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« Il faut des gens pour trouver les fraudeurs »

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Pour rattraper son retard dans sa lutte contre la fraude fiscale, la Belgique doit renforcer les bataillons de fonctionnaires du fisc. Et assurer leur formation, de plus en plus pointue. Sans volontarisme politique, la bataille est perdue, affirme Marc Bourgeois, professeur en droit fiscal à l’ULg.

Le Vif/L’Express : En recourant aux services de la filiale suisse de la banque HSBC, quelque 3 000 Belges ont sorti frauduleusement 6 milliards d’euros du pays. C’est une surprise ?

Marc Bourgeois : Pas du tout. Ce type de pratique est un fait connu, qui souffre d’un défaut de preuve et de la difficulté du fisc belge à mettre au jour ces pratiques d’évasion et de fraude fiscales. Plusieurs études font état de l’importance des capitaux cachés par des résidents belges dans des paradis fiscaux, caractérisés par leur manque de transparence et leur secret bancaire. Ce qui est intéressant, c’est que les faits dévoilés dans le dossier SwissLeaks précèdent la crise bancaire et financière de 2008, qui a déclenché de nouvelles initiatives réglementaires sur la transparence financière.

De tels faits ne pourraient donc plus se produire parce que le cadre ne le permettrait plus ?

Si, ils pourraient toujours se produire. L’idée qu’une fraude de ce type n’est plus possible dans le contexte actuel repose sur des bases très fragiles. Ce qui est certain, en revanche, c’est que beaucoup d’initiatives ont été prises, au niveau international et au niveau national, pour construire un monde plus transparent en matière financière. Auparavant, les paradis fiscaux étaient analysés en fonction d’un critère de taux de taxation. Depuis quelques années, le critère majeur est devenu celui du niveau de transparence. Un paradis fiscal est à présent un lieu qui pratique le secret bancaire. Pendant longtemps, les clauses sur le secret bancaire garanti qui figuraient dans bien des conventions internationales étaient jugées acceptables. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Et qui le dit ? Les Etats-Unis ou l’Allemagne, qui incarnent une force politique indéniable, mais aussi des organisations comme l’OCDE ou le G20. On observe donc une véritable évolution vers la disparition du secret bancaire, au profit d’un échange d’informations financières entre Etats, y compris sur les revenus mobiliers. Cet échange, qui fonctionnait auparavant à la demande, devient progressivement automatique. Faut-il pour autant faire preuve d’un optimisme béat ? Non. Des pressions internationales s’exercent certes sur les pays considérés comme des paradis fiscaux, mais le changement prend du temps. La Suisse lâche aujourd’hui du lest sur son secret bancaire mais rien ne dit que l’exécution des mesures prises sera parfaite. Ce qui est rassurant, c’est que des groupes de travail, à l’échelle internationale, assurent le suivi des engagements pris par les Etats. Cela dit, entre l’engagement et la réalité, il y a presque toujours négociation politique et introduction de nuances ! Ce qui veut dire que la situation ne sera pas nécessairement claire, dans le futur. On aura un arsenal d’outils de transparence financière, mais il n’est pas sûr pour autant que toutes les portes seront fermées pour les fraudeurs.

Après les révélations du SwissLeaks, que peut-on tirer comme constat ou comme leçon pour la Belgique ?

L’infraction fiscale est beaucoup plus stigmatisée qu’auparavant. Jusqu’il y a peu, l’exigence de coopération entre les Etats était d’ailleurs peu contraignante. La Belgique va se défendre en disant qu’il ne lui était pas possible de disposer des informations financières nécessaires, jadis, pour établir l’impôt dans le chef des résidents belges qui placent leurs capitaux à l’étranger. C’est partiellement fondé, mais partiellement seulement. Parce qu’on peut reprocher à la Belgique, comme à beaucoup d’autres Etats, son manque de volontarisme politique et son manque d’investissements dans les moyens de lutte contre la fraude. Après les révélations du SwissLeaks, le monde politique réagit sur la base de deux facteurs. La crise, d’abord, qui lui impose une stricte gestion des finances publiques. Or la population n’acceptera de faire un effort que s’il est équitablement réparti. La médiatisation de l’affaire, ensuite. Ce sont ici des tiers, les médias en l’occurrence, qui ont joué le rôle de révélateurs du scandale, un rôle que les pouvoirs publics ne sont pas toujours parvenus à jouer. Il est dès lors difficile pour les autorités de freiner la répression de la fraude. Cela montre qu’il y avait des marges de lutte contre la fraude qui n’ont pas toujours été exploitées par le passé.

Parmi les fraudeurs épinglés en Belgique, on trouve beaucoup de représentants du secteur diamantaire et de professions libérales. Pourquoi ce type de profil revient-il si souvent ?

Le consentement à l’impôt est assez faible dans ces catégories-là… En ce qui concerne les professions libérales, c’est assez peu surprenant parce qu’elles sont beaucoup plus difficiles à contrôler que les salariés, par exemple. Et les autorités politiques font parfois preuve d’un peu plus de souplesse à leur égard parce que c’est une manière de soutenir des catégories professionnelles qui se disent souvent oubliées. Quant au secteur diamantaire, il dispose de moyens de pression puissants sur le monde politique, parce qu’il représente des flux financiers importants et parce que, assez mobile, il peut menacer de partir s’installer ailleurs. Dans ce secteur, les autorités publiques disent vouloir combattre la fraude mais il leur faut tout de même trouver des arrangements. L’idée de la transaction pénale, qui permet à un fraudeur d’échapper à des poursuites judiciaires en échange d’un paiement imposé, a d’ailleurs été imaginée en raison des problèmes soulevés par le secteur du diamant. Entre le milieu politique et celui du diamant, la relation est assez compliquée…

Certaines entreprises florissantes paient très peu d’impôts : judicieusement conseillées par des experts en ingénierie fiscale, elles y échappent quasiment, en toute légalité. La bataille est-elle perdue d’avance ?

Non. Mais il faut revoir la manière dont on autorise les structurations atypiques d’entreprises, qui respectent effectivement la lettre du texte, mais pas l’esprit. En Belgique, on est resté trop longtemps dans un système qui permet ces montages alambiqués mais légaux, à condition que leurs auteurs assument jusqu’au bout les effets juridiques de leurs actes. Dans ce cas, le fisc ne pouvait rien faire. Notre pays a un peu tardé à changer les choses. Depuis 2012, la notion d’abus fiscal a été introduite : on ne peut plus abuser du droit de choisir la voie fiscalement la moins imposée. Il y a désormais des limites. Les auteurs des abus fiscaux ne feront pas l’objet de sanction pénale, mais ils pourront subir un redressement fiscal. Les premiers effets de cette nouvelle mesure vont seulement se faire ressentir maintenant.

On dit souvent qu’un Etat ne peut rien faire en matière de lutte contre la fraude fiscale et que c’est, au minimum, au niveau européen qu’il faut agir. La Belgique ne peut-elle donc rien faire ?

Si. Les Etats disposent bel et bien d’une marge de manoeuvre à leur niveau. Bien sûr, la Belgique n’a pas la puissance des Etats-Unis ou de l’Allemagne pour faire pression sur la Suisse. Mais elle a encore de la marge pour améliorer sa lutte contre la fraude : l’unique moyen d’y parvenir, c’est de renforcer les services du fisc. L’arsenal législatif existe, mais il faut des gens pour trouver les fraudeurs. Si l’échange automatique d’informations financières entre Etats inonde nos fonctionnaires déjà surchargés, on n’aura aucun résultat car ils ne parviendront pas à les traiter. Il faut donc renforcer les équipes, en nombre et en compétences. Nos fonctionnaires doivent bénéficier de formations de plus en plus pointues.

Dans le scandale dévoilé par le SwissLeaks, qui, selon vous, est le plus à blâmer : la banque elle-même, HSBC, ou ceux qui ont recouru à ses services ?

C’est là une question morale. A mon sens, c’est tout le système qui doit être vu avec un oeil très critique. Je suis mal à l’aise avec le discours de la Suisse qui jure aujourd’hui que tout cela est du passé, que son système bancaire a changé et qu’il n’y a, du coup, aucune raison de la sanctionner. Ce n’est pas comme cela que l’on raisonne avec les criminels : quelle que soit la période à laquelle ils ont commis un délit, on les punit. Tout le défi, à présent, consistera à considérer HSBC et ses actes passés sur le même pied que les autres banques suisses…

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