous, qui va gagner la compétition ?

> John Loughlin : L’Ecosse me paraît être la plus proche de l’indépendance, mais je ne pense pas que ça va arriver cette fois-ci. Même si ce n’est pas l’hypothèse la plus vraisemblable, il n’est pas exclu que le « yes » l’emporte, car les intentions de vote sont très serrées, de l’ordre de 49-51. Cela dit, à mon avis, ni l’Ecosse, ni la Catalogne, ni la Flandre ne seront indépendantes dans un proche avenir.

Si jamais le « oui » l’emporte en Ecosse, cela peut-il renforcer de façon durable le mouvement indépendantiste en Flandre ?

> Tant en Ecosse qu’en Catalogne et en Flandre, on constate que malgré des mesures de décentralisation et d’autonomie accordées à ces régions, le projet nationaliste reste présent. Il subsiste une forme de frustration vis-à-vis des gouvernements nationaux. Du coup, chacune de ces trois régions observe les deux autres. Le dynamisme de la mobilisation catalane et écossaise peut rejaillir sur la Flandre. Mais je me pose une question : ça veut dire quoi, l’indépendance, aujourd’hui ? Pour l’Ecosse, c’est assez clair. Dans la tradition constitutionnelle britannique, l’Ecosse est reconnue comme une nation à part entière, indépendante à une autre époque, liée par un acte d’union avec le Royaume-Uni. Il est possible de défaire cet acte d’union. En Espagne, c’est moins clair, parce que la Constitution est modelée sur la Constitution française : la nation espagnole est une et indivisible. Donc les mécanismes de séparation sont plus compliqués en Catalogne. Je ne pense pas que le gouvernement espagnol va être aussi complaisant que ne l’a été le gouvernement anglais vis-à-vis de l’Ecosse. En Belgique, la situation est encore différente. Et l’indépendance de la Flandre me semble encore moins plausible.

Pourquoi ne croyez-vous dans le scénario d’une Flandre indépendante ?

> La Belgique est marquée par un sentiment de consensus, par une tradition de compromis, qui fait que les différentes parties du pays vont continuer ensemble. J’observe très peu de passion pour l’indépendance parmi la majorité de la population flamande. La Belgique, c’est avant tout le pragmatisme. C’est ça l’élément différent par rapport à la Catalogne et à l’Ecosse : là-bas, on sent chez les gens une véritable passion pour ce débat.

La N-VA s’apprête à monter dans le prochain gouvernement fédéral belge. Avec cette particularité, a priori incongrue pour un parti nationaliste : elle a annoncé qu’elle voulait un gouvernement axé sur le socio-économique, sans nouvelle réforme de l’Etat, sans avancées institutionnelles, sans approfondissement de l’autonomie. Cette stratégie peut-elle renforcer, à terme, les indépendantistes flamands ?

> J’ai de gros doutes. Il est vrai que des partis nationalistes comme le SNP en Ecosse, comme CiU et ERC en Catalogne, ont participé au pouvoir, dans des coalitions comprenant des formations non-nationalistes. Cela leur a donné une plus grande assise populaire, cela a sans doute renforcé leur légitimité aux yeux des citoyens. Mais il s’agissait toujours du gouvernement écossais ou du gouvernement catalan, jamais du gouvernement national ! La décision de la N-VA d’intégrer le gouvernement belge est très différente. On peut la voir comme une stratégie : promouvoir des questions socio-économiques, pour mobiliser des gens, et sur cette base-là, dans un second temps, aller plus loin sur la voie de l’indépendance. Mais je suis sceptique quant à l’efficacité de cette stratégie. Jamais le SNP n’entrerait dans le gouvernement de Westminster ! On ne verra pas non plus CiU ou ERC intégrer le gouvernement de Madrid. Pas plus qu’on ne pourrait imaginer un commissaire européen issu d’un parti eurosceptique comme l’UKIP. Cela n’arrivera jamais. On peut aussi épingler la stratégie du Sinn Fein, le parti de la gauche républicaine irlandaise, qui contraste avec le choix de la N-VA : le Sinn Fein se présente aux élections du Royaume-Uni, ils ont régulièrement obtenu des députés, mais ceux-ci ont toujours refusé de siéger au Parlement de Westminster. Parce que, pour eux, le gouvernement britannique n’est pas légitime en Irlande du Nord.

Deux hypothèses circulent à propos de la stratégie « socio-économique » de la N-VA. La première : comme dans l’histoire du cheval de Troie, les nationalistes flamands vont utiliser leur participation au gouvernement fédéral pour pénétrer au coeur de l’Etat belge, et à partir de là, saboter la Belgique de l’intérieur. La seconde : à force de se frotter aux réalités complexes du pouvoir, la N-VA va petit à petit adoucir sa ligne, pour renoncer en fin de compte à l’indépendance. Laquelle vous paraît la plus crédible ?

> C’est la deuxième hypothèse. Si on étudie l’histoire de ces mouvements qui participent aux institutions d’un Etat qu’ils combattent, on voit qu’ils finissent toujours par se modérer, par assouplir leurs revendications. C’est presque inéluctable, à partir du moment où vous jouez le jeu des institutions. C’est très difficile d’être le responsable du ministère de l’Agriculture, par exemple, et d’essayer en même temps de saboter cette institution-là. Je ne connais pas de cas où c’est arrivé. Je n’affirme pas que le schéma va se reproduire dans le cas de la N-VA, je dis juste que la tendance est celle-là dans l’histoire des mouvements nationalistes et régionalistes.

Vous avez beaucoup étudié le nationalisme corse. Peut-on en tirer des enseignements susceptibles d’éclairer le cas belge ?

> Quand il était président, François Mitterrand a fait entrer les nationalistes corses dans le système politique, il leur a confié des responsabilités. Que s’est-il passé alors ? Cela a divisé ces mouvements, et ça les a affaiblis. Cela a aussi mené vers des formes d’extrémisme. C’est peut-être là que se situe le danger en Belgique. Si la N-VA fait le choix de renoncer pendant cinq ans à des avancées institutionnelles, les groupes les plus extrémistes au sein du mouvement indépendantiste flamand vont être encore plus frustrés. Ils seront tentés d’utiliser d’autres moyens que la voie gouvernementale. Je ne parle pas d’une dérive violente : dans le contexte belge, je n’y crois pas du tout. Mais ce qui est possible, en tout cas, c’est que l’entrée de la N-VA au gouvernement fédéral finisse par affaiblir le mouvement nationaliste flamand. En général, c’est comme ça que ça se passe. Les mouvements régionalistes qui assument des responsabilités, qui participent au système, ont tendance à en ressortir divisés et affaiblis. Notamment parce que les factions les plus radicales sont frustrées de ne pas obtenir davantage. Il y a certes des contre-exemples : le mouvement républicain irlandais, par exemple, a pu compter sur sa très grande unité. Tant le Sinn Fein que l’IRA et toutes leurs organisations satellites ont accepté les accords du Vendredi saint, établissant un compromis avec Londres. En Corse, le scénario a été très différent, et quand des compromis avec Paris ont été conclus, dans les années 1980, les nationalistes se sont entredéchirés. Résultat : les violences ont continué, mais les nationalistes étaient très affaiblis, et ils n’ont pas pu, ensuite, bénéficier d’une grande assise parmi la population. Or en Flandre aussi, le mouvement nationaliste me paraît très éclaté.

Le dossier complet sur la Flandre nationaliste qui n’a pas renoncé à son indépendance se trouve dans le Vif /L’Express de cette semaine

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