Françoise Tulkens. © Belga

Exclusif : le premier rapport d’évaluation de la lutte antidiscrimination

Le Vif

Cinq ans de retard, quatre mois de blocage mais on y est… Le premier rapport d’évaluation de la législation fédérale relative à la lutte contre les discriminations a été transmis à la Secrétaire d’Etat à l’égalité des chances, Zuhal Demir (N-VA). Il est destiné aux députés, qui décideront du suivi des 33 recommandations. Pour Françoise Tulkens, présidente de la commission d’évaluation, les discriminations « minent la démocratie ».

Le 10 mai 2007, trois lois ont réformé profondément le droit de l’anti-discrimination et accru la protection des droits fondamentaux des personnes. Transpositions de directives européennes, elles concernent l’origine raciale ou ethnique, le genre, l’âge, le handicap, l’orientation sexuelle, les convictions religieuses ou politiques, la santé aussi.

UNIA, le centre interfédéral pour l’égalité des chances, est compétent pour traiter l’ensemble de ces discriminations, excepté celles qui sont fondées sur le genre (protégées, elles, par l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes) et celles basées sur la langue, toujours dépourvue d’organisme de protection.

Ces trois lois de 2007 devaient faire l’objet, tous les cinq ans, d’une évaluation par le parlement. Sont-elles appliquées ? Atteignent-elles leur but ? Mais le politique a tardé, empêtré dans ses divergences de vues et d’intérêts Nord/Sud sur la notion de discrimination. En 2012, silence.

En novembre 2015, les douze experts chargés de l’évaluation sont enfin désignés pour cinq ans : deux représentants de la magistrature, deux du barreau, quatre du Conseil National du Travail et quatre membres désignés par la Secrétaire d’Etat à l’égalité des chances. Limités à dix séances de travail, auditions comprises, ils ont eu six mois, d’août 2016 à janvier 2017, pour rédiger un premier rapport d’évaluation, sous la présidence de Françoise Tulkens, ancienne juge et vice-présidente de la Cour européenne des droits de l’homme.

L’évaluation des lois, peu courante en Belgique, vous paraît fondamentale…

Elle est un baromètre, une démarche essentielle dans une démocratie. Nous avons enfin pu nous y consacrer. Et nous avons dû relever ce défi en six mois. Mais le travail va continuer puisque nous avons un mandat de cinq ans, ce qui explique que, dans ce premier rapport, à côté des recommandations, nous soulignons aussi les questions où la réflexion doit se poursuivre.

Essentielle aussi, la lutte contre les discriminations…

Absolument. D’autres, comme le commissaire Matthias Storme (administrateur N-VA d’UNIA, ndlr), qui a émis une « opinion dissidente » (voir par ailleurs), revendiquent un « droit à la discrimination » en remettant en cause, notamment, la législation européenne et internationale mais cette question, politique, échappait à notre mission.

Dans l’ensemble, les lois examinées sont bonnes, parfois même en avance sur le prescrit européen, et offrent un réel niveau de protection. Cependant, leur application a souvent été handicapée par l’absence de toute une série d’arrêtés royaux ou de mises à jour de textes trop anciens.

Quels « défauts » majeurs avez-vous relevés dans leur application ?

L’accès des victimes de discriminations à la justice est parfois entravé par des difficultés importantes, notamment devant le tribunal civil ou l’auditorat du travail. L’inspection du travail pourrait avoir une attitude plus proactive dans sa mission de surveillance car les discriminations en matière de relations de travail sont une réalité que nous avons pu observer. Les représentants des organisations d’employeurs ont fait état de leurs remarques et objections à certaines recommandations. Pour la suite des travaux de la commission, il faudra certainement envisager des discussions avec les partenaires sociaux. En matière pénale, des projets de médiation sont à privilégier et développer.

Vous pointez des embûches administratives…

Les lois anti-discrimination protègent des personnes. Mais il y a tellement d’organismes pour traiter ces questions que les citoyens ne savent pas toujours où aller pour défendre leurs droits. Nous recommandons un guichet unique pour tous les types de discriminations, qui réoriente les personnes en fonction de leur situation particulière. Sinon, c’est un casse-tête ! Il faut également plus de concertation entre les organismes chargés de traiter les différentes inégalités, qui peuvent être multiples…

Quelles sont les discriminations les plus difficiles à évaluer et à combattre ?

Peut-être les discriminations portant sur le genre. Ainsi, en matière d’emploi, qu’il s’agisse des biens ou des services, nous avons examiné des situations où certains postes peuvent être considérés comme destinés exclusivement aux membres d’un sexe. Nous recommandons au parlement de préciser les situations dans lesquelles une caractéristique donnée liée au sexe constitue une « exigence professionnelle essentielle et déterminante ».

Une discrimination qui pose un problème particulier ?

Les discriminations ont pris des formes nouvelles. Les discriminations par association, notamment. Un père demande l’aménagement de son horaire de travail parce qu’il a un enfant handicapé. Il est licencié parce que son employeur craint qu’il n’ait plus toute la disponibilité requise par son travail. Il est donc discriminé « par ricochet ». Nous recommandons au parlement de s’inspirer, à cet égard, de la législation flamande. Les discriminations multiples sont aussi une réalité.

La question des preuves a également retenu votre attention.

C’est une question essentielle. Les tests de situation ou le recours à des « clients mystère » permettent de débusquer des cas de discrimination, parfois très insidieux. Mais il ne faut pas tomber dans la chasse aux sorcières. Le législateur devrait intervenir pour réguler et marquer les limites de ce genre de preuves.

Depuis 2007, un arrêté royal doit désigner l’organe compétent pour la lutte contre les discriminations fondées sur la langue. Il n’existe toujours pas…

Nous recommandons de désigner un organisme de promotion de l’égalité de traitement compétent pour le motif de la langue. UNIA, qui est chargé de veiller à la bonne application de la loi de 2007, serait disposé à le faire.

L’extension des missions d’UNIA à la discrimination linguistique nécessiterait la conclusion d’un nouvel accord de coopération impliquant l’aval de huit entités, fédérale et fédérées…

Sans doute mais alors on peut craindre des lenteurs, sinon des blocages. N’est-il pas aussi question qu’UNIA soit défédéralisé ? Mais ceci est une affaire politique.

Les réformes de l’Etat ont transféré une série de compétences aux Communautés et Régions. Cela a dû compliquer votre travail, limité aux législations fédérales…

Cela l’a enrichi… En effet, en matière de logement, d’emploi, etc, certaines législations régionales vont plus loin que les législations fédérales. Nous en avons parfois tiré profit pour affiner les concepts et recommander au fédéral de s’en inspirer, dans certains cas.

Depuis les années nonante, l’ONU recommande à la Belgique la création d’un Institut national des droits de l’Homme. Il n’existe toujours pas non plus…

C’est profondément regrettable. La commission recommande la création sans délai d’un tel institut, public et indépendant, pour veiller notamment à la compatibilité de nos lois avec les droits de l’Homme. Quelles seraient ses compétences ? Entité fédérale ? Entités fédérées ? C’est sans doute un des obstacles à la création de cet institut. Et pourtant, c’est essentiel. Il existe en France la Commission nationale consultative des droits de l’homme qui montre son utilité. En Belgique, ça cale, ça cale, malgré l’engagement contenu dans l’accord du gouvernement de 2014. Koen Geens, le ministre de la Justice, l’a récemment annoncé dans ses priorités.

Le baromètre établi par The Economist a fait basculer la Belgique de la catégorie « pleine démocratie » à la catégorie « démocratie imparfaite ». L’hebdo britannique attribue une part de la responsabilité à la N-VA qui, depuis son accès au pouvoir, aurait accru les tensions sociales dans notre pays…

D’une manière générale, nous devons être vigilants, attentifs, à chaque instant, à la protection et à la défense de la démocratie, qui est une institution fragile. Les discriminations ne contribuent pas à la paix sociale. Elles menacent sérieusement notre démocratie et le principe d’égalité qui la sous-tend. Lutter contre les discriminations, ce n’est pas un luxe mais une nécessité.

Propos recueillis par Michelle Lamensch

Deux voix dissidentes

Au sein de la commission, deux voix dissidentes se sont élevées.

Matthias Storme, administrateur N-VA d’UNIA, estime ce rapport « idéologique et déséquilibré ». Le professeur de droit aux universités de Leuven et Anvers, fustige « la religion de la non-discrimination ». Il revendique, au contraire, un « droit à la discrimination » dans le chef des particuliers, mais non dans celui de l’autorité publique. Selon lui, Interdire la discrimination aux particuliers (sur le plan du travail, du logement, etc) est une attaque contre leur liberté fondamentale et contre la démocratie.

Le Conseil National du Travail, représentant les employeurs, déplore que le rapport se focalise sur les « discriminations présumées » des entreprises. Il ne croit pas que des législations et sanctions supplémentaires remédieront aux discriminations. Il se prononce contre l’extension des compétences de l’auditorat du travail et des inspecteurs sociaux dans les affaires civiles.

M.L.

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