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Enquête dans les ruines de la Régie des bâtiments

Corruption, lourdeurs de procédure, bâtiments inoccupés, vandalisés, locations de bureaux administratifs à la hausse, un méga-procès en vue… Rien n’est épargné à la Régie des bâtiments, depuis des années. Le changement annoncé est-il vraiment en route ? Des agents témoignent. Certains suspectent un agenda caché.

Le nettoyage a-t-il bien avancé à la Régie des bâtiments ? Peut-on encore y organiser des petits arrangements avec les entrepreneurs ? Il y a des images qui marquent. En janvier 2006, le directeur général de l’administration immobilière de l’Etat était emmené, menottes aux poings, à la prison de Forest. Hans Evenepoel y a goûté pendant trois mois le confort spartiate de la fameuse aile B, dont la Régie est responsable.

Ce coup de tonnerre n’a pas seulement fait trembler sur ses bases le siège bruxellois de l’administration, avenue de la Toison d’or. La Régie a été perquisitionnée dans tous les sens. Bien que la plupart des inculpés soient flamands, la justice bruxelloise a été jusqu’à farfouiller dans des dossiers wallons, sans rien y trouver. « A l’époque, c’était le règne de la graaicultuur – la culture du profitariat. Sympathiser avec un entrepreneur qui proposait de repeindre votre salon ou de sponsoriser le club de volley de votre gamin ne paraissait vraiment pas grave. Aujourd’hui, on n’ose même plus aller au resto ensemble », livre un fonctionnaire.

L’actuel secrétaire d’Etat pour la Régie des bâtiments, Servais Verherstraeten (CD&V), s’en vante : son administration est « vaccinée contre la fraude ». Bien sûr, le risque zéro n’existe pas. Mais, sur le terrain, le message semble être passé. « Aujourd’hui, nous devons justifier jusqu’au moindre boulon, confirme un ingénieur en Wallonie. Celui qui veut encore frauder, bonsoir ! Fini le temps où Bruxelles signait les yeux fermés les décomptes de chantier et les petits marchés sur facture, qui ne requéraient pas d’appel public. » Ce sont justement ces petits marchés qui donnaient lieu à des magouilles. Depuis deux ans, tout est épluché par les comptables de Bruxelles et par l’inspection des Finances.

Début 2012, les agents de la Régie ont également reçu un manuel de trente pages, brandi par le comité de direction comme la nouvelle bible en matière d’intégrité. Certains l’ont jugé utile, d’autres l’ont directement jeté à la poubelle. « Faut pas se moquer du monde. On connaît notre métier », s’offusque un ingénieur, en outre étonné qu’il ait fallu autant de temps à la direction, nommée en 2008, pour élaborer ce manuel.

« On n’ose plus dire qu’on bosse à la Régie »

Les affaires de corruption ont durablement marqué les esprits au sein de la Régie. Du nord au sud du pays, les stigmates sont profonds. « Beaucoup de mes collègues n’osent toujours pas avouer qu’ils bossent à la Régie des bâtiments. Ils en ont marre d’être raillés », confie un agent à Namur. « Depuis les affaires de corruption, on se fait régulièrement chambrer sur les chantiers, on est mal à l’aise lors des réunions avec les entrepreneurs », témoigne un technicien de Bruxelles.

« La mauvaise image qui nous colle à la peau est destructrice. Il y a beaucoup de souffrance au travail à la Régie », assure un fonctionnaire bruxellois. Un autre, délégué CGSP, nous tend une pile de brochure en couleurs : « Tenez ! Regardez ! On fait aussi du bon boulot chez nous : le pavillon belge à Shanghai, le lifting de la Porte de Hal, la Tour japonaise, la prison de Louvain, le labo de police scientifique de Marche, le tribunal de paix de Maasmechelen… Dites-le à vos lecteurs ! On en a ras le bol d’être considérés comme des pourris et des paresseux ! »

Six ans que ça dure. Cela risque de ne pas s’arranger avant l’ouverture du méga-procès impliquant des fonctionnaires de la Régie des bâtiments ( lire l’encadré ci-contre). Les débats qui auront lieu au sein du palais de justice de Bruxelles, lui-même au centre du scandale, vont remuer de sales souvenirs. « Nous devons vivre avec ça, déplore Laurent Vrijdaghs, administrateur général de la Régie. C’est pénible, oui. Mais ce ne sont pas douze fonctionnaires inculpés qui doivent cacher la forêt des 1 150 agents. »

La secousse tellurique judiciaire fut aussi l’occasion de dépoussiérer une institution encroûtée par des baronnies locales et un fonctionnement désuet. Percevant ces lourdeurs, le ministre de tutelle de l’époque, Didier Reynders (MR), avait déjà anticipé le mouvement : un audit confié à Deloitte, en 2004, avait débouché sur le projet de réforme « Régie 2005 ». Si les inculpations de 2006 ont d’abord mis ce plan entre parenthèses, elles en ont ensuite boosté l’ambition.

Derniers comptes annuels : 2007 !

Mais les réformes se mettent en place lentement. Cela semble être une tradition à la Régie, depuis sa création en 1971 : rien n’est rapide. L’administration aurait dû choisir l’escargot pour emblème. Un auditeur interne devait être engagé en 2009. Au Parlement, Laurent Vrijdaghs a évoqué des problèmes au comité d’audit de l’administration fédérale. Finalement, une « madame contrôle interne » a été recrutée fin 2011. Elle doit seulement élaborer les procédures de contrôle.

Idem pour les comptes annuels. Les derniers transmis à la Cour des comptes datent de… 2007. En janvier et février, les questions parlementaires sur le sujet sont tombées en cascade. Il est vrai que cela détonne par rapport au discours d’ouverture du successeur de Hans Evenepoel. « Les comptes 2008 viennent d’être présentés à la signature de notre ministre de tutelle », assure Laurent Vrijdaghs qui a hérité d’une situation catastrophique. Lorsqu’il a pris possession du fauteuil du patron en février 2008, la Régie clôturait avec peine les comptes de l’année 2000 !

Autre réforme en chantier : la réorganisation interne. Les services administratifs et la comptabilité ont été centralisés. Les directions locales se sont vues réduites de douze à sept (trois en Wallonie, trois en Flandre et une à Bruxelles). La grande nouveauté est que, pour les différentes Régions, les trois métiers de la Régie – construction, entretien des bâtiments, montages immobiliers – sont contrôlés transversalement par des project managers qui ont le même niveau de pouvoir que les directeurs locaux. « La Régie est moins cloisonnée, plus centralisée, commente le député Christian Brotcorne (CDH). Tout remonte plus facilement vers la direction centrale. Cela rend les petits arrangements plus compliqués. » Sans le dire, cette nouvelle charpente doit mettre fin aux baronnies locales. Ici aussi, la transformation est laborieuse. Les résistances, coriaces.

Par ailleurs, certains n’ont pas digéré qu’un des project managers désignés soit l’épouse de Laurent Vrijdaghs. « Elle a coiffé plusieurs candidats très expérimentés », assure un responsable en Wallonie. Ce procès d’intention irrite l’administrateur général. « Mon épouse architecte a été engagée à la Régie avant moi, rétorque-t-il. Elle a en outre suivi une formation complémentaire en management public à Solvay. Sa promotion à une fonction, ouverte à tous, a été décidée par le comité de direction en mon absence totale. Elle ne peut pas être favorisée parce qu’elle est la femme du boss. Elle ne peut pas non plus être pénalisée ! »

3,6 % des bâtiments sont inoccupés

La Régie ne muera pas toute seule. Agent immobilier de l’Etat-propriétaire, ce parastatal de type A est tributaire des décisions politiques. « La tutelle politique est en grande partie responsable de la mauvaise gestion de notre administration, avance un architecte en province. Ces dernières années, les choix opérés par les ministres André Flahaut (PS) puis Didier Reynders (MR) ont changé d’une législature à l’autre, voire au sein d’une même législature. Sans parler des transferts de compétences vers les Régions. »

Les bâtiments publics inoccupés en sont une belle illustration. Le mal est endémique. Les exemples, nombreux et connus. Comme celui de la nouvelle caserne de Gembloux entièrement équipée, il y a plus de dix ans, pour accueillir la protection civile qui n’y a jamais mis les pieds. En tout, 3,6 % des bâtiments dont la Régie est propriétaire sont inoccupés, soit 176 000 m2. « C’est moins que les 4,6 % de bureaux inoccupés du promoteur privé Cofinimmo », relève Laurent Vrijdaghs.

Nous avons déniché quelques cas encore jamais médiatisés. Ainsi l’ancien siège social des magasins EPC à Ciney, racheté par la Régie il y a une quinzaine d’années. Le Centre de recherches agronomiques wallon (CRA-W) devait y être logé. Mais, en 2002, celui-ci a été régionalisé. Le bâtiment n’a pas suivi le transfert de compétences, la Région wallonne et le gouvernement fédéral ne parvenant pas à se mettre d’accord. Résultat : inoccupé depuis quinze ans, le bâtiment est vandalisé et squatté. Même la police locale vient s’y entraîner au tir.

Autre exemple : le bâtiment qui, à Wandre, devait accueillir le service d’épidémiologie du ministère de la Santé à la fin des années 1970. Ce service n’a jamais intégré les lieux pourtant équipé de labos sophistiqués, avec des frigos, des arrivées de gaz spéciaux, des adoucisseurs d’eau, etc. En 2006, il a fait partie du paquet immobilier cédé à Fedimmo, dans l’opération des sales&lease back. La Régie paie donc un loyer à l’investisseur privé depuis six ans pour un bâtiment vide ! En 2008, le gouvernement décide d’attribuer le bâtiment à l’AFSCA (l’agence fédérale pour la sécurité alimentaire), moyennant une adaptation des labos. Quatre ans plus tard, les travaux d’aménagement semblent se terminer. Normalement pour fin mai.

Privatisation sournoise ?

La Régie dépend clairement des choix stratégiques des responsables politiques. Les fameuses opérations de sales&lease back en 2001 et 2006, sous les deux gouvernements Verhofstadt (auxquels participaient libéraux, socialistes et écolos pour le premier), en sont la démonstration la plus édifiante. Ces opérations, destinées à combler rapidement les caisses de l’Etat, consistent à vendre des bâtiments à un promoteur privé pour les lui relouer ensuite. A long terme, l’ardoise risque d’être salée pour les finances publiques : les ventes de 2001 et 2006 auront rapporté 1,3 milliard d’euros à l’Etat qui d’ici à 2030 aura déboursé 1,8 milliard en tant que locataire.

« Les loyers représentent aujourd’hui plus de la moitié de la dotation – en hausse – de l’Etat à la Régie, alors qu’en 2004 c’était moins d’un tiers, relève le député Ecolo Georges Gilkinet. En outre, ne plus être propriétaire ne permet pas de bénéficier de la même souplesse fonctionnelle et tous les travaux d’entretien plus ou moins lourds ont une incidence sur le prix de location. »

La Régie parviendra-t-elle à se réformer ? « Il ne s’est pas encore passé grand-chose pour l’instant, estime un juriste de l’administration. Le management est pourtant fort impliqué, mais il est dans une position de soumission par rapport au politique. C’est d’ailleurs une faiblesse historique de la Régie qui est encore moins autonome que des parastataux sociaux comme l’ONSS ou l’Office national des pensions. » Certains suspectent même qu’il y ait, de la part des politiques, un agenda caché. « Si la Régie va mal, cela justifie que le privé prenne le relais, comme pour les sales&lease back ou les formules de financement alternatif dans le cadre du Masterplan prisons », affirme Patrick Minet, un ancien de la Régie, désormais permanent CGSP.

Agenda caché ? « Pas du tout, réfute Servais Verherstraeten. Mon ambition est même de diminuer le nombre de locations, car les effectifs fédéraux vont diminuer de 10 à 20 % ces prochaines années, le télétravail va se développer et la surface utile par fonctionnaire va être revue à la baisse. »

Pas d’agenda secret non plus ni de privatisation sournoise pour Laurent Vrijdaghs, un « Reynders boy » qui ne cache pas son affiliation au MR : « La Régie pourrait devenir plus autonome, mais ce n’est pas à l’ordre du jour. Il faut d’abord apprendre à marcher avant de courir. Je ne peux cependant nier que la Régie serait plus efficace si elle était constituée, par exemple, en société anonyme de droit public. » Le secrétaire d’Etat et l’administrateur général seront longuement auditionnés par la commission Finances de la Chambre ce 22 mai. Les sujets ne manqueront pas.

THIERRY DENOËL

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