En Fédération Wallonie-Bruxelles, un enfant sur deux est inscrit dans une école catholique. © BRUXELLES, SEGEC, LAURENT NICKS

L’enseignement catholique, la « machine de guerre » scolaire

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Le Secrétariat général de l’enseignement catholique (Segec) est une organisation redoutable au service des écoles catholiques. En scolarisant un élève sur deux, il pèse lourd dans l’appareil scolaire. Enquête.

Sa puissance se voudrait proportionnelle à son importance numérique. Le Segec (Secrétariat général de l’enseignement catholique) allie 718 PO (toutes les écoles catholiques en fait), qui scolarisent 433 000 élèves, soit près d’un sur deux en Fédération Wallonie-Bruxelles : une armée qui ferait rêver n’importe quel lobbyiste ?  » Pour autant, il m’étonnerait que le Segec puisse faire descendre les gens, les parents dans la rue « , répond Joan Lismont, président du secteur enseignement libre du Setca. Mais le poids du Segec dépasse de loin cette simple addition de chiffres.  » C’est l’association la plus structurée et la plus active. On ne peut pas passer outre « , ajoute-t-on dans l’entourage d’un ministre socialiste du gouvernement communautaire.

Etienne Michel, directeur général du Segec.
Etienne Michel, directeur général du Segec.© BRUNO FAHY/BELGAIMAGE

Démonstration. Ce jour-là, au cours du printemps 2016, lors de l’une des réunions préparatoires au Pacte pour un enseignement d’excellence, Etienne Michel, directeur général du Segec, n’est pas venu seul. A son côté, pour l’épauler, un haut technicien, dossier sous le bras contenant notes de synthèse, fiches, graphiques et argumentaires. La même scène se répète la plupart du temps : le quinquagénaire s’adjoint le meilleur expert de son organisation. La méthode a un intérêt évident : une base solide non seulement pour se positionner et élaborer des propositions, mais aussi pour répliquer aux propositions des autres. Toujours une longueur d’avance.  » Et ce n’est pas le cas de ses interlocuteurs « , indique Eugène Ernst, secrétaire général de la CSC enseignement. Résultat, selon le syndicaliste,  » le point de vue de la fédération se révèle prégnant dans les textes de conclusion « .

Une sorte de shadow cabinet

Lunettes rondes, costume foncé, voix calme et posée, Etienne Michel n’a pas l’allure d’un homme qui impressionne. Il y a, pourtant, derrière le patron, une véritable machine de guerre, le Segec, dont l’efficacité n’est pas sans rappeler l’institut Emile Vandervelde,  » l’éminence grise  » du PS. Le back office de l’organisation dispose, en effet, d’un cabinet fort d’une quarantaine de spécialistes dans toutes les matières de l’appareil scolaire, de la cellule des bâtiments à celle des investissements, en passant par un bureau d’études.  » On assiste à des colloques, on scrute tout, tout ce qui se passe, tout ce qui s’écrit dans l’enseignement et dans l’éducation, tant au niveau politique que celui de la recherche « , explique Guy Selderslagh, directeur du service d’études. Mais son incontestable gâchette, c’est son service juridique, considéré comme de haute volée et hyperproductif.  » L’administration se montre rarement capable de proposer des experts aussi versés « , témoigne un ancien directeur adjoint du cabinet à l’Enseignement. Ajoutez à cela les relais dans les cabinets ministériels et dans la classe politique et vous avez une image de ce que certains appellent  » le ministère de l’Enseignement bis « .

Les ressources du Segec proviennent principalement d’une dotation versée par chaque école catholique. Il prélève une cotisation annuelle s’élevant de 2,1 % à 4 % des subventions de fonctionnement perçues par le pouvoir organisateur (le gestionnaire d’un établissement). Soit un budget annuel de 10,5 millions d’euros par an : fatalement, il est le plus grand groupement de PO.

Cette sorte de shadow cabinet a germé au début des années 1990, sous l’impulsion du chanoine Armand Beauduin, homme du sérail, discret, parlant souvent entre ses dents, mais à l’entregent très apprécié. Son successeur, Etienne Michel, a lui parfaitement huilé l’appareil, de la cave au grenier, après avoir travaillé comme conseiller économique à la CSC et dirigé le Cepess, centre d’études commun au PSC et au CVP : ni enseignant, ni chef d’établissement – ce qu’on lui reprocherait en interne -, il aurait ainsi été choisi pour ses accointances politiques.  » Il en connaît les règles, les codes et les contraintes « , poursuit l’ancien homme de cabinet.

Face à la machine de guerre, les autres réseaux ne parviennent guère à neutraliser la domination du Segec. Aucun ne dispose d’un outil aussi dynamique et performant, freiné par leur modèle d’organisation. Dans l’officiel organisé, le PO est centralisé au niveau de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Dans l’officiel subventionné, le PO est assuré par les communes ou les provinces.

Ne parlez pourtant pas de  » lobby  » à Etienne Michel :  » Nous ne sommes pas un mouvement revendicatif. Nous rendons un service à la société depuis deux cents ans.  » A chaque fois qu’il s’est opposé à un projet du gouvernement, ce dernier a plus ou moins reculé. Vision exagérée ? Quand en novembre 2015, Joëlle Milquet (CDH) sort son projet de décret  » fourre-tout « , elle n’imagine pas qu’elle devra faire marche arrière. Son idée, notamment : soumettre à  » un plan d’accompagnement  » les écoles dont les performances s’éloignent trop de la moyenne. Après diagnostic de l’inspection, ces écoles auraient dû se fixer des objectifs précis, à négocier directement avec le ministère de l’Education. Le tir de barrage est immédiat et, en coulisse,  » le dialogue se montre musclé « , selon le Segec, qui y voit une  » mise sous tutelle « . Voté finalement en février 2016, la portée de l’autorité publique est revue à la baisse. On parle de conclure un  » protocole de collaboration  » entre l’école et le gouvernement de la Communauté. Mais c’est le chef d’école lui-même qui rédigera le dispositif, avant d’aller le négocier avec l’administration. Mêlant colère et frustration, Joëlle Milquet a répliqué, dans La Libre Belgique :  » A ces fédérations de PO, on ne peut jamais rien dire « , ajoutant que  » les réseaux s’étaient octroyé trop de pouvoir « .

Les craintes se sont récemment portées sur le Pacte pour un enseignement d’excellence. Nombre de fins connaisseurs relèvent une influence marquée du Segec.  » Il est venu avec son cahier de revendications : des conseillers en prévention, des aides administratives… Passons là-dessus. Il s’est surtout attaché à défendre un système de gouvernance « , martèle Joan Lismont (Setca). Dans la version encore provisoire du Pacte, l’offre scolaire serait décentralisée en zones territoriales (ou bassins), chacune supervisée par un directeur. Mais l’établissement et son chef signent un contrat d’objectifs (la lutte contre l’échec, les moyens mis en oeuvre…) avec son propre réseau. Résultat, ce modèle laisserait aux PO une autonomie accrue.  » En fait, derrière son discours d’autonomie, le Segec cache mal sa volonté de se maintenir comme un organe de contrôle, de gestion et de cadrage de ses écoles « , analyse Bernard Delvaux, sociologue et chercheur à l’UCL. Sur le fond, il n’y a pas une feuille de papier à cigarette entre lui et le bureau McKinsey « , assure le syndicaliste CSC Eugène Ernst. Pour eux, Etienne Michel parle de l’école comme d’une entreprise, qui doit être gérée avec leadership, autonomie et performances.  » Alors qu’Armand Beauduin se montrait plus attentif aux inégalités et à l’inclusion, son remplaçant a fait entrer le Segec dans la culture du management « , estime encore Bernard Delvaux. La rupture date de 2009, inscrite dans son mémorandum.

Marie-Martine Schyns, ministre (CDH) de l'Enseignement.
Marie-Martine Schyns, ministre (CDH) de l’Enseignement.  » Au cabinet, le libre serait surreprésenté. « © BERT VAN DEN BROUCKE/PHOTO NEWS

Un regard plus lointain démontre aussi sa capacité à mobiliser ses relais. Ainsi le Segec trouve un écho auprès du MR, qui affiche  » une vision proche de ce qui est souhaitable « . Il en trouve sans peine chez des écolos et même auprès de socialistes. Dans son filet, par exemple, la taille des classes que Marie Arena (PS) souhaitait revoir en fixant des normes pour le secondaire (du genre : pas plus de x élèves à tel degré pour tel cours).  » In extremis, sous la pression du Segec, le parlement a inséré dans le texte un « en moyenne » qui a rendu le décret inopérant « , signale Joan Lismont.  » Parce que si on dit qu’il ne faut pas plus de 27 élèves en 3e et 4e secondaires, dans les faits, avec ce « en moyenne », on peut avoir une classe de 15 et une autre de 30.  »

Un couple en concurrence

Puis vient évidemment sur la table, le cours d’éducation à la philosophie et à la citoyenneté (EPC). Qu’il faut considérer comme une victoire pour le Segec, qui a obtenu de ne pas l’enseigner dans ses écoles. A ses yeux, l’EPC est déjà ventilé dans les cours existants. Or, voilà qu’en coulisse, le ton est monté sur les moyens supplémentaires accordés aux enseignants de l’officiel pour mettre en place l’EPC : la mesure concerne ici les profs qui perdent des heures et qui ne peuvent pas les compenser via l’EPC. Ces profs pourront être affectés à du soutien scolaire. Mais le Segec s’estime perdant, puisque c’est un avantage dont il sera privé. Un recours en annulation du décret créant l’EPC vient d’être déposé devant la Cour constitutionnelle.  » Dès qu’il ouvre la bouche, il y a un voyant rouge qui s’allume chez tout le monde : que veut-il comme fric ? « , ironise un ministre socialiste. Etienne Michel, lui, manie à toutes fins utiles la menace, de manière à peine voilée, quand il rappelle au CDH, qu' » il est en charge de l’enseignement obligatoire depuis deux législatures, et que c’est donc naturellement vers lui qu’on se tournera à l’heure des bilans…  » Ce duo ferait-il tourner la boutique ?  » Face à ce couple, il faut se battre pour faire entendre la voix des personnels « , raconte un syndicaliste.

Entre lui et les ministres de l’Enseignement s’est installée une relation d’amour-haine.  » A chaque fois que ça coince, le Segec exerce une pression forte sur la ministre « , poursuit le syndicaliste. Un seul exemple très récent pour illustrer ses propos : Nespa, du nom d’un projet d’école secondaire Freinet à Genappe, lancé par des parents confrontés à un désert scolaire (40 000 habitants et 180 kilomètres carrés sans établissement secondaire et un Brabant wallon accueillant sur son territoire 75 % d’écoles catholiques). Alors que le dossier est bien emmanché et glissé depuis deux ans dans les classeurs du ministère, arrive sur le bureau de Marie-Martine Schyns un projet concurrent déposé par le Segec et censé s’installer sur le même site. C’est à la ministre à présent de trancher. Au cabinet, on estimerait qu’il y a de la place pour deux écoles, tandis qu’au gouvernement, on doute de sa capacité à résister au Segec…  » Dans son cabinet, le libre est surreprésenté « , constate un ancien.  » J’ai milité en interne pour l’ouvrir à d’autres sensibilités…  » Les relations tiennent aussi aux personnalités.  » Avec Joëlle, qu’il connaît bien, Etienne savait qu’il devait fréquemment reconquérir un territoire qu’il pourrait perdre… Aujourd’hui, ça n’est pas le cas.  »

La guerre scolaire est donc bien terminée. Ce n’est plus le clivage dominant de la société. Et le Segec voit les  » vraies victoires arriver maintenant  » :  » Sa force est d’avoir réussi à transformer la position catholique comme celle de tous, celle à laquelle tout le monde adhère « , observe Joan Lismont. De fait, le rapport de force aurait basculé. Etienne Michel ne sous-entend pas autre chose. Son meilleur  » coup  » ? Avoir obtenu une place aux négociations sectorielles, lui ouvrant un champ de négociation plus large. Ainsi, hier,  » son seul canal d’influence passait par le CDH « , aujourd’hui, en installant ce cadre,  » le rapport à l’Etat s’est modifié « .

Dans ce contexte, quelle est encore la place de l’Eglise au sein du Segec ? Les bons pères et soeurs ont déserté l’estrade. Les profs sont très massivement laïcs (et plus nécessairement pratiquants, ni même catholiques). Les directions aussi. Comme beaucoup de membres des pouvoirs organisateurs, même si nombre d’écoles restent liées à une paroisse ou une congrégation. Cependant, le texte ( » Missions de l’école chrétienne « ) énonce toujours  » la conviction que l’école chrétienne n’éduque pleinement qu’en évangélisant « . C’est là que des frictions apparaissent. Beaucoup d’enseignants loyaux à leur projet pédagogique regrettent les orientations actuelles du Segec.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire