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Gunter Pauli, le « Steve Jobs du développement durable »: « Il faut mieux tirer parti de ce que la nature nous offre « 

Ancien patron d’Ecover, il est surnommé le « Steve Jobs du développement durable », voire le « Che Guevara de la biodiversité ». Son truc ? L’économie « bleue », qui dépasse l’économie verte ou le simple recyclage en s’inspirant directement du mode de fonctionnement de la nature.

Dans ce modèle, on utilise nos déchets pour créer de la valeur et de la nourriture, on relance l’économie locale, on préserve l’environnement et on améliore même la rentabilité des entreprises. Le Belge Gunter Pauli fait rimer croissance et écologie et affirme que c’est en produisant « sainement » qu’on sauvera la planète et ses habitants.

Qu’est-ce que l’économie bleue et en quoi diffère-t-elle des initiatives écologiques actuelles ?

L’idée centrale est de dépasser l’opposition entre nature et industrie, et qui consiste à accepter que  » tout ce qui est bon pour l’homme et pour la planète est cher  » et  » tout ce qui est bon pour l’emploi détruit la nature « , le cercle de réflexion vicieux par excellence. Dans cette optique, l’économie verte fut un premier pas ; en recyclant ce qui pouvait l’être, elle entendait limiter les dégâts environnementaux au minimum. Très bien, mais polluer moins, c’est polluer quand même. Sans compter qu’en recyclant, nous ne créons pas de valeur, nous sauvons les meubles. Avec l’économie bleue, c’est l’inverse, nous créons de la valeur à partir de nos déchets en nous inspirant de la manière de fonctionner de la nature, qui ne produit pas de déchets, qui autorégule sa production et qui fonctionne en coopérant avec tous les éléments de son environnement. Si on adapte la manière de fonctionner de la nature à l’homme, nous créons des sociétés plus égalitaires, nous préservons l’environnement, nous créons de l’emploi au niveau local et les entreprises elles-mêmes se retrouvent avec de meilleurs seuils de rentabilité. L’économie bleue, c’est du win-win pour tout le monde.

Avec l’économie bleue, nous créons de la valeur à partir de nos déchets en nous inspirant de la nature.

Concrètement ?

Il ne s’agit pas de produire plus mais de mieux tirer parti de ce que la nature nous offre, de ce qu’elle produit et de sa manière de le produire. Par exemple : la nature utilise 100 % de ses ressources pour vivre, elle ne produit pas de déchets et respecte ses limites ; un arbre sait par exemple qu’il ne lui sert à rien de grandir à 150 mètres, il arrête donc sa croissance à 30 mètres (plus haut, il utiliserait trop de ressources), pour arriver au même résultat : régénérer l’oxygène et abriter tout un écosystème autour de lui. La nature combine de façon continue cinq éléments – les bactéries, les algues, les champignons, les plantes et les animaux – qu’elle fait travailler ensemble pour maintenir les conditions nécessaires à son existence. Pour reprendre l’exemple de l’arbre, les champignons présents sur la racine lui donnent les nutriments dont il a besoin mais garantissent également un degré suffisant d’humidité pour pallier les périodes de sécheresse ; à l’inverse, les champignons sont protégés par l’ombre dégagée des arbres et se nourrissent de lui également. C’est un échange de bons procédés. Tout le contraire du système économique actuel : l’homme exploite avec acharnement une seule culture et il appauvrit et anéantit les sols jusqu’à en faire disparaître toutes les valeurs nutritives. Sans parler des ravages sur l’économie locale. Ce qui vaut pour les sols vaut également pour l’espèce animale.

Parmi les solutions que vous préconisez : produire des champignons sur du marc de café, utiliser le chardon comme pesticide et planter des arbres à partir de couches-culottes usagées.

Tout à fait. Il faut savoir que sur toute la biomasse que nous prélevons sur Terre, nous n’en utilisons au mieux que 10 %, en général entre 3 % et 5 %. Un expresso, par exemple. Du caféier à la tasse, nous ne consommons que 0,2 % de la biomasse de la plante. Le reste est gaspillé. Si nous utilisions le marc de café comme terreau pour produire des champignons, dont le surplus serait utilisé pour nourrir le bétail, nous récolterions 16 millions de tonnes de nourriture animale en plus par an. Et si le café est bio, l’alimentation des animaux serait bio et le bio ne serait pas plus cher dans l’assiette du consommateur. Dans ce système, nous n’avons pas créé de nouvelles choses, nous avons simplement utilisé ce qui était à notre disposition. Concernant l’eau : nous dépensons des sommes folles dans l’assainissement pour ensuite la gaspiller (30 %) en y déféquant. Or, nos excréments sont non seulement une source d’énergie (biogaz) mais peuvent aussi, après traitement, se révéler d’excellents fertilisants naturels, en raison notamment de leur teneur en phosphore qui permet de régénérer la couche arable. Et nous savons qu’un bébé en produit 900 kilos par an ; à lui seul, il pourrait produire 1 000 arbres fruitiers et régénérer ainsi la couche arable. A Berlin, un projet vise à fournir gratuitement des couches biodégradables aux parents en échange des usagées ; de celles-ci on extrait ensuite les déchets pour les mélanger à du charbon et en faire de l’engrais. C’est très réjouissant. Nous venons de signer un accord avec la mairie de Paris pour collaborer avec les crèches de la ville. Le projet démarre d’ici à un an et demi.

 » La très bonne viande n’existe quasiment plus. Le « bio » ne change rien sur les qualités nutritionnelles d’un produit. « © ANTONIN WEBER/HANS LUCAS

Pour sauver le monde et promouvoir l’économie bleue, vous vous adressez essentiellement à des entrepreneurs. Est-ce à dire que le politique ne vous suit pas ? Et qui fait appel à votre fondation Zeri (Zero Emission Research and Initiatives) ?

J’ai perdu toute confiance dans le pouvoir d’action du politique et je constate que le monde a plus besoin de leaders que d’hommes politiques. Les entrepreneurs, en revanche, sont un excellent levier. Par exemple, lorsque je dirigeais Ecover, j’offrais 50 cents par kilomètre à tous mes employés s’ils se rendaient au boulot à vélo ; résultat, après un an, je n’avais plus besoin que de sept places de parking et même si je payais mes employés pour venir à vélo, ça me coûtait bien moins cher que d’entretenir un parking de 100 places. Après l’expérience d’El Hierro ( NDLR : dans les Canaries, pionnière de l’ère postpétrole, parvenue à une économie basée uniquement sur les ressources de l’île, devenue  » 100 % renouvelable  » en vingt ans. Lire le reportage du Vif/L’Express du 21 septembre 2012), à laquelle Zeri a participé, la famille royale marocaine nous a contactés. Sa préoccupation était de faire cesser l’exil des jeunes vers l’Europe, notamment en relançant l’économie agricole. Nous avons proposé des projets à des entrepreneurs-agriculteurs, dont un système permettant de produire de manière naturelle des phosphates – grâce aux algues – pour la moitié du prix. C’est un exemple mais nous disposons de nombreuses solutions, clé en main, pour tous types de régions et de cultures.

Du caféier à la tasse, nous ne consommons que 0,2 % de la biomasse de la plante.

Comparée au Maroc, ou à la Chine, la Belgique est-elle très en retard ?

C’est l’Europe en général qui est très en retard. Nous sommes trop conservateurs en la matière. Nous avons aussi tout normalisé et trop formaté les prises de décisions. Finalement, il est plus facile pour les décideurs de faire passer une loi qui ne sert à rien plutôt que de changer les mentalités pour améliorer la société.

Vous êtes contre les interdictions mais vous militez pour les  » incitants  » en faveur de l’environnement en visant un changement des mentalités. Comment faire ?

Beaucoup peut déjà être fait dans l’enseignement. En Chine, les fables (traduites en 34 langues) que j’ai écrites pour sensibiliser les enfants au développement durable sont enseignées dans 750 000 écoles maternelles. En Europe, rien. Pire : à l’université, on apprend aux ingénieurs comment fabriquer plus vite et avec le moins de gens possible mais pas à fabriquer mieux. On leur apprend entre autres comment biodégrader du plastique dans la terre mais pas dans la mer, alors que ce n’est que l’étude d’une molécule. Plus fondamentalement, on leur enseigne comment assembler des choses mais pas comment séparer ce qu’on a joint. Si nous le faisions, nous pourrions récupérer énormément de matières qui pourraient à leur tour produire bien d’autres choses.

Faut-il arrêter de manger de la viande pour sauver la planète ?

Je ne suis pas contre le fait d’en manger mais alors de la très bonne, ce qui n’existe quasiment plus. Il y a cinquante ans, une poule atteignait les 900 grammes en trois mois alors qu’aujourd’hui, après 32 jours, elle pèse 2,4 kilos ; pour ça, on l’engraisse, on la bourre d’hormones pour pouvoir la vendre plus vite, en produire plus et toujours à plus bas prix. Et cela vaut pour la viande en général. Résultat, les gens sont malades et mal nourris. Et le  » bio  » ne sauve pas la situation, puisqu’il interdit seulement l’adjonction de certains pesticides. Il ne change rien sur les qualités nutritionnelles d’un produit. Prenons la pomme : aujourd’hui, elle ne contient plus que 5 % de la vitamine C d’une pomme cultivée il y a cinquante ans. Mais en ce qui concerne la viande, soyons clairs, même en traitant mieux les animaux, il n’y en aura jamais assez pour tout le monde.

A son échelle, que peut faire un consommateur pour participer à une économie bleue ?

Déjà refuser les emballages et les plastiques : vous diminuez l’impact sur l’environnement et vous obligez les producteurs à travailler  » sur le frais « . Par conséquent, ils ne peuvent plus mettre autant de produits chimiques. Un aliment emballé sous vide a déjà perdu les trois quarts de ses nutriments. La seconde chose est de  » produire  » soi-même, comme Montréal, une ville qui arrive à produire 6 % de ses fruits et légumes.

Quel est votre avis sur le glyphosate ?

Nous savons que le glyphosate est un poison. Des alternatives existent pourtant, notamment grâce à l’acide perlagonique que nous retrouvons dans les chardons des 20 millions d’hectares de champs du pourtour méditerranéen. Je suis président d’une entreprise qui fabrique cette alternative. Mais alors que l’UE vient de donner un nouveau blanc-seing au glyphosate, pour cinq ans, sur tout le territoire européen, je dois introduire une demande d’homologation, ce qui me prend cinq ans par pays. Financièrement, ce n’est pas tenable. On avance donc très lentement.

Bio express

1956 : Naissance à Anvers.

1979 : Diplômé en économie (université de Loyola, à Anvers).

1982 : Diplômé de l’Insead.

1991-1993 : CEO d’Ecover.

1994 : Crée la fondation Zeri.

Depuis 2009 : A soutenu plus de 200 initiatives d’économie bleue en mobilisant quatre milliards d’euros.

2018 : Après avoir écrit une vingtaine de livres, il publie Soyons aussi intelligents que la nature.

2019 : Après L’Economie bleue 2.0, il publie L’Economie bleue 3.0 (éd. de l’Observatoire).

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