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 » Il faut oser affronter les marchés financiers « 

Pas guilleret, le secrétaire national de la CNE ! Selon Felipe Van Keirsbilck, qui dirige la centrale syndicale des employés, la plus puissante de la CSC, les temps seront forcément durs pour les travailleurs. Et l’Europe fait fausse route en prônant l’austérité à tous crins. Interview de rentrée.

Le Vif/L’Express : Quel est votre état d’esprit à l’heure où sonne la rentrée sociale ?

Felipe Van Keirsbilck : Dans ce contexte particulier, où tout est suspendu soit aux négociations politiques en cours, soit au plan européen de réponse à la crise, l’événement de cette rentrée, pour nous, CNE, c’est le licenciement pour faute grave d’un délégué syndical de Auto 5, à Waterloo, qui s’assimile à un acte de banditisme. Ce délégué exemplaire, qui aligne trente ans d’ancienneté, a reçu d’emblée toutes ses indemnités de la direction, en dépit de la « faute grave » qu’on lui reproche. La direction croit qu’en payant l’amende à l’avance, elle peut tout se permettre. C’est comme si je payais 200 euros à la police avant de brûler un feu rouge. Cela peut paraître anecdotique, face aux enjeux actuels, mais cet événement pose la question fondamentale suivante : dans ce pays, peut-on encore faire du syndicalisme ?

Revenons-en aux négociations politiques en cours. Qu’en attendez-vous ?

Rien de bon : on va de toutes façons vers une période difficile pour les travailleurs, avec ou sans emploi. Les perspectives sont socialement assez sombres et je ne suis pas optimiste quant à l’issue de ces négociations. Un accord politique permettrait de sortir de cette période absurdement longue d’instabilité mais, en tant que francophone, Bruxellois et syndicaliste, je constate que la note d’Elio Di Rupo, telle qu’elle a été présentée, ne comprend pas grand-chose de bon pour nous. Sauf sur un point : il y a un petit peu de courage dans les propositions fiscales du formateur. Quant à l’impôt sur les grandes fortunes, cela me fait sourire quand j’entends Etienne Davignon dire qu’il est envisageable sous certaines conditions. J’aimerais que les 4 ou 5 millions de contribuables de ce pays écrivent à l’administration des finances pour dire qu’ils sont prêts, eux aussi, à verser leur part d’impôt… aux conditions qui leur conviennent ! Non, soyons sérieux : l’impôt sur les grandes fortunes doit être structurel.

C’est d’ailleurs ce que la CNE prône, sous une forme ou une autre, depuis longtemps…

Oui. Et je n’ai pas entendu d’économistes dire que nos chiffres étaient absurdes. A la CNE, nous continuons à penser qu’il y a moyen, dans une grande mesure, d’assainir les finances publiques – et il le faut – par une autre politique fiscale.

Par exemple ?

Outre l’impôt sur les grandes fortunes, on devrait revoir certaines dépenses fiscales, comme les intérêts notionnels ou des aides à l’emploi qui coûtent cher mais ne rapportent pas grand-chose en termes de création de postes. D’une manière plus générale, la question que nous posons, à la CNE, c’est : l’austérité est-elle une fatalité ? En Europe, il semble que oui. L’austérité devient même un dogme religieux. On le voit en Espagne où l’on inscrit dans la Constitution une « règle d’or » limitant le déficit public. Paradoxalement, je pense que l’absence de gouvernement en Belgique nous a sans doute protégés de mesures d’austérité pendant un an. L’économie belge a ainsi été préservée de mesures pro-cycliques qui ne font qu’aggraver la crise.

Etes-vous plus optimiste sur le volet institutionnel de la négociation actuelle ?

Le réalisme politique implique de parvenir à un accord. Mais unanimement, au nord comme au sud du pays, les syndicats disent et redisent que les travailleurs ne seront pas mieux lotis avec des allocations familiales ou des soins de santé régionalisés. En fonction des décisions qui seront prises en la matière, la situation de la population évoluera entre pire et moins pire. Il faut dire ce qui est : en grande partie pour satisfaire la classe politique flamande, on s’apprête à dégrader la protection sociale dans ce pays.

Quelle est votre analyse de la crise actuelle qui frappe toute l’Europe ?

Il faut rappeler que l’endettement actuel des Etats européens provient en grande partie du sauvetage des banques, en 2008 et 2009, par les gouvernements nationaux. Mais la cause de la crise réside surtout dans la répartition inégale des richesses. Tandis que certains s’endettent pour pouvoir consommer, d’autres disposent d’imposantes réserves d’argent à placer, alimentant d’autant la spéculation. Il faut en arriver à plus d’égalité dans le partage des richesses. Ce n’est, hélas, pas ce que nous voyons. Et l’austérité n’arrangera rien. Ce qu’il faudrait, à tous les niveaux, c’est un pouvoir qui desserre l’actuelle dépendance au secteur financier. Actuellement, la peur panique de déplaire aux marchés est généralisée… On se sent politiquement orphelins de décideurs qui osent affronter les marchés financiers. Ce que je crains, dans ce contexte, c’est que le modèle social européen soit finalement sacrifié. Que, pour sauver l’euro, on en finisse avec l’Europe. Les orientations européennes actuelles aggravent la crise – on le voit en Grèce – et remettent en cause les acquis du modèle social. Avec comme conséquence que les peuples peuvent durablement désespérer de l’Europe.

Le tableau que vous dressez est bien sombre…

Ce qui peut donner espoir, c’est l’émergence de mouvements sociaux européens diversifiés, qui se connectent entre eux. C’est là que se joue actuellement la course contre la montre pour établir un rapport de forces. Il est peut-être encore temps de construire un mouvement social européen fort. Les syndicats devront, dans ce cas, être attentifs à s’allier très largement aux autres acteurs sociaux, notamment les indignés.

Les syndicats sont-ils aujourd’hui menacés dans leur fondement-même, soit par le contexte économique et social, soit par ces autres acteurs sociaux émergents ?

A ma connaissance, la Belgique est le seul pays d’Europe où l’on enregistre toujours de nouvelles affiliations aux organisations syndicales. La CNE connaît une progression annuelle de ses membres de 2 %. Les gens continuent donc à penser que le syndicat constitue une bonne protection pour eux. C’est d’autant plus intéressant que nous sommes dans un pays où les organisations syndicales plaident pour le niveau interprofessionnel. Si les gens nous suivent, c’est donc que la société n’est pas dans une logique de repli sur soi. Je rappelle qu’avec l’indexation des salaires et la révision à la hausse des allocations sociales, ce 1er septembre, on peut dire qu’on augmente, en Belgique, ce qu’on diminue partout ailleurs en Europe…

En refusant d’avaliser le dernier accord interprofessionnel, la CNE, comme la FGTB et la CGSLB, a participé au renvoi du projet de texte entre les mains du gouvernement. Celui-ci devra notamment trancher dans le délicat dossier du rapprochement des statuts ouvrier-employé. Avec le recul, était-il pertinent de dire non et de perdre ainsi le contrôle sur ce dossier ?

Le texte était inacceptable puisqu’il ne contenait que des points négatifs pour les employés et faisait financer intégralement les avancées pour les ouvriers par la sécurité sociale, c’est-à-dire par l’ensemble des travailleurs. Nous ferons savoir au gouvernement que si ce texte passe tel quel au Parlement, ce sera, pour toutes les centrales syndicales d’employés, un casus belli. Le gouvernement doit avoir conscience que s’il agit de la sorte, il ajoutera une crise sociale à la crise économique. Toucher à la sécurité sociale ou diminuer les salaires constituera également, à nos yeux, un casus belli.

ENTRETIEN : LAURENCE VAN RUYMBEKE

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