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Grèves : le lion des Flandres, le coq wallon et le chien de Pavlov

Nicolas De Decker
Nicolas De Decker Journaliste au Vif

La Flandre qui travaille tandis que la Wallonie débraie. Et si la réalité était un brin plus complexe que ce qu’en dit ce cliché bien belge ?

Chacun, en Belgique, connaît le chien de Pavlov.

Car chacun doit au cobaye le plus célèbre de l’histoire des sciences une imparable théorie, dite behavioriste, censée expliquer chacun de nos comportements par un concept : le conditionnement.

Chacun sait comment Ivan Pavlov a conditionné son chien : avec des boulettes de viande et une cloche. Lorsque Pavlov donne une boulette de viande à son chien, il fait sonner une cloche. Le chien de Pavlov salive parce qu’il sent la viande tandis qu’il entend la cloche. Puis Pavlov fait sonner une cloche sans donner de boulette de viande à son chien. Le chien de Pavlov salive quand même, parce qu’il croit qu’avec le son de la cloche viendra le goût de la boulette. Le chien de Pavlov est conditionné. Le stimulus, c’est la cloche. La réponse, c’est la salive.

Et chacun pense, en Belgique, que le behaviorisme s’applique aux mouvements sociaux. Que quand le Wallon entend sonner la cloche de l’austérité aveugle et inhumaine, il salive parce qu’il croit sentir le gras grésil de la saucisse de viande sur le brasero. Que le Flamand salive lorsqu’il croit sentir le même rissolage rieur, mais parce qu’il entend là sonner la cloche de la réforme nécessaire et ambitieuse.

Ainsi chacun pense, en Belgique, que Flamands et Wallons sont conditionnés. Que la grève ou le travail sont dans leur culture à chacun. Et donc qu’un même stimulus, par exemple des mesures d’économies dans les prisons ou sur le chemin de fer, entraîne deux réponses différentes, par exemple une grève au finish au sud et rien au nord.

Là-dessus, chacun a un peu raison : chacun, dans les tensions qui agitent la Belgique, a en effet salivé à sa manière. Incontestablement les trains ont roulé davantage en Flandre qu’en Wallonie ces derniers jours. Incontestablement les prisons du sud ont moins bien fonctionné que celles du nord ces dernières semaines. Incontestablement les manifestants nationaux du 24 mai dernier parlaient proportionnellement plus français que néerlandais. Incontestablement, les magistrats et les avocats francophones ont moins travaillé que leurs homologues néerlandophones.

Incontestablement, c’est un argument pour ceux qui ont de la physiologie sociale une vision pavlovienne.

Mais chacun se trompe un peu aussi, parce que le stimulus n’est le même qu’en apparence. Et parce que les réponses ne diffèrent qu’en surface.

Chacun se trompe un peu, d’abord, parce que celui qui envoie le stimulus n’est pas le même. Car aujourd’hui, en Belgique, un même gouvernement regroupe des partis dont l’assise, donc la légitimité, et donc la capacité d’agir, sont très différentes sur leur territoire.

Depuis l’instauration du suffrage universel plural en 1893, la coalition des partis chrétien, libéral et nationaliste a toujours très largement disposé d’une majorité en Flandre. Presque même une unanimité : les socialistes, qui furent jusqu’aux années quatre-vingt leurs seuls concurrents, n’y ont dépassé les 30 % qu’une seule fois, en…1925 (30,27 %, niveau approché avec 29,72% en 1961, juste après, tiens tiens !, la « grève du siècle »). Depuis le même moment, le parti libéral et ses héritiers n’ont également dépassé le même seuil qu’une seule fois en Wallonie, en 2007 (31,12 %, juste après, tiens tiens !, les « affaires de Charleroi »). La coalition suédoise d’aujourd’hui rassemble ainsi des forces ultramajoritaires (65 sièges sur 87 à la Chambre) dans toutes les dimensions de la Flandre éternelle et fort minoritaires (25 sièges sur 63) dans chaque aspect de la Belgique francophone de toujours. Ces deux mondes sont médiatiquement et sociologiquement imperméables. Le ministre fédéral flamand qui s’adresse à sa population se pense ainsi soutenu par 70 % environ de sa Flandre éternelle. Y compris dans le monde du travail, avec lequel le CD&V conserve une connexion, et parce que « je ne voudrais pas devoir payer une tournée à tous les syndicalistes qui ont voté N-VA », comme dit le sociologue émérite de la VUB, Mark Elchardus, près de ses sous pour le coup. Le ministre fédéral réformateur qui s’adresse à sa population se sait, lui, au mieux ignoré, au pire détesté, par 70 % environ de sa Belgique francophone de toujours. Et surtout par le monde syndical. Le tout vous pose une prestance politique. Et donne des saveurs très diverses à vos boulettes de viande.

Chacun se trompe un peu, ensuite, parce que celui qui reçoit le stimulus n’est pas si différent non plus. Car la grande et la petite histoire de la Flandre éternelle autant que celle de la Wallonie de toujours ont conditionné le Flamand comme le Wallon à bien plutôt grogner qu’à docilement saliver. La réalité et les fictions des Jan Breydel et des Thyl Ulenspiegel n’ont rien d’histoires d’échines courbées. Les grandes cités flandriennes et flamandes du Moyen Age, Gand, Bruges, Anvers, Louvain, Bruxelles, toutes les autres, encrent leur identité d’une tradition populaire et démocratique d’insubordination. Contre le pouvoir féodal, contre l’autorité politique, contre la bourgeoisie émergente et contre l’aristocratie déclinante. Pendant ces siècles de rébellion flamande, la verte Wallonie faisait grand commerce de ses armes fiables et de ses opiniâtres mercenaires, mis au service de tous les puissants de l’Europe du temps.

Le syndicalisme belge lui-même a la Flandre pour berceau aussi bien que pour terre d’élection : les premiers syndicats ouvriers de Belgique, ceux du textile et des typographes, naissent à Gand et Bruxelles dès la moitié du XIXe siècle. La grande grève de 1936, celle qui a contraint un gouvernement tripartite à concéder aux travailleurs leur première semaine de congés payés, est partie des docks anversois. Bref, « le syndicalisme belge est un phénomène flamand », écrivait même le grand spécialiste des mouvements ouvriers, Jean Neuville, pas moins tôt qu’en 1959. La majorité des syndicalistes belges étaient alors déjà flamands. « Contrairement à ce qu’on a pu croire, ceci ne date pas de l’après-guerre, mais était déjà le cas avant-guerre. De même, et toujours contrairement à ce qu’on a pu affirmer souvent, la FGTB elle-même a plus de membres flamands que de membres wallons. Ceci […] était déjà vrai en 1930 », précisait-il encore. Avec une remarquable permanence c’est aujourd’hui encore dans les provinces de Flandre occidentale et d’Anvers que l’on retrouve le plus grand nombre de syndicalistes. C’était d’autant plus vrai que plus d’un demi-siècle avant Jean Neuville, Emile Vandervelde et Jules Destrée destinaient la Flandre au socialisme. « Dans toute la partie flamande où nous avons encore peu d’influence, les démocrates-chrétiens vont jouer ainsi le rôle d’éveilleurs : ils disent aux paysans flamands, qui les écoutent, les vérités qu’ils n’écouteraient pas sortant de nos bouches, et ces premières clartés jetées, la réflexion et l’intérêt économique feront vite le reste », écrivaient-ils en 1898 dans Le Socialisme en Belgique.

Les deux prophètes se sont néanmoins un peu trompés. La première révolution industrielle, celle du charbon et de l’acier, n’était arrivée qu’en Wallonie, sans prévenir personne, et surtout pas l’Eglise catholique, complètement prise de court. Le socialisme, parti d’une table rase, allait y prospérer. Mais Destrée et Vandervelde ne feraient jamais la jonction, ni avec le mouvement flamand, ni avec le monde catholique. Leur mouvement y serait minoritaire. Car ni la Flandre ni l’Eglise n’allaient rater ni la deuxième industrialisation, celle de l’automobile, ni la tertiarisation de l’économie, celle des services. En conséquence, l’économie belge serait toujours plus flamande ; le syndicalisme wallon serait socialiste, anticlérical, vindicatif et ouvriériste ; et le syndicalisme flamand serait catholique, concessionnaire et interclassiste. A la SNCB comme ailleurs cohabitent ces composantes syndicales dissymétriques. Elles s’affrontent parfois, comme ces derniers jours, sur un fond de frustration wallonne par rapport à une domination flamande alléguée. Dans les prisons comme sur le rail, cette frustration ne repose pas sur un fantasme. En témoignent l’état des pénitenciers wallons et la clé 60-40 d’investissements ferroviaires.

Chacun se trompe un peu, enfin, parce que le stimulus, au final, n’est donc pas vraiment le même non plus.

Pour résumer grossièrement : une coalition moins légitime au sud qu’au nord titille des organisations et des secteurs plus puissants au sud qu’au nord.

Résumons grossièrement encore : le secteur public est proportionnellement plus important en Wallonie qu’en Flandre, et le gouvernement fédéral lui impose proportionnellement plus d’efforts qu’au secteur privé.

Résumons grossièrement toujours : les prisons, les palais de justice et le chemin de fer sont plus dégradés au sud qu’au nord, et le gouvernement fédéral exige des économies qui dégraderont moins les prisons, les palais de justice, et le chemin de fer du nord que du sud.

Résumons grossièrement encore et toujours : il y a proportionnellement plus de fraude fiscale en Flandre qu’en Wallonie, et le gouvernement fédéral s’en occupe moins. Mais il y a proportionnellement moins de fraude sociale en Flandre qu’en Wallonie, et le gouvernement fédéral s’en occupe plus.

Résumons enfin, encore plus grossièrement : tandis que le coq wallon salive, le lion flamand mastique sa boulette de viande. Tous les deux le font depuis longtemps, en Belgique. C’est à croire qu’on les y a conditionnés.

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