© Reuters

EUleaks, la plate-forme européenne pour lanceurs d’alertes

Le Vif

Le 27 septembre, douze députés Verts européens annonçaient le lancement d’une plate-forme à destination des lanceurs d’alerte. Toute personne qui souhaite faire fuiter des documents d’intérêt public peut utiliser cet outil pour les transmettre…aux députés en question.

L’initiative semble prometteuse. Une plateforme en ligne, accessible uniquement via le réseau Tor qui permet de surfer presque anonymement, des envois cryptés. Tout ce qu’il faut pour permettre à qui le veut de révéler des documents sensibles, de préférence en lien avec la politique européenne. Seul bémol : les infos arrivent tout droit dans les mains de politiciens.

Un problème qui n’en est pas un, selon Philippe Lamberts, l’un des députés à l’origine du projet : « Les lanceurs d’alerte s’adressent déjà à nous. Ça fait des années qu’on reçoit des documents concernant les affaires européennes. En tant que groupe politique nous avons d’énormes ressources, donc une capacité d’analyse importante. Là on a juste voulu créer une structure plus sécurisée. »

Financée par le budget de fonctionnement des députés ayant lancé l’idée (1000 euros chacun), cette plateforme pose question. Les documents envoyés par un lanceur d’alerte arrivent sur un serveur protégé, auquel seuls les douze écolos ont accès. Mais au Parlement européen le service technique intervient même pour une simple installation de programme. Qu’en est-il alors de la confidentialité des données ? « On ne va évidemment pas balader ces infos sur les serveurs du Parlement, précise le député belge. Ils sont hébergés aux Etats-Unis ! Ce qui veut dire que les hébergeurs des serveurs du Parlement européen doivent obéir aux injonctions des autorités américaines. Donc non, on n’a aucune confiance dans les infrastructures du Parlement. On utilisera nos ordinateurs personnels pour accéder au serveur. » L’info sur l’hébergement aux Etats-Unis n’a pas pu être vérifiée. Quoi qu’il en soit, pas sûr que les PC personnels soient plus fiables. Et une fois téléchargés, les documents sont partagés avec l’ensemble des Verts. Ou en tout cas avec les membres experts sur le sujet traité. Vont-ils tous utiliser leur ordinateur personnel, et celui-ci est-il à l’abri d’un piratage ?

Marcher sur les plates-bandes de la presse ?

Depuis 2015, une plateforme permettant aux lanceurs d’alerte de divulguer leurs informations de façon anonyme existe déjà en Europe. Baptisée Source Sûre , elle est gérée par différents médias. Les eurodéputés envisagent-ils de court-circuiter les journalistes ? « Certainement pas, répond Lamberts. Ce n’est ni un appel à la délation, ni une volonté de faire concurrence à l’ICIJ (Consortium international des journalistes d’investigation) par exemple. Mais nous avons une expertise dans certains domaines et surtout une capacité d’action suite aux infos reçues. C’est la différence avec l’ICIJ, qui peut juste publier le résultat de ses recherches. Ce qui ne remet pas en cause leur expertise. »

Pour Ricardo Gutiérrez, Secrétaire général de la Fédération Européenne des Journalistes, pas d’inquiétude : « Je ne vois pas ça comme une concurrence, les Verts ne vont pas devenir le nouveau média qui informera sur les affaires européennes. Je vois plutôt ça comme une provocation, qui permet aussi de dénoncer le manque d’initiative de l’exécutif. La Commission européenne s’est empressée de protéger les entreprises avec sa directive sur le secret des affaires, mais elle tarde à protéger les lanceurs d’alerte. »

Même s’il comprend l’initiative des Verts dans le contexte actuel, il ne la soutient pas pour autant. « Ce n’est pas le modèle que je défends. Moi je défends l’interaction entre les lanceurs d’alerte et les journalistes. Ceux-ci représentent la société et l’intérêt public, et c’est dans cette optique qu’ils utilisent les informations. Alors qu’un parti politique va en faire une utilisation partisane, en fonction de ses intérêts. Donc à la FEJ on ne s’oppose pas au projet, mais je ne voudrais pas qu’il n’y ait que ça. »

Intérêts politiques et exploitation

Cette question de la récupération est également pointée par Nicholas Aiossa, chargé d’affaires européennes chez Transparency International. « Le problème avec une plateforme gérée par un groupe politique, c’est que ça peut décourager les potentiels lanceurs d’alerte de se manifester. De peur que l’information qu’ils divulguent soit utilisée à des fins politiques. »

Par exemple : que feront les Verts s’ils reçoivent une étude prouvant que les OGM ne sont pas si mauvais ? La publieront-ils, alors que ça va à l’encontre de leur position ?

Une hypothèse balayée par Philippe Lamberts : « Pourquoi est-ce que des lanceurs d’alerte nous fileraient des choses qui vont dans le sens inverse de ce qu’on défend ? Je ne pense pas que ça puisse arriver. Cela dit, je suis très rigoureux sur ce point : les faits d’abord. Si cela devait se produire et qu’on nous démontre qu’on a tort, sur base de faits vérifiables et irréfutables, je suis prêt à écouter et à revenir sur ma position, évidement. Il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis. »

Même réaction lorsqu’on lui demande ce qu’il ferait s’il recevait des documents révélant les prévarications d’un député Vert : « On devra le dénoncer, c’est évident ! On respectera la procédure interne du Parlement. Il en va de notre crédibilité personnelle. »

Quant à savoir s’ils vont laisser des députés d’autres groupes politiques les rejoindre, les Verts ne sont pas totalement contre. Mais pas n’importe qui. Hors de question pour eux d’accueillir des députés issus de groupes qui souhaitent la fin de l’UE. Voilà qui risque de faire grincer des dents. Cette plateforme est supposée oeuvrer à la transparence des affaires européennes. Et en même temps, le groupe qui la gère choisit unilatéralement les partis qui peuvent accéder aux documents reçus.

L’initiative en soi n’est pas mauvaise. Dénoncer les pratiques douteuses d’un système aussi complexe et opaque que les institutions européennes est essentiel. On peut même comprendre le choix d’envoyer les documents à un groupe politique qui opère au sein de ce système et serait à même de changer les choses. Et puisque cela se fait déjà, la mise en place d’un cadre sécurisé est effectivement un avantage. Mais les doutes que soulève cette plateforme, sans parler des risques de dérives, en atténuent le bien-fondé.

Emily Yousfi

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire