La créance de l'ex-asbl du prince Laurent attise les appétits. © CHRISTOPHE LICOPPE/PHOTO NEWS

Fonds libyens: trois vautours lorgnent la créance du prince Laurent

Un belgo-égyptien inculpé pour trafic d’armes avec la Libye. Un Français condamné pour fraude fiscale. Un Hollandais avide basé à Gibraltar. Depuis deux ans, l’entourage du prince Laurent reçoit d’étranges propositions émanant d’intrigants personnages qui se font fort de récupérer, moyennant de plantureuses commissions, les 50 millions d’euros que la Libye a été condamnée à verser à son asbl GSDT.

Ceci est la version longue de l’article paru dans Le Vif/L’Express du 28 mars 2019.

Par David Leloup et Thierry Denoël

Ces deux dernières années, plusieurs intermédiaires douteux ont proposé à l’entourage du prince Laurent de négocier avec la Libye pour récupérer, moyennant de plantureuses commissions, les quelque 50 millions d’euros que l’Etat libyen doit à Global Sustainable Development Trust (GSDT), l’ASBL du Prince en liquidation. Pour rappel, GSDT avait signé un contrat en 2008 avec la Libye de Kadhafi pour reboiser plusieurs zones côtières. Deux ans plus tard, l’Etat libyen y avait brutalement mis fin parce que le Prince avait refusé de payer un pot-de-vin. Un arrêt du 20 novembre 2014 de la cour d’appel de Bruxelles, devenu définitif car la Libye ne s’est pas pourvue en cassation, avait octroyé 38.479.671 euros de dédommagement à GSDT. Avec les intérêts, ce montant atteint aujourd’hui quelque 50 millions d’euros.

Depuis 2015, les conseillers de Laurent se démènent pour récupérer cette créance. Ils ont d’abord frappé à la porte du gouvernement pour que les Affaires étrangères fassent pression sur la Libye afin qu’elle paie enfin cette dette. Mais rien ne bouge. Parallèlement à cette voie diplomatique, ils ont tenté une autre approche: faire saisir des avoirs libyens gelés par l’ONU en mars 2011. Là aussi, ils se sont heurtés à un mur gouvernemental. Les conseillers du Prince ont alors introduit un recours au Conseil d’Etat.

Corruption endémique

En attendant, ils ont ouvert un troisième front en septembre 2015: la voie judiciaire. Une plainte pénale avec constitution de partie civile, pour blanchiment et abus de confiance, a été déposée par le liquidateur de GSDT entre les mains du juge d’instruction bruxellois Michel Claise. Il y a un an, Le Vif/L’Express avait révélé cette enquête et la saisie par le magistrat des 14 milliards d’euros libyens gelés chez Euroclear Bank. On sait que la banque s’y est opposée en vertu d’une loi de 1999 qui la rendrait insaisissable. Le bras de fer entre la justice et la chambre de compensation internationale est toujours en cours.

Parallèlement à toutes ces actions, les conseillers du Prince ont été approchés à plusieurs reprises par différents « vautours » promettant de solutionner le problème de manière privée, via leurs réseaux propres. Quand on sait que la corruption est endémique en Libye – le pays se classe 170e sur 180 États dans le dernier recensement de Transparency International – on est en droit de se poser des questions sur les moyens qu’auraient utilisés ces vautours pour recouvrer les 50 millions…

Le 5 juillet 2017, depuis Anvers, Claushuis écrit une première fois à l’avocat italien de GSDT.

Qui sont ces curieux intermédiaires? Notre enquête en a identifié trois. Robert Claushuis, un discret Hollandais à la tête d’une société anversoise qui vient de déménager au Luxembourg. Sameh Sobhy, un businessman belgo-égyptien inculpé à Bruxelles pour trafic d’armes avec la Libye. Christophe Bonnafous, un Français en exil à Bruxelles condamné deux fois à de la prison pour fraude fiscale en France et sous le coup d’une instruction en Belgique. Le Vif/L’Express révèle leurs offres de services – toutes refusées – au subliminal parfum de corruption.

Claushuis: le discret de Gibraltar

Robert Claushuis est sans doute le plus insistant, puisqu’il s’est adressé à six reprises par écrit à l’un des avocats de GSDT et lui a passé plusieurs appels téléphoniques depuis Gibraltar, où il résiderait. Claushuis est à la tête d’East-West Debt N.V., une société créée en 1996 à Anvers, experte notamment dans le recouvrement de créances à l’étranger, en particulier les dettes « souveraines » (dettes d’Etats). Rassemblant des avocats spécialisés, d’anciens banquiers et des enquêteurs, East-West Debt, citée par le Wall Street Journal en 2003, concentre principalement ses activités dans des pays « à haut risque politique comme l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan, le Turkménistan, le Venezuela, l’Iran, l’Irak et… la Libye.

Le 5 juillet 2017, Claushuis écrit une première fois à l’avocat italien de GSDT, Me Paolo Iorio, basé à Rome, et non aux avocats belges basés à Bruxelles. Il y a quelques années, alors que l’Italie a été l’un des principaux pays d’accueil du magot des Kadhafi, Me Iorio avait obtenu, pour dédommager GSDT, la saisie de 15 comptes bancaires chez Banca Nazionale del Lavoro-Paribas (BNL) et Banca Ubae ouverts par l’ambassade de Libye à Rome. Il avait également fait saisir des locaux diplomatiques libyens ainsi que des dividendes d’actions de sociétés comme ENI ou Finmeccanica détenues par la Libyan Investment Authority (LIA), le fonds souverain libyen qui pesait 67 milliards de dollars en 2012. Mais la Libye s’est systématiquement opposée à ces saisies. Les procédures sont toujours en cours.

Dans son mail à Iorio, Robert Claushuis vante les trente années d’expérience de ses collaborateurs. Il explique qu’East-West Debt – qui a également des bureaux à La Haye, Cambridge et Gibraltar – ne traite que les dossiers de créance de minimum un million de dollars, essentiellement pour des banques, des multinationales et des compagnies d’assurances. Elle offre une garantie « 100% no cure no pay », c’est-à-dire qu’elle n’est payée que si elle obtient un résultat. Claushuis termine en assurant Iorio de la plus grande confidentialité de sa démarche.

D’étranges coïncidences

Dans son dernier courriel, qui date du 8 janvier dernier, Robert Claushuis s’étonne que la justice italienne n’ait toujours pas pris de décision à propos des saisies effectuées chez BNL et UBAE, une manière habile de rappeler qu’une intervention d’East-West Debt s’avère plus nécessaire que jamais… Il explique avoir lu la presse à propos du scandale des fonds libyens en Belgique. Et il évoque, cette fois, le « client » pour lequel il contacte Iorio, mais sans le nommer. Ce client avancerait les fonds pour financer les recherches et les procédures lancées par East-West Debt. Vu le risque pris, ce mystérieux client exige 50% de la créance récupérée. Soit 25 millions d’euros.

Ce second mail est envoyé à un moment particulier de la procédure judiciaire en Belgique. On sait que GSDT a obtenu définitivement gain de cause dans sa réclamation de dommages et intérêts à la Libye. Mais l’Etat libyen, représenté par Me Sandra Gobert, a introduit en 2017 une requête civile en rétractation. Il s’agit d’une voie de recours extraordinaire visant à demander au juge de « rétracter sa décision en cas d’erreur non imputable et découverte après le prononcé du jugement ». En novembre dernier, la Libye a été déboutée de sa requête. Mais elle a fait appel de ce jugement le 4 janvier 2019. Claushuis envoie son mail à Iorio le 8 janvier. Et son premier mail a été envoyé deux mois et demi après l’introduction de la requête. Coïncidences? Nos questions adressées à Robert Claushuis sont restées lettres mortes.

Deux autres « vautours » se sont manifestés auprès des avocats du Prince: Christophe Bonnafous et Sameh Sobhy. Leur profil est plutôt sulfureux. Curieusement, tous deux sont des clients de Me Pierre Legros, un des avocats du prince Laurent.

Sameh Sobhy et Christophe Bonnafous: deux des
Sameh Sobhy et Christophe Bonnafous: deux des « vautours », par ailleurs clients d’un des avocats du prince Laurent.© DR

Bonnafous: le fiscaliste fraudeur

D’après son profil LinkedIn, Christophe Bonnafous, né en 1956, a notamment étudié l’économie, la finance et la fiscalité à l’université Paris-IX Dauphine. À Lyon, le tribunal de grande instance l’a condamné, en juillet 2018, à un an de prison ferme et 15.000 euros d’amende pour fraude au fisc. À Bruxelles, il a été arrêté deux mois plus tard lors d’une audience au tribunal pour des malversations financières présumées dans l’immobilier. Ces manoeuvres seraient destinées à frauder l’impôt sur les plus-values lors de la vente d’actions, a-t-on appris de source policière. Bonnafous apparaît dans une vingtaine de sociétés belges dont Compagnie du Nord, STP Finance, Carogest, T-Pack, Immo-83, Mazal, Société Méditerranéenne de Participations, qui seraient les clientes de sa « combine » fiscale…

Bonnafous et Me Legros apparaissent nommément dans un document que Le Vif/L’Express a pu consulter. Il s’agit d’une proposition adressée à l’entourage du Prince, rédigée comme suit: « Pierre Legros, avocat près la Cour d’appel de Bruxelles et ancien Bâtonnier, agissant en tant que conseil de l’asbl « Global Sustainable Development Trust » en liquidation et avec l’accord de son liquidateur Maître Alex Tallon, reconnaît devoir à Monsieur Christophe Bonnafous, consultant international, (…) au titre d’honoraires d’intervention pour sa contribution à la bonne fin du litige entre la république de Libye et ladite asbl, (…) une somme égale à 5% des sommes acquittées sur le compte de tiers de Maître Pierre Legros – hors droits d’enregistrement – par la République de Libye (…). »

Cette « convention » a été transmise par Me Legros au Prince et au liquidateur de GSDT, lesquels s’y sont fermement opposés. Ici, Bonnafous ne prend pas vraiment de risque: il ne rachète pas la créance de GSDT, contrairement à East-West Debt, mais « se sert sur la bête » en cas de réussite. Si cette convention avait été signée, le Français aurait pu espérer toucher un maximum de 2,5 millions d’euros. La récupération de créance, Bonnafous connaît bien. Après un passage comme cadre au sein de la banque d’affaires Worms, à Paris, il a récupéré des dettes – notamment pétrolières – en Afrique. De novembre 1993 à février 1994, nous apprend Africa Intelligence, il a même fait équipe avec Mireille Lissouba, la fille du président du Congo-Brazzaville… À l’époque, Bonnafous a notamment monté une société de change et fait du rachat de créances pour la Société nationale d’électricité (SNE) de l’ex-colonie française.

De la Françafrique au Delaware

Ses ennuis judiciaires ne datent pas d’hier. En juin 1996, la cour d’appel de Paris a condamné Christophe Bonnafous pour fraude fiscale à 15 mois de prison et 200.000 francs d’amende (41.500 euros actualisés). Son pourvoi en cassation sera rejeté un an plus tard. Au milieu des années 1980, la trentaine balbutiante, Bonnafous présidait deux associations, Dauphine Services et Paris-IX Promo conseil, qui n’avaient strictement aucun lien avec l’Université Paris-IX rebaptisée ensuite Paris-Dauphine. Ces deux associations avaient officiellement pour objet de « mettre en valeur la formation reçue par les étudiants de l’Université Paris-Dauphine, en leur faisant réaliser pour des entreprises des études et enquêtes devant leur apporter une première approche de la vie des entreprises ainsi qu’une formation pratique », peut-on lire dans l’arrêt de la cour de cassation du 9 octobre 1997.

Il est apparu que le seul ex-étudiant de cette université était Bonnafous lui-même, qui n’a jamais pu démontrer au fisc qu’il avait versé le moindre centime à d’autres étudiants. Par contre ses associations ont encaissé des « sommes importantes dont une partie a été par la suite virée sur les comptes personnels de leur dirigeant », soit Bonnafous. Lequel a été jugé « coupable du délit de soustraction à l’établissement de la TVA, de l’impôt sur les sociétés et de l’impôt sur le revenu ».

Notre homme s’exile alors à Bruxelles. En décembre 1999, deux ans après cette condamnation définitive, Bonnafous crée une discrète société au Delaware: Fidelity Management Enterprises LLC. L’Etat du Delaware est le principal paradis fiscal et havre d’opacité des Etats-Unis. En janvier 2001, cette société offshore crée une autre société au Luxembourg: Cofodipa, dont Bonnafous est l’administrateur-délégué. En janvier 2004, deux administrateurs prête-noms luxembourgeois de Cofodipa démissionnent. Dans la foulée, le bureau d’expertise-comptable local qui gère la société lâche Bonnafous. Qu’ont-ils découvert? Une chose est sûre: un certain Victor de Galard-Terraube a assigné Cofodipa en faillite car celle-ci lui devait de l’argent. Il obtiendra gain de cause.

Sobhy: inculpé pour trafic d’armes

Le troisième « vautour » qui plane au-dessus du « magot » libyen de GSDT a, lui aussi, un pédigrée impressionnant. Sameh Sobhy, homme d’affaires belgo-égyptien de 60 ans, est impliqué dans un important dossier de trafic d’armes vers la Libye lorsque celle-ci était sous embargo des Nations unies. L’enquête, sous la férule du juge d’instruction bruxellois Olivier Leroux, est tentaculaire et s’étend dans de nombreux pays. Sobhy est soupçonné d’être un important intermédiaire commercial. Au coeur du dossier, un contrat portant sur la vente de 15.000 armes de poing et d’un million de cartouches signé en 2012 entre Caracal International LLC (société d’Abu Dhabi contrôlée par un fonds souverain des Émirats arabes unis) et le Comité suprême de sécurité de Libye (organe du ministère de l’Intérieur libyen), via une société américaine.

Sameh Sobhy, homme d’affaires belgo-égyptien de 60 ans, est impliqué dans un important dossier de trafic d’armes vers la Libye.

D’après La Dernière Heure, qui a révélé l’affaire, Sameh Sobhy a reconnu avoir joué le « go-between » dans la signature de ce contrat d’armement, mais se considère comme un simple fusible. Peu après cette vente d’armes illégale, le téléphone de Sobhy a été mis sur écoute. Cela a permis aux enquêteurs de découvrir des dossiers de vente d’hélicoptères ou de sous-marins via la Bulgarie, et de transport d’uranium au Niger… L’instruction est suivie de très près par le FBI. Des commissions rogatoires internationales ont déjà été réalisées en Roumanie et en Autriche. D’autres étaient prévues aux Émirats arabes unis et en Ukraine.

« On sait que 5.000 armes ont effectivement été livrées. Le contrat précisait qu’elles étaient promises à la police libyenne. Problème: ces armes sont échues à une police parallèle, avant d’être ensuite revendues. Elles sont aujourd’hui parties dans la nature dans un pays en lutte interne où le terrorisme islamiste est en plein essor », écrivait La Dernière Heure en août 2017. La chambre des mises en accusation de Bruxelles venait alors d’ordonner la libération de Sobhy, inculpé et détenu préventivement depuis décembre 2016 pour son rôle présumé dans cette affaire. Sa libération s’est faite sous conditions strictes: interdiction de quitter le territoire belge, passeport confisqué et obligation de « pointer » deux fois par semaine dans un commissariat de police.

Extraits de la proposition de Sameh Sobhy.
Extraits de la proposition de Sameh Sobhy.

10 millions de « matériel médical »

On se demande dès lors comment Sobhy aurait fait pour mener à bien l’ambitieuse mission qu’il a proposée à l’asbl princière: « La SA International Consulting and Free Trade en formation et M. Sameh Sobhy se proposent d’apporter leurs meilleurs efforts à la recherche d’une solution amiable et négociée avec la Libye, en vue d’aboutir à une transaction qui clôturerait ce litige à l’avantage de toutes les parties. »

Le deal? Sobhy s’engage à faire verser par la Libye 33 millions d’euros à GSDT, et le solde, soit 17 millions, à sa société en formation (qui n’a jamais été créée). Cette dernière jouerait alors « à la Croix-Rouge »: elle s’engage (sur papier) à investir 10 millions d’euros « en achat de matériel médical (chaises roulantes, béquilles, bandages…) en faveur des personnes handicapées et des blessés de guerre de l’Etat Libyen, ainsi qu’en achat de matériel (couvertures, nourriture, vêtements…) en faveur des personnes émigrées et des personnes dans le besoin résidant en Lybie et ce au titre de l’aide humanitaire. » Bref, dix millions disparaîtraient dans la nature libyenne et Sobhy empocherait sept millions.

Contactés par le biais de leurs avocats, MM. Sobhy et Bonnafous n’ont pas souhaité répondre à nos questions.

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