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« Il y a une rage qui va beaucoup plus loin que nos indignations polies »

Le Vif

Il y en a qui hurlent avec les loups. Pas Alain Lallemand. Dans son dernier roman, Et dans la jungle, Dieu dansait (éditions Luce Wilquin, sortie ce 22 janvier), le grand reporter du Soir, explore le destin d’un jeune Wallon révolté, Théo qui gagne le maquis de la guérilla colombienne. Derrière lui, la révolte d’une génération montante qui pourrait se nourrir de la tentation des armes ?

Le Vif/L’Express : Dans votre livre, vous nous prévenez : et si le terrorisme djihadiste nous aveuglait, au point de nous empêcher de lire les signes d’une révolte plus ample, d’un probable basculement de nos sociétés dans la violence, avec entre autres, le retour à l’action directe, façon CCC ? Votre réponse est : oui ?

> Alain Lallemand : Ce qui me frappe, en ayant eu des contacts avec les guérillas, des contacts avec les talibans, c’est que je me retrouve quelque part chez eux. Je n’aurais pas pu être Malraux, quoique… J’ai cru ces dernières années que la chose importante à raconter, c’était la montée des guerres dans le monde, et puis dans nos sociétés. C’est mon quatrième bouquin, c’est le quatrième qui évoque cela. Je pense que je suis arrivé au bout de l’histoire avec les attentats de Paris parce que depuis, je n’ai plus envie de parler de la montée des guerres, mais de ce que nous allons faire ou pas, en termes de solidarité dans un monde en guerre. Mais je ne vais pas condamner les talibans, ces types qui prennent les armes, en me parlant d’Allah, même si je suis convaincu que leur problème n’est pas Allah, mais bien une frustration par rapport au futur qu’on leur impose… C’est là le problème, et il est d’autant plus patent lorsque dans chaque habitation il y a un téléviseur, quand vous vous rendez compte de la manière dont vous êtes condamné, quoique vous fassiez, à avoir un futur misérable. Or, ce n’est pas simplement un phénomène stricto sensu musulman, avec chez nous les métastases que sont les foreigns fighters… Non, le problème, c’est qu’on est dans une situation, bien au-delà de l’islam, où la jeunesse ne peut pas s’identifier à ce qu’offre la société. On ne peut pas dire à un jeune d’étudier de 5 à 26 ans pour lui dire après qu’il a dix ans de chômage…

C’est tout l’enjeu de votre personnage, Théo.

C’est un jeune Wallon qui reflète toute cette frustration, qui a essayé des choses en Belgique. Il a été généreux, mais au final, il trouve le monde qui nous entoure puant, et il va aller placer des bombes en Colombie, en allant même plus loin que les bombes, même si la violence est toujours une déception. Ce jeune, ce n’est pas une astuce de romancier, c’est une inspiration réelle : en juin 2012, on retrouve des bombes sur le site de la construction de la prison de Marche. C’est à mes yeux le déclencheur.

La prison est le point de bascule vers ce retour à la violence ?

Oui, quand en Belgique, un collectif comme La cavale demande des actions contre les prisons, contre la Régie des bâtiments, donne des listes de directeurs de la Régie et en appelle à ce qu’il y ait des actions contre leurs intérêts et contre leur personne, je ne veux même pas rentrer dans le débat de qui a raison, qui a tort sur la question pénitentiaire, mais vous trouvez cela en toutes lettres sur le web. A mes yeux, il y a là un phénomène à ne pas sous-estimer qui cherche à casser le moule dans lequel nous vivons. Je pense que le mouvement de fond, c’est une rage qui va beaucoup plus loin que nos indignations polies.

Qui ne peut venir que de cette mouvance radicale, anarchiste ?

Je crois à des coups de force de la part de la gauche radicale, mais il faut bien constater qu’en plus de la mouvance anarchiste que l’on a maintenant, du genre anti-prison, qui est, selon moi, un signal précurseur de ce qui se pourrait se passer, il y a des mouvances profascistes, antimusulmans, qui ont pris naissance en Allemagne et qui viennent de débarquer en Belgique. Les services de renseignements belges sont mieux informés sur la montée de l’extrême-droite, de ce fascisme antimusulman, que sur les mouvements radicaux musulmans. Aujourd’hui, l’important, ce n’est plus de pister le terrorisme islamiste, c’est de pister le retour global du radicalisme et de ses filières logistiques, et puis, de se poser la bonne question, non pas comment est-ce qu’on tue ce retour au radicalisme, mais pourquoi est-il né, en allant aux racines. C’est donc, selon moi, le moment d’aller à la rencontre de ces jeunes qui sont sur le point de basculer dans l’action violente et qui feront peut-être demain l’actualité parce qu’ils auront été poser des bombes.

En commettant des scènes de guérilla en Belgique ?

L’histoire nous montre que oui. On a connu fin des années 90 des plasticages dans notre pays, notamment de Mc Donalds. Pourquoi n’aurait-on pas un plasticage d’un palais de justice au nom de la justice sociale ? Un plasticage de la Banque nationale au nom de ce que représente le pouvoir de l’argent. On a déjà pour l’instant, même si les services de sécurité se taisent, des cocktails molotovs, des attentats contre du matériel militaire… Rien à voir avec l’islamisme. C’est une posture contre l’autorité de l’Etat, d’autant plus que les militaires sont en rue. Je pense qu’il y a quelque chose qui est en cours. Est-ce que les militaires sont inquiets de cela : oui ! Tout comme la Sûreté de l’Etat ou l’Ocam.

Face à ces futurs poseurs de bombes, quelle peut être la réponse de l’Etat ?

On la voit chaque jour à Bruxelles avec ces militaires en rue. La Belgique s’enferme dans une logique dérisoire et déplacée parce qu’on sait tous que la solution n’est pas d’avoir des militaires en rue, mais d’intégrer la jeune génération, musulmane et pas seulement, tous les 25-35 ans. Personne ne se sacrifie au détriment de cette génération qu’on sous-utilise, qu’on abuse. Il me semble qu’il y a un pacte à retrouver. Les clés sont là… Malgré cela, l’Etat répond d’une façon répressive, anachronique même. Avoir des militaires en rue… Ce n’est pas efficace, ni pertinent, c’est juste une réaction déplacée, une réaction de peur. Je serais un personnage comme Théo, issu de cette mouvance anarchiste : au lieu de policiers à dézinguer, l’Etat lui offre des militaires, à savoir des cibles de guerre. Bref, on est parvenu à imposer la guerre dans un pays qui était en paix.

Vous êtes inquiet pour cette jeunesse ?

Non, pas du tout. Je préfère cent fois plus quelqu’un de révolté qu’un jeune apathique. Une jeunesse comme celle de Théo qui va faire le coup de poing pour les migrants, contre les prisons, qui va casser, taper du flic, excusez-moi, mais à 25 ans, ça me semble plutôt sympathique. Pour moi, un type comme ça a un certain courage. Quand je vois des jeunes qui rejoignent des formations politiques radicales, et pas seulement le PTB, le dialogue s’avère très intéressant.

A propos de l’Europe, vous écrivez que c’est une terre pourrie de paix…

Oui, je le pense. En zone de guerre, j’ai retrouvé des solidarités que j’aimerais revoir chez nous. S’il faut passer par la violence pour les retrouver, je dis non parce qu’elles ne sont que les sous-produits d’un désastre, mais je me demande comment on pourrait retourner à cela. Je pense que dans les manifestations d’indignés, on retrouve quelque chose qui pourrait s’apparenter à cette solidarité, quoique fragile. J’ai été heureux d’expérimenter la guerre par ma profession que ce soit en Colombie, en Afghanistan, en Somalie, mais c’est ce qui m’a donné le goût de la vie ici en Belgique, en Europe, et j’en connais le prix. Pour moi, cette vie, elle m’est très chère, et ce sont pas des attentats à gauche, à droite, qui vont me faire changer d’avis. En zone de guerre, la guerre ne se passe à tout moment partout, il va falloir s’habituer à vivre dans un environnement européen moins sécurisé, mais c’est un effet de loupe puisque ces 50 dernières années, on a assisté à une collection de plasticages et d’attentats.

Propos recueillis par Pierre Jassogne

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