Islam : « La tolérance sans limite menace la laïcité politique »

C’est avec un sentiment d’urgence que Chemsi Cheref-Khan se dévoile en tant que maçon. Il reproche à la Belgique d’avoir reconnu l’islam sans examiner sa doctrine juridique.

Chemsi Cheref-Khan est l’un des doyens de l’immigration musulmane en Belgique. Jeune Turc arrivé en 1961, étudiant à l’ULB (droit, sciences sociales), il embrasse la franc-maçonnerie en 1973, au Grand Orient de Belgique. Défenseur de l’humanisme musulman et d’un islam des Lumières, il a été l’organisateur, pour La Pensée et les Hommes, du colloque Une majorité musulmane à Bruxelles en 2030: comment nous préparer à mieux « vivre ensemble », qui faisait suite à un dossier du Vif/L’Express (1). Il est convaincu de la compatibilité entre les idéaux maçonniques et une religion vécue en mode privé.

Le Vif-L’Express: Quelle a été l’influence de la franc-maçonnerie sur la Turquie contemporaine ?

Chemsi Cheref-Khan: De la fin de l’Empire ottoman au début de la République laïque de Turquie, la franc-maçonnerie, comme la confrérie mystique des Bektachis et les Alévis de tendance chiite, a lutté contre la théocratie et l’obscurantisme religieux. Murad V, qui fut sultan et calife pendant trois mois, en 1876, avait été initié mais il fut déclaré fou. Face au déclin de l’Empire, les intellectuels réagissaient de deux façons. Les uns voulaient moderniser l’islam. Ils s’inspiraient de l’Europe des Lumières, du développement des sciences et des techniques, de la liberté économique et philosophique. Les autres voulaient islamiser la modernité, les droits de l’homme, le féminisme, la démocratie… C’est le courant qui triomphe dans les pays musulmans après le Printemps arabe et qui semble également vouloir s’imposer en Europe.

Mustafa Kemal, le père de la République laïque de Turquie, avait, dit-on, été initié dans une loge italienne de Salonique mais, en 1935, il demanda que la franc-maçonnerie soit mise en sommeil parce que, selon lui, elle n’avait plus de raison d’être. En 1948, on procéda à l’allumage des lumières: la franc-maçonnerie réapparut en Turquie. Beaucoup de dirigeants politiques, militaires ou universitaires en étaient ou en sont encore issus.

La lutte entre les courants occidentaliste et islamiste n’est pas terminée. Le parti AKP, de tendance Frères musulmans, est arrivé au pouvoir par le suffrage universel mais il s’en prend au caractère laïque de la République de Turquie, en changeant les lois, en nommant des hommes à lui dans tous les grands corps de l’Etat, y compris la magistrature et l’armée, bastions traditionnels de la laïcité. Tout cela avec la bénédiction de l’Europe.

Comment peut-on être musulman et franc-maçon ?

Cette idée que l’islam peut devenir une simple religion, vécue dans l’intimité, est commune aux milieux bektachis, alévis et maçonniques. On peut trouver des zones de compatibilité entre certains courants de l’islam et certaines déclinaisons de la franc-maçonnerie. Est musulman celui qui se reconnaît comme tel, c’est une affaire entre lui et Dieu. Est franc-maçon celui qui est reconnu comme tel par ses frères.

Comment la maçonnerie est-elle entrée dans votre vie ?

Mes ancêtres kurdes ont construit des mosquées, des bibliothèques, des écoles et des caravansérails dans la région de Bitlis, à l’est de la Turquie. Ils accueillaient des pèlerins chrétiens en route vers Jérusalem et des pèlerins musulmans en route vers la Mecque, des marchands du Caucase, des Yézidis, des Arméniens, etc. On assure qu’ils exerçaient leur rôle avec beaucoup d’humanité. Ces grands féodaux étaient courtisés par les empires perse et ottoman. Au XVIe siècle, ils se sont ralliés aux Ottomans parce qu’ils étaient sunnites. Si mon père vivait toujours, il aurait peut-être été membre du parti AKP. Il était conservateur. Ma mère, turque, appartenait à une famille d’officiers kémalistes, musulmans pratiquants mais acceptant la primauté de la loi civile sur la loi dite religieuse.

J’ai fait mes études secondaires au lycée franco-turc de Galatasaray, « fenêtre ouverte sur l’Occident ». On y enseignait la philosophie, la psychologie et la sociologie. Certains professeurs étaient francs-maçons. Mais le lycée subissait déjà l’air du temps. Au milieu des années 1960, les élèves qui le souhaitaient ont pu faire le ramadan. Je le faisais. Et le cours d’histoire des religions a été remplacé par un cours de catéchisme islamique.

Et quand vous arrivez en Belgique ?

Je me suis inscrit à l’ULB en 1962, création maçonnique s’il en est. J’avais un a priori favorable puisque je venais d’un milieu acquis aux idées des Lumières. Dix ans plus tard, l’islam devenait la deuxième religion du pays. Pour toutes sortes de raisons (le pétrole, les affaires, la générosité du roi d’Arabie Saoudite après l’incendie de l’Innovation), la Belgique avait concédé le Pavillon Oriental, dans le parc du Cinquantenaire, à l’Arabie Saoudite. Il est devenu la Grande Mosquée et le siège européen de la Ligue islamique mondiale, qui a commencé à jouer un rôle important. Lorsque le Parlement a reconnu le culte islamique, en 1974, il ignorait tout de sa doctrine juridique. Cette décision me dérangeait. Les Belges ont reconnu l’islam pour des raisons diverses et parfois contradictoires: intégrer les musulmans ou préserver leurs racines pour qu’ils rentrent chez eux; se concilier les bonnes grâces des pays du Golfe pour de juteux contrats ; aider les Américains, qui s’appuyaient sur les musulmans les plus radicaux, dans leur lutte contre le communisme…

Comment avez-vous réagi ?

Le Pr Armand Abel, orientaliste bien connu de l’ULB, maçon notoire et apprécié du Grand Orient de Belgique, dirigeait alors mon mémoire en sciences sociales sur le fait religieux chez les Kurdes. A l’époque, je militais à la Ligue des Droits de l’Homme et pour la minorité kurde de Turquie. Mon père, avocat et sénateur indépendant, avait fait trois ans de prison pour son « kurdisme » et il avait dû s’exiler. J’avais obtenu le statut de réfugié politique. Je prenais conscience que je pouvais jouer un rôle en éclairant les autres sur les enjeux des différentes branches de l’islam. Je pensais que les milieux maçons étaient organisés pour l’action. J’ai été ravi quand le Pr Abel m’a proposé d’en faire partie. Je me souviens que, dans la voiture qui me conduisait rue de Laeken, il m’a parlé de ces jeunes gens récemment initiés, bien élevés, mais en quête de spiritualité plutôt que d’engagements sociétaux. Cela m’a frappé. Depuis lors, j’ai été, pour ma part, assez actif, en donnant beaucoup de conférences sur « les islams, les laïcités et les franc-maçonneries », j’insiste sur le pluriel de ces mots.

Quel regard portez-vous sur les milieux maçonniques ?

Je me rends compte que la franc-maçonnerie et les différentes obédiences évoluent dans le sens d’une fraternité qui leur fait parfois perdre de vue l’engagement en faveur de l’émancipation, comme si tout était définitivement acquis. Les francs-maçons veulent éviter le conflit. Ce qui domine, par rapport à la question islamique, c’est la tolérance, une des valeurs importantes de la maçonnerie. Mais elle nous fait accepter des choses que nous n’aurions jamais acceptées de l’Eglise catholique. Cette tolérance sans limite menace certains acquis, comme la laïcité politique grâce à laquelle les immigrés musulmans ont été accueillis avec bienveillance dans notre pays.

Est-ce la raison pour laquelle vous vous dévoilez aujourd’hui ?

Quand je vois que les Assises de l’interculturalité ont fait l’éloge du repli communautaire ou que l’élection d’une femme voilée a été présentée comme un progrès…. J’ai envie de m’adresser directement aux citoyens et à mes frères et soeurs, qui sont la conscience de la société civile et les dépositaires de l’héritage des Lumières. Je prends des risques ? C’est incroyable que cela puisse être ! J’ai près de 70 ans. Le temps presse.

Entretien: Marie-Cécile Royen

(1) Les actes du colloque, enrichis par de nouvelles contributions, viennent de paraître aux éditions de La Pensée et les Hommes.

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