Isabelle Wéry : « Chaque été, j’emmène David Lynch »

Le Vif

Avec enthousiasme, passion ou sobriété, des écrivains évoquent leurs livres préférés. Ce qu’ils disent, et leur façon de le dire, peut être une façon de parler d’eux ou d’éclairer leur oeuvre personnelle. Pour nous, c’est une façon comme une autre de donner envie de lire. Cette semaine : l’auteure belge Isabelle Wéry.

Un jeudi, à Schaerbeek. Elle descend le boulevard Lambermont, on la voit arriver de loin. On l’a repérée à sa chevelure blond blanc. L’auteure-metteuse en scène-danseuse-chanteuse Isabelle Wéry marche cool, comme un sourire sur pattes. On est un peu classique : une poignée de mains aux hommes, une bise aux dames, même celles qu’on ne connaît pas. On hésite pour la forme. Elle a l’air gentille, on a envie ; va donc pour une bise.

La bibliothèque Sésame vient d’ouvrir, il est midi, on y entre. On cherche un coin où s’installer. Fauteuils en plastique confortables, au milieu de BD et de romans. C’est bien. En plus, ici, on ne dérangera pas les lecteurs. On commence tout de même en ne parlant pas très fort.

Isabelle Wéry n’habite pas loin, la bibliothèque Sésame est sa bibliothèque, elle y emprunte des bouquins, ne les lit pas sur place, n’y écrit pas, n’y travaille pas ses rôles, ni ses mises en scène. Elle apprécie cependant d’y participer à des rencontres littéraires, sur divers thèmes, pas forcément autour de ses propres livres. Elle dit :  » Les bibliothécaires sensibilisent le public à la lecture. On leur doit beaucoup, ainsi qu’aux bibliothèques, particulièrement à celle-ci : elle organise pas mal d’événements avec des auteurs belges.  »

Isabelle Wéry écrit  » depuis très petite, j’ai toujours adoré ça  » et a été  » formée par la poésie : Paul Nougé, Norge, Michaux…  » Sa langue écrite est hypercréative : elle invente des mots, qui s’envolent haut, s’entrechoquent et explosent en feux d’artifice… Lire Isabelle Wéry est une expérience sensuelle. Si, par exemple, on commence par son roman Marilyn désossée et qu’on poursuit par son Poney flottant, on aura peut-être l’impression que ce dernier est beaucoup plus carré alors qu’objectivement… Bref, formée par la poésie, ce n’est pas du tout étonnant.

Yan Lianke, auteur de Servir le peuple, saisi dès sa publication.
Yan Lianke, auteur de Servir le peuple, saisi dès sa publication.© Ulf Andersen/getty images

Rigueur et discipline dans l’écriture et la lecture

Pour autant, la poésie, les envolées, ce n’est pas : on s’installe et on se laisse aller. Non, chez l’auteure belge, en tout cas, c’est écrit, réécrit, reréécrit…  » J’écris avec un grand plaisir, avec une jouissance… Et j’essaie de faire en sorte que mes textes aient l’air naturel et puissent être dits oralement mais c’est très travaillé.  » Fait partie de son travail d’écriture l’action de prononcer ses romans à voix haute,  » pour voir comment ça sonne, comment ça respire…  » Son expérience du théâtre l’y aide, souligne l’artiste.

J’ai été formée par la poésie : Paul Nougé, Norge, Michaux…

Rigueur, donc, dans l’écriture. Rigueur aussi dans sa façon de s’exprimer : elle sourit presque tout le temps, parle sur un ton enjoué mais se concentre régulièrement sur l’un ou l’autre point invisible devant ou à côté d’elle et déroule des gestes lents, comme pour appeler à elle les mots les plus précis. Ainsi donc lorsqu’elle évoque  » le processus d’écriture  » :  » C’est vraiment une discipline. J’ai beaucoup d’autres activités – parce que les auteurs en Belgique ont presque tous plusieurs métiers – mais quand j’écris, j’écris tous les jours. Et quand je sens que c’est le moment de commencer à écrire, souvent je pars, j’ai besoin de ne pas être chez moi, parce qu’on est happé par le quotidien et que c’est difficile de s’extraire de ça…  » On n’entend pas tous les jours les mots  » happé  » et  » s’extraire « , imagés et justes.

Lynch et la Chine

La lecture demande, elle aussi, selon Isabelle Wéry, une discipline.  » Toute lecture m’aide à développer mon écriture « , illustre-t-elle.  » Donc, pour bien faire, je devrais lire très régulièrement. Mais par moments, je n’y parviens pas, par exemple quand j’écris… Quand je suis tout le temps dans les mots, j’ai parfois besoin de faire autre chose : vivre, faire des choses plus physiques…  »

La sieste est une chose physique. Et mentale. Et avec David Lynch. En tout cas, en vacances. On reprend : chaque été, Isabelle Wéry emmène le cinéaste américain dans ses valises. C’est-à-dire qu’elle y emporte son livre Mon histoire vraie, dont elle relit des passages année après année, quand sonne l’heure de la sieste.  » C’est un de mes livres de chevet, il est constitué de miniparagraphes, où David Lynch raconte son expérience de la méditation. Il a fondé, aux Etats-Unis, une association qui promeut cette discipline, notamment dans les écoles, par exemple pour réduire la violence. Dans Mon histoire vraie, il évoque la méditation dans le processus de création : il explique comment, grâce à cela, il parvient à trouver des images, des idées qui sortent de l’ordinaire pour ses films. C’est donc un bouquin dans lequel Lynch ouvre son atelier, et c’est passionnant.  » Chaque été donc, Isabelle Wéry relit quelques paragraphes de ce livre parsemé de signets, et cela lui sert entre autres lors des ateliers d’écriture qu’elle donne :  » Je cite toujours ce bouquin en exemple parce que pour écrire, on a besoin de se mettre dans un état particulier, d’entrer physiquement dans l’histoire pour être capable de la donner à sentir au lecteur.  »

La Nuit l’après-midi m’a vraiment donné le déclic pour commencer à écrire des romans.

Où ont lieu les ateliers d’écriture d’Isabelle Wéry ?  » J’en fais chez moi, dans mon appartement, j’adore ça, inviter les gens dans mon espace, un lieu intime, parce que ça suscite toujours quelque chose… J’en fais aussi au Théâtre 140, à Schaerbeek ; j’en fais à Pékin ; j’en fais à l’université d’Almeria…  » répond-elle sur un ton égal. Attendez : chez elle, c’est tout près ; Almeria, c’est en Espagne, c’est plus loin, mais Pékin, c’est très, très loin, carrément en Chine ! Donc, on demande : Pékin ? ! Oui, explique l’auteure : à l’Université des langues étrangères, où elle est de temps en temps invitée à coacher des étudiants chinois parfaitement bilingues, précise-t-elle, et ce parfait bilinguisme, rien qu’à l’évoquer, provoque clairement chez elle un enthousiasme débordant. Elle est aussi très enthousiaste à d’autres moments, par exemple quand on lui rappelle que son roman Marilyn désossée est traduit en géorgien et en bulgare. Elle pouffe quand on parle de ça et sa façon de pouffer semble dire sincèrement :  » Ouais, c’est dingue, hein ?  »

La Chine et Garcia Marquez

Nous étions en Chine, retournons-y, avec deux livres choisis par Isabelle Wéry. L’un est l’oeuvre de l’auteur Yan Lianke –  » extrêmement connu en Chine, une star « , commente-t-elle – l’autre est de l’auteure Sheng Keyi,  » très connue  » aussi. Autre point commun : ces deux écrivains ont  » des soucis avec la censure, et cetera, parce qu’ils sont engagés. D’ailleurs, celui-ci, Servir le peuple, de Yan Lianke, a même été saisi dès sa publication. Ce que je voulais dire aussi, c’est que dans les années 1980, les Chinois ont découvert Gabriel Garcia Marquez. Il a donc été lu également par des auteurs chinois. Depuis lors, cet univers étrange, ce réalisme magique de Garcia Marquez, réalisme magique à la Thomas Gunzig aussi, est présent dans la littérature chinoise, notamment chez Yan Lianke, et c’est peut-être pour cela que je l’aime tant.  » Isabelle Wéry lit à présent un extrait de Servir le peuple. Elle adopte un ton naïf et ça donne l’impression qu’elle dit le début d’une histoire pour enfant :  » Les deux amants passent leurs journées cloîtrés dans la maison et ils découvrent par hasard, en brisant une statuette en plâtre de Mao, que ce geste sacrilège décuple leurs désirs. Dès lors, c’est à qui se montrera le plus contre-révolutionnaire en détruisant le maximum d’objets liés au Grand Timonier.  » On rit.

Dans Mon histoire vraie, David Lynch évoque la méditation dans le processus de création.
Dans Mon histoire vraie, David Lynch évoque la méditation dans le processus de création.© Lea Suzuki/photo news

La Chine et ses dessins qui parlent

Quant à Sheng Keyi, Isabelle Wéry l’a rencontrée dans un festival littéraire puis elles sont devenues amies.  » C’est une féministe, et être féministe en Chine, c’est « particulier », elle le montre par exemple dans Un paradis, où elle met en scène une clinique illégale pour mères porteuses. Elle aussi dénonce la Chine contemporaine… « , souligne solennellement l’artiste belge convaincue que la liberté sur la forme dans les romans peut déboucher sur la liberté de pensée chez les lecteurs.

En Chine, on y est, on y reste.  » J’ai commencé à étudier le chinois, ce qui n’est pas une mince affaire… J’ai apporté un bouquin extraordinaire qui souligne l’aspect dessin qu’ont les caractères chinois.  » L’auteure ouvre un petit livre rouge, rédigé en anglais – Chineasy, The New Way to Read Chinese – et nous montre un exemple : d’abord le caractère qui désigne une personne (et on voit bien que ça représente une personne), ensuite celui qui matérialise le feu (c’est moins évident de prime abord), enfin celui qui signifie le groupe et qui est une combinaison des deux précédents parce que dans la Chine ancienne, nous dit le texte, on se rassemblait autour du feu pour se réchauffer et cuisiner.

On quitte maintenant la Chine :  » J’aurais pu vous parler de Caroline Lamarche, qui est pour moi une des autrices majuscules dans le paysage francophone belge. C’est une raconteuse d’histoires formidable et elle a une écriture très riche. La Nuit l’après-midi m’a vraiment donné le déclic pour commencer à écrire des romans.  »

On quitte maintenant la bibliothèque.  » Excusez-moi de m’être endimanchée, plaisante Isabelle Wéry, mais je dois aller à un vernissage.  » En sortant, nous tombons sur une Isabelle Wéry non endimanchée, souriant sur une affiche d’invitation à une rencontre littéraire.

Par Johan Rinchart.

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