Tous veulent faire entendre leur voix. Ici, le personnel soignant de la clinique André Renard d'Herstal. © BELGAIMAGE

Etre pris au sérieux, voilà ce que réclament les citoyens

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Etre écoutés, c’est un minimum. Entendus, c’est mieux. Et pris au sérieux, au point que leur avis importe : voilà ce que réclament, de plus en plus, les habitants de ce pays. C’est le cas depuis toujours. Mais avec la crise sanitaire, l’exigence de concertation atteint des sommets. Et ce n’est pas plus mal.

Elle n’a pas été concertée et ne cache pas son courroux : personne n’a jugé bon de demander l’avis de Sophie Dutordoir, qui dirige pourtant la SNCB, avant de décider d’octroyer dix voyages en train gratuits à chaque résident belge pour relancer l’économie postcoronavirus. Le conseil des ministres restreint et les dix partis politiques qui le soutiennent n’ont pas davantage averti François Bellot, ministre de la Mobilité.

Pas prévenues non plus, les régionales et centrales professionnelles de la FGTB qui ont découvert, ébahies, que leur chef de file, Robert Vertenueil, plaidait en faveur d’un nouveau pacte social avec le président du MR. Un autre exemple encore ? Les directeurs d’école, pris au dépourvu en apprenant que les cours allaient reprendre dans leurs murs.  » On ne nous a pas concertés « , ont-ils pesté.

Dans toutes ces situations c’est, chaque fois, la même rage qui se donne à entendre, alimentée, sinon par le mépris qu’ont ressenti les principaux intéressés, au moins par le total désintérêt qu’ils ont perçu pour leur avis. Quel que soit le contexte, le cri est toujours le même :  » Ecoutez-nous !  » Tous, désormais, sûrs de leur voix à faire légitimement entendre, le réclament : ils veulent que leur avis soit pris en compte et n’imaginent plus qu’une décision politique soit arrêtée sans intégrer leur point de vue.  » L’élection seule, tous les cinq ans, ne confère plus leur légitimité aux gouvernants, souligne Vincent Jacquet, chargé de recherches FNRS en science politique à l’UCLouvain. Les gens ne veulent pas spécialement être consultés par référendum tous les mois mais ils veulent que leurs attentes soient prises en considération par les élus.  »

L’expertise des populations n’est pas encore suffisamment reconnue par les élus.

Cette tendance, dans la population, n’est pas neuve. Elle a particulièrement pris corps au xixe siècle, dans le monde du travail, lorsque les travailleurs ont souhaité peser sur ce qui impactait leur vie.  » Ce n’est effectivement pas un phénomène neuf, mais la crise sanitaire actuelle l’a amplifié, confirme Min Reuchamps, politologue de l’ULiège. Cette revendication s’inscrit dans un contexte de montée de l’individualisme et d’effritement de la confiance par rapport à toute organisation instituée, comme les partis politiques ou les syndicats.  »

Le poids des réseaux sociaux

Il y a quelques décennies, tous ou presque considéraient par principe les décideurs comme légitimes et l’adhésion à leurs décisions comme évidente. Nous n’en sommes plus là. Aujourd’hui, le respect de l’autorité se mérite, il n’est plus acquis. Le monde s’est complexifié, faisant cohabiter une multitude de petits planètes aux préoccupations et aux langages particuliers, comme on l’a vu avec la crise du coronavirus.  » Pour faire fonctionner cette société complexe, il n’y a pas beaucoup d’autre réponse pertinente que de tabler sur une plus grande participation de chacun aux affaires publiques, résume Isabelle Ferreras, professeure de sociologie à l’UCLouvain. On l’a d’ailleurs vu avec la crise actuelle : le pouvoir politique n’a pas pu la traverser sans nous, sans faire appel à notre sens des responsabilités pour appliquer les gestes barrières et protéger les plus faibles. La crise souligne qu’on a besoin d’une fameuse dose de consentement des individus face à de tels enjeux. Mais pour que ceux-ci puissent peser sur ce qui les impacte et participer au pilotage, il faut les prendre au sérieux.  »

Ce n’est pas le cas quand une consultation est organisée alors que la décision est déjà prise ou, tout aussi grave, que les décideurs s’assoient sur l’avis majoritaire qui émerge de cette consultation. On l’a vu dans le dossier des Récollets, en 2005, à Huy ( NDLR : la Ville n’avait pas tenu compte de l’avis défavorable ressortant de la consultation populaire portant sur l’aménagement du site). Ou lors du vote sur le traité constitutionnel européen, auquel les Français, entre autres, avaient dit  » non « . Ainsi alimente-t-on la méfiance par rapport aux élus.

Pour faire tourner cette société complexe, donc, il est certes aussi possible d’opter pour plus de pilotage du haut vers le bas et plus de technocratie, une voie plutôt néolibérale et peu démocratique. Mais dans ce cas, on risque une montée des votes ou des positions extrêmes, comme l’illustre le résultat de la consultation des Britanniques sur le Brexit. A contrario,  » la crise sanitaire permet de mettre le pied dans la porte et de dire « A l’avenir, vous ne ferez pas sans nous » « , martèle Isabelle Ferreras. D’autant qu’il faut désormais compter avec les réseaux sociaux, qui rendent cette exigence de concertation plus visible que jamais.  » C’est un espace de confrontation immédiate d’idées, résume la politologue Fatima Zibouh : ceux qui y évoquent leurs projets y font face instantanément à des avis positifs ou négatifs. Certains ont d’ailleurs déjà fait machine arrière après un bad buzz.  »

Pas prévenues, les régionales et centrales professionnelles de la FGTB ont découvert que leur chef de file, Robert Vertenueil (à g.) négociait avec Georges-Louis Bouchez, le président du MR (à dr.).
Pas prévenues, les régionales et centrales professionnelles de la FGTB ont découvert que leur chef de file, Robert Vertenueil (à g.) négociait avec Georges-Louis Bouchez, le président du MR (à dr.).© DOMINIQUE DUCHESNES/LE SOIR

On a vu aussi les réactions qui ont fusé lorsqu’a été révélée la composition du GEES, le groupe des dix experts en charge d’organiser le déconfinement. Les scientifiques et économistes y étaient largement représentés, au contraire des spécialistes en sciences humaines.  » Avec toutes les compétences qu’on trouve en Belgique, il y avait moyen de mobiliser plus d’experts différents pour gérer la sortie du confinement, assure Isabelle Ferreras. Le GEES n’était ni participatif, ni représentatif, ni délibératif. Si on veut augmenter la qualité des décisions, il faut augmenter la diversité des points de vue autour de la table ; déconfiner n’est pas seulement affaire de virologues. Gouverner, c’est tenir compte d’une multitude de dimensions différentes.  »

L’élection seule, tous les cinq ans, ne confère plus leur légitimité aux gouvernants.

L’heure des comptes

Si tous sont bien conscients que, dans l’urgence d’une crise comme celle du coronavirus, les décideurs doivent poser des choix au plus vite, les citoyens ne leur accorderont pas pour autant une décharge immédiate quand le calme sera revenu : ils demanderont des comptes, devant la justice, via une commission parlementaire consacrée à la gestion de la crise ou sur les réseaux sociaux. Ils exigeront surtout que les leçons de cet épisode soient tirées, afin de préparer l’avenir. Que le pays soit en ordre de marche pour les crises suivantes. Et que des chantiers de participation soient dès lors lancés au plus vite.  » On devrait d’ores et déjà réunir les experts de tous les secteurs, dont ceux des soins de la santé, physique et mentale, pour penser les procédures futures « , abonde Vincent Jacquet.

Outre les experts de tout poil, naturellement appelés à la table de discussion, on pourrait imaginer d’inviter aussi des citoyens. Par exemple ceux qui ont été confrontés en première ligne, via leurs parents, à la gestion catastrophique du virus dans les maisons de repos. On sait que ce type d’expérience ne marche pas toujours, que peu de candidats se présentent et que ceux qui le font sont presque toujours issus des classes économico-culturelles les plus élevées : ils ne sont donc guère représentatifs. D’où l’idée de tirer des citoyens au sort pour siéger dans ce type de groupes de discussions, comme pour les jurys de cour d’assises. On sait aussi que ce processus prend du temps, car il ne s’agit pas de faire remonter vers les décideurs des avis divergents mais de coconstruire des décisions. Raison de plus pour le lancer sans tarder.

Préparatifs avant la réouverture de l'athénée Jean Absil d'Etterbeek : la crise implique le consentement de chacun.
Préparatifs avant la réouverture de l’athénée Jean Absil d’Etterbeek : la crise implique le consentement de chacun.© BELGAIMAGE

 » Pour que la concertation soit réelle et sincère, il faut aller chercher en amont tous ceux qui sont concernés « , insiste Fatima Zibouh.  » L’expertise d’usage, c’est-à-dire celle des populations, n’est pas encore suffisamment reconnue par les élus, déplore le député français Bertrand Pancher, qui s’est penché sur cette question. Pourtant, elle permet souvent de mettre le doigt sur des sujets qui, sans cela, nous auraient échappé.  » C’est bien ce que pense la Communauté germanophone qui, dès septembre dernier, a mis en place un conseil citoyen permanent, composé de vingt-quatre conseillers tirés au sort et représentatifs de la population. Les élus seront tenus de se justifier s’ils décident de ne pas suivre les demandes qui leur auront été faites via ce canal.

Le pouvoir politique n’a pas pu traverser la crise sans nous.

Un élargissement du réseau

Le parlement bruxellois a également décidé de mettre en place des commissions délibératives composées de citoyens tirés au sort et d’élus. A l’initiative du parlement, ou à la demande de mille Bruxelloises et Bruxellois, ils débattront de sujets d’intérêt régional et formuleront des recommandations.  » La concertation peut n’induire ni décision ni action collective, mais elle crée des références communes qui rendent possible l’action et la décision collective, écrivent les Français Jean-Eude Beuret, Stephane Pennauger et Fanny Tartarin dans leur analyse D’une scène à l’autre, la concertation comme itinéraire (2016). La concertation progresse toujours via l’élargissement du réseau : l’implication de nouvelles catégories d’acteurs donne plus de poids à la dynamique engagée (…) Conduire la concertation, ce n’est pas lui tracer un chemin mais l’accompagner tout au long d’un itinéraire dont nul ne peut connaître les contours et qui se dessine en cours d’action.  »

A 5 500 kilomètres d’ici, l’Office de consultation publique de Montréal, créé en 2002, ne fait rien d’autre que découvrir cet itinéraire particulier. Son existence, fondée sur les vertus de l’intelligence collective, figure en toutes lettres dans la charte de la ville. Seuls y siègent des citoyens, non élus. Ensemble, ils épluchent et réfléchissent aux projets d’aménagement urbanistique de Montréal. Mais pas seulement. Très opportunément, vu l’actualité, son Rapport de la consultation publique sur le racisme et la discrimination systémiques dans les compétences de la Ville de Montréal a été publié ce 15 juin. L’Office avait été saisi de cette question en juillet 2018, après qu’une pétition sur le sujet a rassemblé 16 700 signatures de citoyens.  » Ce qui est fait pour nous, que d’autres ont décidé sans nous, est en réalité contre nous, aurait dit Nelson Mandela. Soyons des êtres actifs.  » CQFD.

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