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Francorchamps, un circuit qui ne tourne plus rond

Mélanie Geelkens
Mélanie Geelkens Journaliste, responsable éditoriale du Vif.be

Trois directeurs, un parachute doré, un préavis de grève, un audit psycho-social, un conseil d’administration toujours pas renouvelé… Que de chamboulements en à peine un an ! Derrière la prestigieuse façade du circuit de Spa-Francorchamps, la réalité a souvent été peu reluisante.

Lamborghini, McLaren, Ferrari, Porsche… Les pare-chocs rutilants s’alignent près du rond-point de la Source, ce mercredi 22 juillet. Le coup d’envoi de la parade des 24 Heures de Spa 2015 aurait dû être donné depuis vingt minutes. Mais un barrage CSC-SLFP-CGSLB retarde le départ. « La plus belle piste du monde, le pire management », distribuent des permanents aux pilotes. Cette improbable rencontre entre syndicats et bolides ne changera finalement pas le cours de la course. Mais bien celle du circuit.

Avec ce préavis de grève, le huis clos qui se jouait dans l’antre de la F1 se décloisonne. Cela faisait longtemps que Francorchamps ne tournait plus rond. Au moins depuis 2012. Voire même depuis 2004. Cette année-là, la Région wallonne crée deux entités pour gérer le site automobile : une intercommunale, chargée de l’entretien, et une société commerciale, garante de la location et de l’occupation des lieux. Un couple qui se révèlera mal assorti, réciproquement jaloux, financièrement bagarreur. « Chacune des deux structures voulait exister par elle-même », raconte Jean-Marie Happart, alors président de l’intercommunale.

Alors, le 1er janvier 2012, le gouvernement les fusionne au sein d’une seule société anonyme de droit public. Le Fourronais se voyait déjà à sa présidence. Après tout, selon la clé D’Hondt, le PS a droit à 5 sièges, bien plus que le MR (3), le CDH (2) ou Ecolo (2). Les humanistes refusent, gagnent le bras de fer politique et placent le vicomte Etienne Davignon puis, par la suite, François Cornélis, ex-numéro 2 de Total. En guise de service rendu au parti, Jean-Marie Happart est nommé administrateur aux « fonctions spéciales » chargé des relations publiques et de la valorisation économique. Un poste rémunéré 500 euros par mois là où les autres mandats sont exercés gratuitement.

Sous le tarmac, la haine

La direction générale est confiée à Pierre-Alain Thibaut, qui occupait la même fonction au sein la société commerciale. Entre lui et le socialiste, le courant n’est jamais passé. Vraiment jamais. « Quand il a été nommé, j’ai été le voir dans son bureau, se souvient Jean-Marie Happart. Il a regardé par la fenêtre et a fait un geste de la main. « Tout ça, c’est moi qui le dirige, maintenant ». J’ai répondu : « On verra ! »

Entre les employés et les ouvriers, restés fidèles à leurs anciens patrons respectifs, l’animosité a déteint, ravivée par plusieurs licenciements contestés. La fusion avait engendré des soucis de commissions paritaires, de règlement de travail et de statut du personnel, qui prendront des dimensions disproportionnées. « La situation était devenue explosive », relate Fabio Pasqualino, permanent CGSP Admi.

« L’ambiance en interne était délétère, soupire Christine Bouché, secrétaire permanente CSC services publics pour la Région wallonne. On accusait les gens de ceci, de cela. La méfiance entre les travailleurs était insupportable. » Les uns épient les autres, allant parfois jusqu’à prendre des photos censées prouver un comportement inapproprié. D’autres ne s’adressent tout simplement plus la parole. La haine s’immisce au sein de cette équipe d’une trentaine de personnes. « Tout le monde croit que Spa-Francorchamps, c’est magique. Ah, c’est vrai, la façade est belle. Mais à l’intérieur, les fondations sont pourries ! », raille un travailleur.

Ces conflits personnels « dépassant l’entendement » (dixit Thierry de Bournonville, administrateur MR et bourgmestre de Stavelot) plombent aussi le management. Les relations ne sont guère cordiales entre le directeur général Pierre-Alain Thibaut et ses deux adjoints, les directeurs juridique et technique (tous deux démissionnaires aujourd’hui). « Appelons un chat un chat : ils voulaient prendre ma place, assure-t-il. Ils ont utilisé les problèmes sociaux pour y parvenir, avec la bénédiction voire l’encouragement d’administrateurs. » Suivez son regard.

Pierre-Alain Thibaut répond aux critiques par la comptabilité. Sous sa houlette, le chiffre d’affaires est passé de 6,7 millions en 2011 à 9,3 millions en 2015. Les pertes cumulées ont fondu, de 16,6 à 11,3 millions sur la même période. Le circuit ne peut toutefois toujours pas se débrancher de son Baxter wallon (3,9 millions de subsides en 2015), qui alimente les frais de fonctionnement et le remboursement d’un emprunt. « Pierre-Alain Thibaut a amené des choses au niveau de la gestion et de la rigueur, reconnaît le député MR Pierre-Yves Jeholet, qui suit le dossier au parlement wallon. Mais côté ressources humaines, ça n’allait pas du tout ! »

Torts partagés

Le préavis de grève de l’été 2015 entraîne la réalisation d’un audit psycho-social. Tout le monde en prend pour son grade. Les syndicats sont accusés de mettre de l’huile sur le feu. Il est recommandé de mettre fin à la nomination d’administrateurs à fonctions spéciales. Certaines tâches sont retirées des compétences des directeurs. La responsabilité de Pierre-Alain Thibaut est minimisée. « Les résultats ont montré que 75 % du personnel était avec moi ! » Malgré tout et même s’il s’en défend, plusieurs sources affirment qu’on lui a indiqué la sortie. « Poussé ou pas, la situation n’était de toute façon pas facile à vivre pour lui non plus », confie un proche du dossier.

Le directeur n’est pas parti les poches vides lorsqu’il a démissionné le 31 décembre 2015 : le montant de près de 350 000 euros a fuité, une indemnité qui correspondrait à deux ans de salaire. L’intéressé ne confirme pas. « J’ai reçu ce qui était prévu dans mon contrat. » Un parachute doré en guise d’au revoir. « C’était absolument indécent et inacceptable ! » fulmine Pierre-Yves Jeholet.

Jean-François Théâtre, manager de crise intérimaire, a assuré la transition durant trois mois. Son style franc et conciliateur a apaisé. Nathalie Maillet, la nouvelle directrice générale entrée en fonction le 1er juillet dernier, veut désormais faire table rase. « C’est du passé ! On passe à autre chose. L’audit psycho-social fut une excellente chose. Les gens ici avaient besoin de retrouver de l’envie, ils ont retrouvé le goût d’une vraie équipe. »

Un salaire contesté

Cette cheffe d’entreprise française, qui a fondé un cabinet d’architecture luxembourgeois et pilote de Nascar à ses heures, a fait bonne impression. Tant du côté du personnel (« elle a l’air honnête et donne l’impression qu’on peut avoir confiance en elle ») que des administrateurs (« elle a beaucoup de caractère, est intelligente, dit ce qu’elle pense et va bousculer les choses ! »)

Son salaire, en revanche, est moins bien passé. Des indiscrétions ont évoqué 22 000 euros brut par mois. « La réalité est bien en-dessous des chiffres cités ! » certifie l’intéressée. Le cabinet Marcourt, qui a la tutelle du circuit, assure que les règles publiques sont respectées et que le plafond de 250 000 euros n’est pas dépassé. Mais ne livre aucun chiffre. D’autres rumeurs évoquent une fiche de paie de 8 000 euros net par mois. Le montant a en tout cas fait débat au sein du conseil d’administration, où deux membres se sont abstenus, estimant que les émoluments étaient disproportionnés par rapport à la mission et que d’autres dirigeants publics gagnent moins alors qu’ils ont bien plus de 30 personnes à diriger. « On ne pouvait tout de même pas lui donner beaucoup moins que ce qu’elle avait auparavant », lance Jean-Marie Happart. « Ici, l’employée a été meilleure négociatrice que l’employeur. Ce qui est finalement de bon augure, cela veut dire qu’elle saura aussi convaincre les clients ! » sourit l’administrateur libéral André Denis, l’un des abstentionnistes.

Un cas Happart

Nathalie Maillet déborde de projets. Faire revenir les femmes et les enfants au circuit, développer la transversalité numérique, favoriser le développement touristique, booster le chiffre d’affaires, lancer de nouveaux investissements voire de nouvelles infrastructures autour de la piste… « Cet outil de travail a 1 000 chevaux, mais seuls 150 sont exploités aujourd’hui ! D’ici quatre ans, je souhaite être à la pointe et devenir le circuit phare que tout le monde viendra voir. » Parviendra-t-elle à les concrétiser ou sera-t-elle bridée par le contexte financier, voire par son conseil d’administration, comme son prédécesseur Pierre-Alain Thibaut clame l’avoir été ? « Avec des administrateurs privés, non tenus par des intérêts politiques, le circuit se développerait beaucoup plus vite », plaide-t-il. Mais qui paie décide. Et la Région a beaucoup payé.

Le conseil d’administration restera donc public. Mais quels en seront les membres ? Ils auraient dû être renouvelés depuis mai 2015. Ils ne le sont toujours pas. Le problème ne serait pas spécifique au circuit ; d’autres organes publics sont eux toujours en attente d’un grand marchandage politique. Si ce n’est qu’à Francorchamps, il faudra également trancher la question Happart. Celui-ci se verrait bien rempiler. Mais pas sans ses fonctions spéciales. Or ce statut à part serait de plus en plus mal vu. « Je pense que ma fin est proche », confie-t-il, énigmatique. Epilogue d’une année décidément mouvementée ?

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