Franklin Dehousse

« Jean-Luc Dehaene était l’anti-Trump »

Franklin Dehousse Professeur à l'ULiège

Le professeur à l’ULg Franklin Dehousse réagit aux propos de Tanguy de Wilde, publiés sur levif.be

Dans un entretien accordé au Vif le 9 novembre, Tanguy de Wilde, professeur de géopolitique à l’UCL, déclare : « Si l’on s’en tient à son premier discours, Trump pense apparemment comme feu Jean-Luc Dehaene : après les élections, on oublie tout ce qui a été promis pendant la campagne et le travail sérieux commence. Pour Dehaene, cela signifiait former une coalition. Trump aussi devra être un rassembleur, comme président de tous les Américains… »

Cette formule me paraît non seulement infondée, mais choquante et même néfaste. Le passage du temps et la désagrégation de la mémoire ne doit pas accréditer des analogies dangereuses pour nos citoyens, en dévalorisant nos anciens dirigeants et en normalisant au contraire Trump.

Ayant le privilège de travailler avec lui dans de multiples dossiers européens, je voudrais témoigner que, bien au contraire, Jean-Luc Dehaene était l’opposé de Trump. Leur unique ressemblance résidait dans une capacité de communication très simple. Leur plus grande opposition réside dans le fait que Dehaene était un être très intelligent qui se donnait une apparence limitée, alors que Trump est un être très limité qui se donne une apparence d’intelligence.

La démagogie a toujours été à l’opposé des convictions de Jean-Luc Dehaene. C’était un technicien hyper-brillant, au contact humain très facile, mais qui n’a jamais voulu raconter des salades. Dans les campagnes électorales de 1988 et 1991, ce futur premier ministre ne recueillit d’ailleurs qu’un nombre très limité de voix (il en faisait deux fois moins à Vilvoorde qu’Amand Dalem à Rochefort, paradoxe que je lui avais indiqué un jour et qui l’avait fait rire). Ses gros scores ne sont venus qu’après ses fonctions de premier ministre.

Dehaene était persuadé, bien au contraire, qu’il ne fallait jamais promettre des choses qu’on ne pouvait pas tenir, car cela ne peut qu’alimenter la crise de confiance entre les citoyens et le monde politique. Cela l’a amené, pendant les années 1990, à mener une politique de restrictions aussi socialement équilibrée que possible, pour permettre l’entrée de l’euro dans la monnaie unique. On l’a attaqué comme un vampire fiscal, « la rage taxatoire » et « Monsieur 3% », ce qu’il savait inévitable. Toutefois, c’est la seule fois dans l’histoire économique de la Belgique post-1945 que le déficit et la dette publique du pays ont structurellement baissé. Cela a permis non seulement l’entrée belge dans l’euro, mais également aux gouvernements suivants d’être un peu plus accommodants.

Des convictions

Dehaene possédait des convictions (autre différence marquante avec Trump). Il fallait des corps intermédiaires dans la gestion du pays (les partis, le dialogue social, le monde académique). La communication omniprésente et simplette était nuisible. Il convenait d’éviter la personnalisation à outrance et les attaques individuelles. Il suffit de revoir ses débats télévisés avec Verhofstadt, notamment pour les campagnes de 1995 et 1999 (l’apex de la civilisation comparé à Trump/Clinton), et de relire « Er is leven na de 16« . L’idée de gérer des questions aussi compliquées que le déficit, le commerce ou la politique européenne avec des sound bites et des Tweets incessants lui paraissait une aberration dangereuse. Chacun peut apprécier le bien-fondé de cette conviction après les derniers mois.

En réalité, Dehaene était en fait l’anti-Trump. Une discipline de travail incroyable pour maîtriser tous les dossiers. La préparation avant l’action. La continuité dans l’action, en s’adaptant selon les circonstances. Le respect de l’électeur et de ses compétiteurs. La préférence au solide plutôt qu’au clinquant. La communication sur le fond des choses plutôt que sur la forme. Un fort respect de la règle juridique, qui l’amenait à une grande prudence dans la gestion de son propre cabinet. Et une absence d’arrogance personnelle. Je me souviens d’une réunion en 1999 avec plusieurs ex-collaborateurs, un peu après son départ. Tous les gens continuaient à l’appeler « Monsieur le Premier Ministre ». Il les a coupés en disant simplement : « C’est fini Monsieur le Premier Ministre, maintenant c’est Jean-Luc ». Et nous sommes passés à autre chose. Une grande leçon.

Si Tanguy de Wilde cherche des clones de Trump dans le monde politique belge, je suis sûr qu’avec des efforts très modestes, il trouvera rapidement de bien meilleurs exemples.

Franklin Dehousse, professeur à l’Université de Liège, ancien Représentant spécial de la Belgique (sous le gouvernement Dehaene), ancien juge à la Cour de justice de l’Union européenne.

NDLR : Dans l’interview, le Pr Tanguy de Wilde n’a pas laissé entendre que Jean-Luc Dehaene ressemblait à Donald Trump. Il a simplement rappelé que, pour l’ancien Premier ministre belge, l’après-élection ouvrait une nouvelle page, après les promesses de campagne.

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