Nurten Aka

Europalia Turquie : pourquoi nous sommes dérangés aux entournures

Nurten Aka Journaliste scènes

Europalia Turquie n’affiche aucun regard fort face à l’actualité de ces dernières années, face à la Turquie complexe et passionnante. Aucun travail artistique n’existe sur ces terrains?

Europalia, c’est presque une balade sans risques. Dans leurs missions, ils parlent de présenter le « patrimoine culturel d’un pays ». On est dans « exploration du monde » avec les (bons) clichés : splendeurs d’Anatolie, Istanbul l’éternelle, les céramiques d’Iznik, les derviches, le théâtre d’ombres traditionnel, le photographe Ara Güler, le cinéaste Nuri Bilge Ceylan, la chanteuse Sezen Aksu, le groupe BaBa Zula… Du convenu sympa. Dans le genre « patrimoine culturel », ils auraient pu nous offrir une rétrospective sur le cinéaste Yilmaz Güney, un zoom sur le cinéma kurde, un volet sur le romancier Yasar Kemal, inviter le pianiste Fazil Say et la chanteuse kurde Aynur, etc.

Avec Europalia, on est sur le fil entre l’art et l’Etat. Cela ne veut pas dire que la programmation est inintéressante. La scène contemporaine sera à découvrir: l’auteure Ece Temelkuran, le groupe ska Athena, le chorégraphe (arménien) Mihran Tomasyan, les DJ Mehmet Aslan et Baris K., le « Céline » turc Hakan Günday, le cinéaste Faruk Hacihafizoglu, la sculptrice Ayse Erkmen, le plasticien Hüseyin Bahri Alptekin, pas mal d’artistes vidéastes (Refik Anadol, Selçuk Artut, Memo Akten, Ozan Türkkan) et même un ovni musical « seventies, psyché avant-garde » avec Mustafa Özkent à l’AB… Europalia s’est entouré de conseillers d’origine turcs (d’ici) qui maîtrisent le territoire artistique turco-turc. (Bémol au passage. Deux riches volets manquent à l’appel : le théâtre et la culture populaire qui méritaient une place de choix).

Le souci est ailleurs, il ne faut pas se leurrer. Alors que la Turquie est à feu et à sang dans sa région du Kurdistan, que des journalistes sont battus et emprisonnés, que le président Erdogan a revivifié l’Etat policier (qui a, en gros, toujours existé), que des ministres rabaissent constamment le statut de la femme, que la liberté d’expression est de moins en moins glorieuse (si elle l’a été un jour)… on aura du mal donc à profiter d’un Europalia Turquie, la fleur au fusil.

On regrette que l’institution ne prenne aucune position, un peu à l’image d’une Europe silencieuse et d’une Belgique accueillante ces autorités turques. Qu’on le veuille ou non, il y avait une dimension d’art engagé, voire de geste politique au sens large que la diplomate Europalia devait investir. On sait qu’ils ont fameusement galéré avec les autorités turques pour construire une programmation ancrée dans l’art, évitant la propagande. Ce qu’ils ont d’ailleurs réussi. Toutefois, on a vachement l’impression d’un Europalia turco-turc, qui a oublié de présenter ses identités multiples, son drôle de rapport au territoire, à l’Etat.

Aucun événement artistique sur l’insurrection (d’une jeunesse) à « Gezi 2013 » ? Sur (et avec) les Kurdes? Sur le génocide arménien ? Sur les moeurs ? Sur la place de la femme, l’univers des homos, de la caricature politique, de la BD, l’histoire de la censure, des coups d’Etats, des portraits d’exilés politiques, des icônes politiques comme Atatürk, Erdogan, Öcalan,…, rebelles comme Deniz Gezmis (pendu en 1972), voire même un clin d’oeil au porno turc, sociologie et esthétique dans une société « laïque et musulmane »… Bref, d’hier à aujourd’hui, il y avait matière à secouer et plonger dans la complexité d’un pays. Art, culture et politique.

Aucun écho artistique de tout cela qui aurait pu donner, par exemple, une exposition-phare, ample, audacieuse, moderne, interpellant.

Europalia Turquie n’affiche aucun regard fort face à l’actualité de ces dernières années, face à la Turquie complexe et passionnante.

Aucun travail artistique n’existe sur ces terrains?

On ne peut s’empêcher d’imaginer un Europalia Turquie orchestré par des personnalités comme les commissaires Laurent Busine, feu Jan Hoet, Harald Szeeman ou encore la programmatrice Frie Leysen. Ils auraient su manipuler diplomatie et audace et donner de la gueule à un festival.

La révolution n’est pas un dîner de Gala, Europalia Turquie est un dîner de Gala. De réputation, on le savait. L’accepter, c’est autre chose. Reste qu’on ne boudera pas ces artistes qui eux sont libres…

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