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Fallait-il vraiment inventer la Belgique ?

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Ces derniers temps, la Flandre sème le doute en s’apitoyant sur le sort de Guillaume d’Orange. Alors qu’en 1830, c’est en Wallonie qu’aristos et industriels ont été les plus inconsolables et les plus acharnés à vouloir la perte du nouvel Etat belge.

On lui doit les universités de Gand, de Liège, de Louvain. Les canaux de Mons-Condé, Gand-Terneuzen, Bruxelles-Charleroi. La création de la Société générale, le bras financier de la future Belgique indépendante. L’Observatoire, le Conservatoire et le Jardin botanique à Bruxelles. La réouverture de l’Académie de Belgique. 1 146 classes d’écoles ouvertes et 800 kilomètres de routes construites. Merci Guillaume.

L’inventaire force le respect, sinon l’admiration. Pour un peu, Willem I mériterait qu’on lui élève une statue. La Flandre n’est plus à convaincre. De quoi faire douter d’avoir eu raison de faire la révolution. De faire passer la montée aux barricades bruxelloises en 1830 pour une saute d’humeur déraisonnable.

Rendons à Guillaume d’Orange ce qui lui appartient. La partie méridionale de son nouveau royaume, grosso modo l’actuelle Belgique, n’a pas eu trop à se plaindre de ses talents de roi-entrepreneur. Guillaume Ier, relève l’historienne et spécialiste de cette époque Els Witte (VUB), « accorde une attention enthousiaste à l’industrie du sud du pays, à laquelle il veut donner toutes les chances de percer à l’échelle internationale ». Son zèle à lancer de grands travaux d’infrastructure lui vaut le titre de « roi des canaux ». Sous son règne, Gand est plus florissante que jamais, les bassins industriels liégeois et hennuyers sont en plein essor, et « vers 1830, Anvers est pratiquement devenu le port le plus puissant » du royaume. Que demander de plus ?

Les notables wallons avaient flairé la bonne affaire. Ce sont eux qui se montrent les mieux disposés vis-à-vis du nouveau régime. Lorsque la Constitution du Royaume-Uni des Pays-Bas est adoptée non sans quelques entourloupes, le 24 août 1815, « les partisans du oui se recrutent majoritairement en Wallonie et dans les villes du sud, alors que les opposants sont en majorité en Flandre : 100 % de votes négatifs enregistrés à Ypres et à Anvers », se plaît à rappeler l’historien liégeois Francis Balace.

Mais il n’y a pas que le business dans la vie. La réussite économique n’efface pas un péché originel. Le nouvel ensemble politique n’est rien d’autre qu’un Etat-tampon imposé par les vainqueurs de la France napoléonienne. Une construction diplomatique boîteuse, articulée sur deux entités parfaitement étrangères l’une pour l’autre. Conceptions religieuses, langues, moeurs : tout sépare « Belges » et « Hollandais » et concourt à alimenter l’antipathie réciproque.

Bosseur acharné mais mêle-tout autoritaire, Guillaume n’en fait qu’à sa tête : « Confiant qu’à terme, il finirait par se rallier les Belges par ses mesures économiques hardies et novatrices, il ne s’est pas rendu compte à temps qu’entre ses peuples du nord et du sud s’est creusé un fossé de moeurs et d’habitudes rendant illusoire tout réel amalgame », poursuit Francis Balace.

Une mauvaise passe économique suffit à abréger cette union contre-nature, au bout de quinze ans. Sans crier gare, les Belges se rebiffent. Portés par un vieil élan patriotique ? La question divise toujours les historiens. Els Witte, à sa grande surprise, n’en a pas trouvé de signes avant-coureurs. Le discours des têtes pensantes de la contestation, juristes et journalistes pour la plupart, « est fort peu teinté de nationalisme. Il est rarement question de sentiment national, moins encore de volonté séparatiste. Il n’existe pas non plus de véritable conscience nationale, manifeste, mature, bien étayée. »

Quelle mouche pique donc les Belges ?

« Des sentiments nationaux s’expriment sans doute, mais ce sont surtout des aspirations religieuses, linguistiques ou des préoccupations matérielles qui guident les révolutionnaires. » Et ce sont les prolétaires de la ville, poussés par la faim et le chômage, qui vont au casse-pipe. Avant que la bourgeoisie ne récupère, à son profit, cette protestation sociale.

La révolte une fois en marche, rien n’est encore joué. Guillaume garde de puissants alliés parmi les élites industrielles, commerciales et financières du sud qui doivent beaucoup à son régime. Pour peu qu’un équilibre entre les intérêts du nord et du sud du royaume soit rétabli, le divorce pourra être évité. Car la rupture de confiance est loin d’être irréparable, affirme encore Els Witte : « Les contestataires réclamaient des réformes, sans aller jusqu’à la révolution. »

C’est sans compter sur Guillaume, piètre « manager de crise », qui précipite l’inéluctable par son intransigeance, son entêtement et sa brouille avec son fils le prince héritier d’Orange qui se sentait appelé à jouer un rôle dans le dénouement de la crise. Le roi des Pays-Bas devient vite un homme seul. Largué par les puissances européennes, l’Angleterre en tête, qui ne veulent pas risquer une guerre pour tuer dans l’oeuf cette révolution belge. Lâché par le nord de son royaume, qui refuse de l’appuyer dans sa volonté de reconquérir un sud trop favorisé. Rejeté aussi par la Flandre, qui ne lève pas le petit doigt pour conserver ce « bon roi Guillaume » aujourd’hui célébré.

Et cette royale croisade contre la culture et la langue française, cette volonté d’imposer le néerlandais comme langue officielle en pays flamand ? L’échec est patent, « y compris en Flandre, y compris parmi les classes populaires, ces ouvriers et paysans flamands que l’imposition de l’idiome néerlandais révolte et qui ne jurent que par leur patois flamand », a pu écrire feu l’historien Jean Stengers (ULB). L’élite francisée de Flandre fait de la résistance, à tel point qu’à la veille de la révolution belge, relève Els Witte, Guillaume Ier a fait machine arrière et concédé aux notables flamands des… facilités linguistiques. Enfin, cet apôtre de la tolérance religieuse n’est guère en odeur de sainteté dans les campagnes flamandes profondément catholiques, où il passe pour un hérétique.

Ainsi les révolutionnaires belges passent-ils entre les gouttes. « Les révolutions belge et grecque ont été les deux seules révolutions de l’époque à réussir en Europe. Mais la Belgique indépendante n’est qu’une solution de repli, un objet géopolitique à la merci des grandes puissances », explique Rik Coolsaet, qui enseigne les relations internationales à l’université de Gand.

Les premiers pas sont laborieux. Admis du bout des lèvres dans le concert des nations, l’Etat belge doit affronter un scepticisme ambiant. Subir les commentaires désobligeants qui circulent sur son compte dans les capitales européennes. Endurer la condescendance française. Le Courrier du Havre, de tendance gouvernementale, donne le ton en 1859 : « la Belgique est un bon petit pays, fort agréable à habiter […] à qui il ne manque peut-être, pour devenir un Etat de second ordre, que d’avoir une population belge. Car, en Belgique, on trouve des Flamands et des Wallons, mais infiniment peu de Belges… Les quelques Belges que l’on rencontre à Bruxelles dans les antichambres de Laeken (NDLR : le Palais royal), dans les bureaux des ministères et dans les cabinets de rédaction de quelques journaux tiennent à racheter, par le bruit qu’ils font, leur faiblesse numérique […] ». Charmant tableau.

Le danger subsiste à l’intérieur des frontières. L’Etat belge peine à décrocher une légitimité démocratique. Cruelle vérité des chiffres, rappelée par l’historien Hervé Hasquin : le Congrès national, qui élabore la Constitution belge, doit la vie à 46 000 électeurs pour 3 920 000 habitants, soit « un nombre infime de citoyens ». Pour un premier scrutin, gratifié d’un taux de participation de 60 %, c’est tout sauf un plébiscite pour le nouveau régime. Elites aristocratiques, milieux industriels, bourgeoisie financière et commerciale, magistrats, fonctionnaires fiscaux, officiers : nombreux sont ceux qui ne se résignent pas à devenir belges. John Cockerill en tête, les orangistes fidèles à la cause de Guillaume Ier refusent d’abdiquer.

Les plus inconsolables, les plus acharnés à vouloir récupérer Guillaume sont les notables francophones, Wallons en tête. Els Witte en a fait la surprenante démonstration : « L’orangisme organisé est avant tout francophone. Bruxelles, Liège, Mons, Tournai, Charleroi, Verviers et même Marche sont des foyers orangistes. Des corps de volontaires se constituent en Wallonie, ils sont sans équivalent en Flandre. » Vingt ans durant, le sud du pays mène ainsi la vie dure à l’Etat belge.

Une révolution, à quoi bon ?

« Le changement de pouvoir qui s’opère à partir d’octobre 1830 n’a rien de décisif en soi », observe Els Witte. Rien de bien neuf sous le soleil de Belgique. Monarchie, Etat centralisé, système électoral réservé aux élites, Eglise dominatrice, aristocrates aux commandes : « la révolution n’a pas accouché d’un Etat totalement neuf. Le régime précédent survit pleinement dans le nouveau. Léopold Ier marche sur les traces de Guillaume Ier. »

Un comble : « Face à la menace que représente la France de Napoléon III, on s’est assez vite réconcilié avec les Hollandais », appuie Francis Balace. Dès 1860, la version de La Brabançonne intègre un savoureux « Ouvrons nos rangs à d’anciens frères de nous trop longtemps désunis. Belges, Bataves, plus de guerres. Les peuples libres sont amis ». « Tant de sang pour si peu de choses ? », peut s’exclamer, désabusé, le révolutionnaire radical qu’était Louis De Potter.

La Belgique finit par déjouer les pronostics. Etat-tampon soumis à une stricte neutralité, elle ne déçoit pas les attentes des grandes puissances jusqu’en 1914, lorsque l’agression allemande en décide autrement. Cette neutralité imposée, observe Rik Coolsaet, « se révèle une bonne affaire commerciale, puisqu’elle fait de la Belgique le magasin d’approvisionnement en armes de toute l’Europe ». La diplomatie belge, au service des intérêts économiques, travaille durement à démentir l’adage qui veut que la scission de 1830 ait été un appauvrissement. Au XIXe siècle, la Belgique entre dans la cour des grands de l’économie, et rafle même le titre de première puissance industrielle du continent européen.

Alors la Belgique, quelle valeur ajoutée dans cette histoire mouvementée ? En exhumant Guillaume Ier et ses bienfaits, la Flandre verse une pièce à charge au dossier. Rendez-vous dans quinze ans pour une vraie mise à plat, bicentenaire du royaume de Belgique oblige. Si tout va bien d’ici là.

Het verloren koninkrijk, par Els Witte, éd. De Bezige Bij, Anvers, 2014, 496 p. Bientôt disponible en version française.

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