© Julien Kremer

Foot et journalistes, les relations incestueuses

Depuis huit mois, le Footbelgate met en lumière un système qui touche l’ensemble du football belge, y compris les journalistes sportifs. Parmi eux, une minorité ne semble pas voir l’intérêt de révéler certaines zones d’ombre. Enquête sur un mutisme autant subi que choisi, entre petits arrangements et liaisons dangereuses.

Blanchiment, rétrocommissions et matches truqués. Le 10 octobre 2018, la planète du football belge tremble d’un séisme sans précédent. Le Footbelgate éclate et l’opération  » Mains propres  » éclabousse. Dix-neuf personnes inculpées, dont neuf placées sous mandat d’arrêt. Si les deux agents, Mogi Bayat et Dejan Veljkovic, font office d’acteurs principaux, trois journalistes jouent les figurants. Travaillant pour des quotidiens flamands, deux pour Het Laatste Nieuws ( HLN) et un pour Het Nieuwsblad ( HNB), ils sont entendus par le parquet de Tongres, soupçonnés de participation à une organisation criminelle et de corruption privée. Ils sont épinglés entre autres pour des coups de fils échangés avec Veljkovic, qui leur demande notamment de mieux noter l’arbitre Bart Vertenten, également privé de liberté. Après de longues heures de détention, ils sont relâchés. Dans la foulée, le  » chef football  » d’ HLN se retrouve au placard, mis à l’écart par son journal, plus gros tirage du pays. Pas inquiété par la justice, l’homme, qui entretient des relations étroites avec Dejan Veljkovic, est suspendu de ses fonctions du 19 octobre au 1er décembre. Une suspension qui met en lumière certaines pratiques et l’ampleur du malaise. Tous les protagonistes du milieu sont touchés, y compris ceux censés le couvrir, au sens journalistique du terme de l’analyser, de le décrypter, et non de le protéger.

Vendre le produit

Un vendredi matin de mai dernier, Stephan Keygnaert décroche son téléphone.  » Non, je ne réponds pas « , lance-t-il, direct. Le patron de la rubrique foot du Laatste Nieuws paraît pressé. Selon ses termes, il n’a pas été  » suspendu « , mais il renvoie vers son employeur pour vérification.  » Nous n’avons rien à ajouter aux communications sur ce sujet « , rétorque, par mail, la rédaction en chef d’ HLN. Le quotidien joue la montre, attendant les conclusions de l’enquête, et se contente de quelques lignes, perdues dans les pages de son journal du 12 octobre 2018. Het Nieuwsblad choisit plutôt de défendre son journaliste, coupable d’avoir fait son travail, c’est-à-dire élargir son réseau à l’ensemble des acteurs du domaine, quels qu’ils soient, à l’heure où la course à l’information est devenue folle et l’exclusivité un impératif de survie.

Le journaliste sportif est bloqué car face à un monde qui ne veut pas communiquer.

Quand les têtes tombent, le 10 octobre, les messages pleuvent. Les sentiments sont multiples, partagés entre incompréhension et colère. Surtout, l’un d’entre eux, envoyé par un jeune confrère à un collègue, retient l’attention :  » Cela va donner une mauvaise image du football belge.  » Un réflexe d’autodéfense pour le moins surprenant.  » Ce qui me révolte, c’est que la presse belge fait comme si elle découvrait un système qui a toujours été là. On aurait pu creuser depuis quelques années « , regrette Jesse de Preter, président de la toute fraîche Fédération des agents (BFFA). Sur un plateau télé couvrant les rencontres de Pro League, on ose à peine mentionner le sujet.  » J’ai voulu faire de l’humour par rapport à des dossiers chauds, mais on m’a demandé d’arrêter parce qu’on est client de la ligue « , souffle un chroniqueur, préférant l’anonymat, mais qui ne se voit pas nécessairement porter  » la casquette de journaliste « .  » Je ne vais pas commencer à tailler qui que ce soit, parce qu’il y a un produit foot et je vais plutôt chercher à l’embellir. Mais le produit qu’on nous vend est très problématique et personne ne le dénonce. Finalement, on est juste là pour faire le show.  »

Une fois le  » produit  » acheté, le show doit continuer. Ce type de partenariat n’a rien d’anormal, mais il soulève des questions de confusion entre publicité et journalisme, si ce n’est d’indépendance. En mars 2012, le Conseil de déontologie journalistique, dont le pouvoir se limite à des rappels à l’ordre, juge fondée une plainte à l’encontre de Standard Magazine sur le motif de ces mêmes interrogations. Le titre, financé par Sudpresse (SP), validé par le Standard de Liège, destiné aux supporters  » rouches  » et dédié en partie au publireportage, se proclame  » magazine officiel  » du club liégeois. Le site du Groupe Rossel, qui lie les éditions du Soir et de SP, renseigne un rédacteur en chef qui ne travaille plus pour ce magazine mais qui suit le Standard au quotidien. S’il dit avoir contribué à des numéros, alors qu’il ne couvrait  » pas encore  » l’entité de Sclessin, Didier Schyns dit n’avoir jamais occupé de telles fonctions :  » C’est un accord commercial, pas rédactionnel. Et cet accord commercial n’influe pas sur mon travail. Il suffit de nous lire pour voir qu’on ne ménage pas spécialement le Standard.  » En tout cas, seuls des indépendants, payés par le marketing de SP, contribuent désormais à Standard Magazine.

Foot et journalistes, les relations incestueuses
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Travailler sur commande

 » Le journaliste politique est servi par les intérêts que les uns ont contre les autres. Le journaliste sportif, lui, est bloqué parce qu’il est face à un monde fermé qui ne veut pas communiquer et qui n’a pas intérêt à le faire. Les attachés de presse ont parfaitement compris le phénomène et en usent, en distillant infos et interviews au compte-gouttes, jusqu’à les utiliser comme moyen de pression « , résume Frédéric Larsimont, chef foot du Soir, rompu aux codes de la presse écrite et sportive depuis près de trois décennies.  » Pour les journalistes qui couvrent un club, qui le suivent généralement pour un journal qui fait du clientélisme, le risque est de perdre certains réflexes… Donc, de passer à l’abreuvoir.  » Quitte à travailler sur  » commande « , puisque c’est souvent le terme utilisé, dans un esprit critique limité, pour quasiment relayer la communication officielle des agents ou des clubs.  » On a une relation de win-win. Le dirigeant du club me demande de ne pas sortir une info pour ne pas faire capoter le transfert et j’ai l’exclusivité une fois que c’est signé « , détaille l’un de ces watchers – leur surnom en Flandre -, freelance au service d’un unique quotidien, témoignant ouvertement avant de se rétracter.  » Chaque matin, je pars d’une page blanche, que je dois remplir pour le lendemain. Je ne vais pas commencer à faire une enquête de fond sur le club que je suis. Moi, mon boulot, c’est de sortir une actu, tous les jours.  »

Entre l’interview d’un  » petit  » pour obtenir celle d’un  » gros « , technique répandue dans le monde culturel, et les articles dithyrambiques afin de s’attirer les faveurs des proches d’un joueur, donc ses primeurs, les méthodes divergent. A l’inverse, un journaliste sportif qui a le malheur de révéler des zones d’ombre s’expose d’emblée à des boycotts. En 2008, le Standard champion visite Yves Leterme dans ses bureaux bruxellois de Premier ministre. Le JT de la RTBF en profite pour réaliser un reportage sur le visage de la victoire, Luciano D’Onofrio, casseroles comprises. Le  » Don  » n’apprécie guère et interdit toute interview du club au micro de la RTBF, pendant dix-huit mois.  » Il y avait quelque chose de paradoxal : on avait acheté un contrat et un des clubs phares de ce contrat nous refusait l’accès. Avec Anderlecht, le Standard était notre club de référence. C’était vraiment schizophrénique « , rembobine Michel Lecomte, évoquant l’affaire  » la plus compliquée  » de son mandat à la tête du service des sports, entamé en 2003. Seize ans plus tard, l’hebdomadaire Sport/Foot Magazine traverse une situation similaire, à cause d’une enquête peu au goût du directoire rouche, quelques mois après avoir coopéré dans la réalisation d’un hors-série en l’honneur du 120e anniversaire du matricule 16. Vexé, le Standard rappelle qu’une collaboration se doit d’aller  » dans les deux sens « , avant de sortir l’argument classique :  » l’acharnement « .

Pour avoir de vraies infos, il faut être au coeur de la matrice.

Sinon, il reste les bons vieux coups de pression. En juillet 2017, le Sporting de Charleroi se rend aux Pays-Bas pour un stage de présaison. Dans le lobby de l’hôtel carolo, l’auteur d’un article erroné sur les Zèbres se fait recadrer pour l’exemple, devant ses confrères, par Mehdi Bayat, administrateur-délégué du Sporting et membre actif de l’Union belge (UB). Un moyen répété de marquer son territoire que son grand frère, Mogi, cherche à étendre sur les réseaux. Ses tweets incendiaires, dirigés à l’encontre de journalistes ou de consultants, sont d’ailleurs repris par plusieurs sites de quotidiens. Le Franco-Iranien va même jusqu’à créer un groupe WhatsApp avec les deux suiveurs attitrés du RSC Anderlecht pour La Dernière Heure (DH), dans le but de les invectiver et de tourner en ridicule leurs  » scoops mondiaux « .

Créer le marché

Dans l’entourage de l’aîné de la fratrie Bayat, libéré sous conditions le 27 novembre moyennant une caution de 150 000 euros et interdit en théorie de s’adresser à la presse, on l’assure :  » il ne le fera plus « . Fini d’aboyer et de tuyauter par intérêt.  » Il n’est pas le seul. D’autres agents mettent la pression. Si nous n’allons pas dans leur sens, ils menacent de donner leurs informations à des concurrents. Quand vous entendez ça, ça vous démotive à creuser, c’est clair « , regrette Yves Taildeman, l’un des deux suiveurs moqués.  » Nous, on vit des infos quotidiennes et souvent, ce sont les agents qui les fournissent. Ce n’est pas un secret : on a besoin d’eux. C’est triste à dire mais parfois, on est vraiment manipulés.  »

En quelques années, les agents ont grimpé les échelons à une vitesse suffisante pour inverser les rapports de force. Là où les infos transferts excitent les clics, ils représentent la source  » numéro un « . Ils peuvent faciliter l’accès aux coulisses et organiser plus rapidement les interviews de leurs poulains. Il faut alors entretenir des relations privilégiées et des liens de connivence. Selon plusieurs interlocuteurs, les médias ont, de leur côté, la vertu de  » gonfler  » un joueur, de le  » mettre en avant « , de faire monter les enchères et de  » créer le marché « . L’été dernier, le mercato bat son plein quand le manager d’un ex-Diable Rouge tente d’activer les convoitises. Par sms, il demande à un journaliste d’écrire un  » petit article  » sur l’un de ses protégés ; en échange, il lui promet de  » beaux cadeaux « . Décrit comme un  » homme politique  » et un  » beau parleur « , Dejan Veljkovic est capable d’offrir des iPhone ou les clés de ses résidences secondaires pour que les journalistes amadoués rejoignent le  » club  » de ses collaborateurs.

A sa tête figure sans nul doute Stephan Keygnaert. Le modus operandi du monsieur football du Laatste Nieuws est simple : inviter un coach de renom au restaurant et lui détailler le menu. Soit il donne des infos et des interviews exclusives, auquel cas il sera ménagé dans les colonnes du journal voire encensé ; soit il refuse et subira de lourdes critiques. Marc Wilmots a choisi la seconde option : il est  » tué  » dès sa prise de fonction à la tête de l’équipe nationale, en 2012. Michel Preud’homme, trop occupé à  » planifier la saison prochaine ainsi que les transferts  » du Standard pour répondre à nos sollicitations, mais conscient de l’importance de ne pas se mettre à dos les plumes influentes du pays, écoute le discours et resserre les liens lors de son atterrissage forcé à Bruges, en provenance d’Arabie saoudite, mi-septembre 2013. Six ans plus tard, les Rouches s’inclinent lourdement à Séville (5-1) et Stephan Keygnaert titre sa chronique rituelle :  » Bande de mauviettes, est-ce que vous méritez un entraîneur comme Preud’homme ?  »

Le 1er décembre, pour son come-back officiel suite à sa mise à l’écart d’un mois et demi, HLN publie un entretien entre les deux hommes, avec une première question portée sur la barbe de l’entraîneur liégeois.  » C’est une sorte de caste qui se défend et qui se renvoie l’ascenseur « , tranche l’un de ses homologues.  » On ne se rend pas compte du pouvoir des journalistes. Il y en a qui bandent là-dessus « , abonde un ancien dirigeant, rodé à l’exercice médiatique.  » Keygnaert, c’est celui qui en a le plus, et tout le monde a peur de lui. Il est reçu partout comme un prince, ce qui est toujours agréable.  » En réintégrant sa plume vedette, le plus gros tirage de Belgique, qui décerne annuellement le Soulier d’or, trophée récompensant le meilleur élément du championnat, approuve dès lors un système peu éthique, mais dont il constitue l’un des rouages.

Foot et journalistes, les relations incestueuses
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Mélanger les genres

Parce que, pour peser dans le jeu, il faut jeter les dés. Stephan Keygnaert l’a compris. Début 2017, il apprend que l’entraîneur Besnik Hasi, conseillé par Dejan Veljkovic, intéresse le KV Courtrai. A l’époque, Sport/Foot Magazine signale, sans le citer, que l’éditorialiste appuie la candidature de l’Albanais auprès du président courtraisien, Joseph Allijns. Celui-ci parle d’un seul message, tandis que son manager général, Matthias Leterme, fils d’Yves, sort la carte de l’empathie :  » Je pouvais comprendre que Keygnaert fasse cela par amitié pour Dejan, il n’a pas fait une faute grave. Il ne nous a pas forcés, ni menacés, même s’il a un peu insisté.  » Le clan courtraisien, qui ne suit pas ses recommandations, l’a quand même mauvaise. Si Keygnaert en profite pour relater l’intérêt du KVK pour Hasi, dans HLN en mars 2017, il se permet au mois d’août suivant d’écrire, au vu des performances poussives des Flandriens, qu’en  » refusant de payer 10 000 euros de plus à Hasi, Courtrai récolte ce qu’il a semé « .

 » Aujourd’hui, le football, c’est le mélange des genres. Pour avoir de vraies infos, il faut être au coeur de la matrice « , explique un novice, qui ne se cache pas de  » rendre service  » à des agents, dans le cadre d’un échange de bons procédés.  » Il faut être le premier et créer l’événement. Et pour ça, quelque part, tu dois un peu vendre ton âme au diable.  » De l’ infotainment, donc, pour quelqu’un qui dit faire du lobbying, même de la  » création « , en tant que  » journartiste « . Le concept rappelle que les allers-retours restent légion dans la profession, où certains travaillent en parallèle pour des clubs, en deviennent les responsables presse ou se reconvertissent en agent.

Thibaut Roland, d’abord actif à la DH et La Libre, franchit le pas en 2013, avant de faire marche arrière.  » L’aspect financier m’attirait, on ne peut pas le nier « , avoue l’actuel animateur des studios ertébéens.  » Mais il y avait quand même une autre raison : connaître l’envers du décor. Il y avait presque une approche sociologique. Je voulais voir de l’autre côté du rideau, accéder à ce monde-là, qui nourrit beaucoup de fantasmes. En tant que journaliste, on l’approche, mais on n’est jamais vraiment dedans.  » Tout dépend des latitudes fixées. Les plateaux et les studios ont vu fleurir des consultants, souvent d’anciens joueurs, venus apporter leur expertise tactique, sans devoir se soustraire aux règles journalistiques.

Seulement, quelques-uns exercent d’autres activités gardées secrètes et qui relèvent clairement du conflit d’intérêts. A la fin de 2018, l’un d’entre eux amène une offre étrangère pour l’une des révélations de la saison.  » Je ne suis pas agent du tout « , balaie l’intéressé, donnant l’impression de prononcer un gros mot.  » Par contre, j’ai déjà été conseiller. C’est-à-dire que des gens me demandent des infos sur tel ou tel joueur, mais je n’ai jamais été manager et on ne m’a jamais rémunéré ni pour l’un, ni pour l’autre.  »

Un chroniqueur télé a eu cette chance. Pour ses renseignements précieux à l’orée d’un transfuge datant de 2016, il aurait reçu 500 euros de la part de l’agent qui finalise le deal. Ce que les acteurs du dossier réfutent en choeur.  » Il faut qu’on évite que certains viennent défendre une thèse, qui ne serait pas celle de l’objectivité, mais qui serait prépondérante dans le service de leurs intérêts « , prévient Michel Lecomte, animateur de la grand-messe du football belge, La Tribune, diffusée sur La Deux.  » A la fin de cette saison, plus que jamais, il faudra qu’on refasse le point sur les activités de chacun. Ce qui se passe aujourd’hui dans le foot nous oblige à faire cette démarche. C’est capital.  »

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