Extrait du "Cercle des poètes disparus". © Capture d'écran Youtube

« Il faut viser une excellence littéraire à l’école »

Julie Luong

La philosophie devrait se faire une place dans l’enseignement obligatoire dans le cadre de l’éducation à la  » citoyenneté « . Pour Laurence Bouquiaux, présidente du département de philosophie à l’Université de Liège, enseigner cette discipline, c’est faire le pari de la démocratie.

Le cours s’intitulera « philosophie et citoyenneté ». Dans le réseau officiel, il démarrera dès 2016 dans les classes primaires et en secondaire dès 2017. En matière de contenu, tout reste à faire… Mais les départements de philosophie des cinq universités francophones ont déjà fait proposition commune : la création d’un véritable cours de philosophie en cinquième et sixième secondaires, aussi bien dans l’enseignement général que technique et professionnel. Explications avec Laurence Bouquiaux (ULg), présidente de la commission chargée d’en rédiger les référentiels.

Le Vif/L’Express : Le cours de citoyenneté semble être l’occasion de faire enfin une place à la philo, en parallèle des cours de religion ou de morale…

© PG

Laurence Bouquiaux : L’enjeu, c’est de donner à ce cours un véritable contenu disciplinaire, qui permette aux élèves d’apprendre quelque chose, de progresser, de se transformer. Dire qu’on va faire un peu de tout, c’est assurer qu’on ne fera rien de manière approfondie. Prétendre n’enseigner la philosophie qu’à travers d’autres disciplines, c’est aussi absurde que de croire que l’on peut enseigner le français dans les cours de latin ou l’histoire dans ceux de géo.

Qui donnera ce nouveau cours ?

Un cours de philosophie comme nous le demandons pour les dernières années du secondaire doit être enseigné par des diplômés en philosophie, comme les maths doivent être enseignées par des diplômés en maths ou l’histoire par des diplômés en histoire. Il faut donc que, en cinquième et en sixième secondaires, le master en philosophie à finalité didactique soit le titre requis.

Mais pour l’heure, ces cours seront assurés par des professeurs de religion ou de morale…

On peut le comprendre puisque, dans l’enseignement public, une des deux heures hebdomadaires de ces cours sera remplacée par le cours de « philosophie et citoyenneté ». C’est indispensable pour éviter des pertes d’emploi. Mais il doit s’agir d’une situation transitoire. Les départements de philosophie ont d’ailleurs collectivement proposé de construire une formation, pendant cette période transitoire, à destination des professeurs qui ne possèdent pas déjà un diplôme de philosophie et qui souhaiteraient donner ce cours.

On insiste beaucoup sur l’exigence de leur neutralité.

C’est compréhensible. L’exigence de neutralité s’applique à tous les cours sauf, précisément, aux cours de morale et de religion. Beaucoup pensent qu’il est problématique que des enseignants qui n’ont pas été soumis à cette exigence le soient désormais. Je le comprends mais je regrette que la question « est-ce qu’on est sûr qu’ils seront bien neutres ? » laisse dans l’ombre une autre question essentielle : celle des compétences disciplinaires nécessaires pour assurer ce cours ! La philosophie, c’est comme les maths ou la chimie : ça s’apprend. Quand on a fait cinq ans de philosophie à l’université, on a acquis des compétences spécifiques.

Lesquelles ?

Contrairement à beaucoup d’autres disciplines, la philosophie ne se définit pas à partir de son objet. Le vivant est l’objet de la biologie, la société, celui de la sociologie. La philosophie, en revanche, possède une méthode déterminée, la méthode critique. Bien sûr, les philosophes n’ont pas le monopole de l’esprit critique. Mais en philosophie, c’est le coeur de la démarche. En cela, la philosophie est l’alliée naturelle de la démocratie. Comme le dit Aldous Huxley, « la philosophie nous enseigne à douter de ce qui nous paraît évident. La propagande, au contraire, nous enseigne à accepter pour évident ce dont il serait raisonnable de douter. » La philo doit apprendre à penser autrement, elle doit susciter le débat et mettre en question ce qui semble aller de soi – dans tous les domaines.

Un antidote à l’omnipotence des « experts » ?

Si on conteste le fait de pouvoir débattre des OGM sous prétexte qu’on n’est pas généticien, on renonce à la démocratie. De même si on pense que le débat sur les ressources énergétiques doit se faire entre physiciens spécialistes du nucléaire. Si on fait le pari de la démocratie, on fait le pari de notre capacité à construire un débat rigoureux sur ces questions, certes en écoutant les experts de ces disciplines mais sans devoir nécessairement être expert soi-même. La philo, c’est aussi se confronter à des systèmes de pensée complètement différents des nôtres. Faire entrer de l’étrange et de l’étranger. Et c’est aussi en quoi elle peut être précieuse quand il s’agit de vivre avec des personnes qui ont un système de pensée complètement différent du nôtre. Maintenant, il faut être clair : c’est une illusion de croire qu’un cours va supprimer la violence et transformer des ados révoltés en jeunes gens bien élevés. On ne résoudra pas des problèmes qui sont aussi – et peut-être d’abord – socio-économiques en disant à ces jeunes qu’il faut être respectueux, tolérants, et se réjouir chaque jour de vivre dans une « démocratie » européenne qui constitue l’horizon indépassable de ce siècle. Il n’est d’ailleurs pas exclu que la philosophie donne au contraire des raisons supplémentaires d’être révolté. Si elle se donne pour but d’amener des jeunes à adhérer à un système de valeurs, quel qu’il soit, – y compris à notre système de valeurs occidental -, elle se trahit elle-même. La philosophie peut être utile à former le citoyen mais seulement si on fait – vraiment – le pari de la démocratie, une démocratie où il y a une place pour la contestation, où le pouvoir ne se conçoit pas sans contre-pouvoir.

Quel serait le contenu souhaitable de ce cours ?

Notre groupe interuniversitaire a jeté les bases d’un référentiel de compétences, qui a été envoyé à la ministre Joëlle Milquet, mais les programmes restent à écrire. Ils devront être adaptés aux différents publics et laisser aux enseignants une autonomie suffisante dans le choix des méthodes et des supports. Mais la confrontation avec les textes philosophiques, parfois difficiles, est extrêmement formatrice. Il faut faire des cours exigeants dans toutes les disciplines, y compris en philosophie. Il faut viser une excellence littéraire comme on vise l’excellence scientifique, laquelle est aujourd’hui – il faut bien le dire – assez hégémonique dans le secondaire.

Que la philo ne « serve à rien », ce serait donc une bonne nouvelle ?

Dans le secondaire, il faut apprendre une seule chose : à penser, que ce soit à partir d’un problème de physique, d’une version latine, d’un livre, d’un film ou d’un texte de Descartes. On est alors dans de bonnes conditions pour aborder les études supérieures. C’est un discours qui semble peut-être élitiste mais il ne l’est pas. Car si l’école renonce à être exigeante, ce ne sont pas les enfants privilégiés qui en feront les frais. Ceux-là se verront offrir des stages scientifiques et des séjours linguistiques ; on les emmènera au musée ou au théâtre. Ils pourront découvrir ce que l’école n’a pas mis à la portée de tous.

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