La commission Dutroux a bouleversé tout un pays en 1996. © Belga

En piste pour le grand barnum ?

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Vingt ans après « le séisme Dutroux », le Parlement va s’offrir une nouvelle commission d’enquête potentiellement explosive. Spectacle assuré, prise de risque évidente, efficacité incertaine…

Ne pas poser ce geste aurait frôlé l’indécence. Le pays n’aurait pas compris, la population l’aurait très mal pris. L’affaire est tellement gravissime et la nécessité de rassurer si criante. 35 morts, 340 blessés. Après la folie meurtrière djihadiste qui s’est abattue sur Bruxelles le 22 mars, le temps du pourquoi, du comment, du « plus jamais ça », ne pouvait attendre.

Action ! Les élus du peuple sortent l’artillerie lourde : une commission d’enquête parlementaire, investie de pouvoirs dignes d’un juge d’instruction. Auditions sous serment de témoins, confrontations, perquisitions, saisies, écoutes téléphoniques. Aux grands maux, les grands remèdes. Le genre de « joujou » qui se dégaine avec parcimonie. Quoique… Députés et sénateurs apprécient de plus en plus ces poussées d’adrénaline parlementaires. Dix enquêtes parlementaires entre 1831 et 1985, plus d’une vingtaine depuis trente ans. Certaines plus retentissantes. Et controversées.

Une référence en la matière : la commission Dutroux et sa plongée dans l’horreur de l’enfance abusée et assassinée qui a bouleversé tout un pays en 1996. Le meilleur y a côtoyé le pire : ses lynchages médiatisés, ses violations du huis clos, ses manipulations, son lourd parfum de tribunal populaire.

Vingt ans plus tard, nouveau tour de piste à la Chambre. Les députés promettent de ratisser large : de creuser au-delà des circonstances immédiates des carnages de Bruxelles, jusqu’aux sources mêmes du radicalisme. La feuille de route reste à affiner, le casting à dévoiler et les rôles à distribuer. Danger, terrain miné.

Pourquoi maintenant, pourquoi déjà ?

Ils piaffent à l’idée de monter sur scène. Les députés fédéraux voulaient battre le fer tant qu’il est encore chaud. Marc Uyttendaele, constitutionnaliste (ULB), signe des deux mains : « Une commission d’enquête incarne toujours un moment d’exorcisme national qui suit un traumatisme profond. » Un parlementaire résume, un brin résigné : « On ne pouvait pas ne pas soulever le couvercle de la marmite. »

Faut-il vraiment porter le fer sans tergiverser, alors que policiers et magistrats courent toujours après des terroristes dans la nature ? Herman Matthijs, spécialiste en finances publiques (VUB), balaie l’objection : « Le pays ne peut se permettre d’attendre la clôture de l’enquête judiciaire, dans deux ans peut-être. Le Parlement est pleinement dans sa fonction de contrôle de l’action gouvernementale. » Affirmatif, enchaîne Marc Uyttendaele :  » Les ministres mis en cause pour leur implication dans la gestion de l’affaire Dutroux n’étaient plus en charge. Rien de tel aujourd’hui : la future commission d’enquête pourra demander des comptes à des ministres en fonction et déterminer ainsi leur responsabilité politique. Il faut pouvoir court-circuiter la palinodie de la vraie fausse démission des ministres de l’Intérieur et de la Justice de l’actuel gouvernement. »

Ah, ce vivifiant coup de pied dans la fourmilière… Si les enquêtes parlementaires sont si souvent controversées, c’est, rappelle Marc Uyttendaele, « parce qu’elles concernaient des enquêtes judiciaires en cours et mettaient en cause le principe de la séparation des pouvoirs ».

Dans l’affaire Dutroux, le gros de l’orage était passé et les bourreaux sous les verrous, à l’heure où les députés-commissaires retroussaient leurs manches. Claude Eerdekens (PS) était de l’aventure : « Notre commission portait sur des agissements liés à une poignée de prédateurs sexuels isolés. Elle ne risquait donc de mettre en péril qu’un nombre relativement limité d’acteurs de l’appareil d’Etat. Que l’on interroge cet appareil d’Etat sur ses dérives, ses négligences, ses insuffisances, pouvait se justifier. »

Aujourd’hui, les fils de la toile sont d’une autre ampleur et complexes à dénouer. Poseurs de bombes, kamikazes, filières logistiques : cette internationale de la terreur à passer sous la loupe exigera du tact et du doigté. Les députés vont devoir apprendre à se surveiller. Renoncer à jouer aux redresseurs de torts. Problème : certains parlementaires adorent. C’est « la logique du député-détective qui souvent l’emporte. Tout le monde se prend un peu pour un journaliste d’investigation », admet Francis Delpérée, député fédéral CDH et constitutionnaliste.

Inutile de dire que les acteurs du monde judiciaire et policier appelés à la barre des témoins apprécient généralement peu ce genre d’exercice. Nul doute aussi que les avocats de la défense seront en embuscade, attentifs à la moindre entorse dans la régularité de la procédure qui pourrait profiter à la cause de leurs clients. « Prudence et rigueur seront de mise pour éviter de dramatiques interférences », insiste le constitutionnaliste Marc Verdussen (UCL).

As du renseignement et du contre-terrorisme au rapport. Pas question de se dérober à une convocation. En revanche, est parfaitement admis le droit de se taire,  » de décider en conscience s’il y a lieu d’invoquer le secret professionnel », rappelle Marc Uyttendaele. Il est très plausible que les pros du travail de l’ombre et de la guerre secrète feront régulièrement usage de ce droit au silence. Au nom de la protection des intérêts vitaux de l’Etat et d’une lutte qui dépasse largement nos frontières.

A ce propos, verra-t-on de grands manitous de services secrets français, américains, voire turcs, faire le déplacement jusqu’au Palais de la Nation à Bruxelles et venir déballer leurs dossiers pour les beaux yeux des élus du peuple belge ? Il n’est jamais interdit de rêver… Voilà qui conduit un certain Marc Verwilghen, ex-président de la commission Dutroux, à s’interroger sur la pertinence du lieu où mener pareille enquête. « Une commission d’enquête au niveau du Parlement européen serait préférable », plaide l’ancien ministre Open VLD (1999-2003) dans les colonnes du Morgen.

Qu’à cela ne tienne, une commission d’enquête dispose d’un moyen infaillible pour inciter à délier les langues : le huis clos. Idéal pour recueillir des confidences sous le sceau de la plus stricte confidentialité. Sauf qu’un huis clos, signale Marc Verdussen, « manque un des objectifs d’une commission d’enquête, qui est de rassurer le citoyen. Il peut dès lors engendrer de la suspicion. » Un député confirme : « Invoquer le droit au silence sera dangereux. Il se retournera contre celui qui en fait usage. » Et puis un huis clos, ça se viole. C’est même assez couru.

La commission Dutroux a ainsi eu son lot d’indiscrétions : des notes personnelles remises par la magistrate liégeoise Martine Doutrèwe et qui se retrouvaient dans un hebdo à grand tirage ; ou les sulfureux « carnets » du député-commissaire Patrick Moriau (PS), publiés au beau milieu de l’enquête parlementaire.

Les députés bavards et indélicats sont de tous les temps. Smartphones, Twitter : ils ont sous la main des possibilités démultipliées de faire fuiter et court-circuiter des infos. Claude Eerdekens, député-commissaire au siècle passé, dissipe tout doute : « La confidentialité était déjà un leurre il y a vingt ans. Je n’ai à cet égard aucune confiance dans mes successeurs. Je ne peux pas m’imaginer qu’il n’y aura pas de fuites. Sauf à confisquer les appareils mobiles de tout qui sera en séance. Ce que j’ai du mal à concevoir. » De quoi achever de dissuader des témoins clés de se mettre à table et de livrer des documents ultraconfidentiels, quand le secret est une question de vie ou de mort.

Plus fort que la téléréalité

Un huis clos, ça gâche toujours un peu le spectacle… Et du spectacle, il y en aura. Les chaînes de télé en voudront, puisque les téléspectateurs en redemanderont. Une retransmission en direct des séances de la commission d’enquête paraît être un minimum minimorum. Vingt ans plus tôt, la chose ne coulait pas de source. La commission Dutroux avait innové : ses séances retransmises en direct avaient fait exploser les audiences. Dans les foyers, on veillait devant le petit écran pour voir policiers et magistrats jouer jusqu’aux petites heures à « la vérité si je mens ». Vingt ans plus tard, les réseaux sociaux ont pris le pouvoir. Y compris chez les politiques. Pression médiatique décuplée, règne de l’immédiateté. Peu compatible avec une sérénité des débats. Toujours propice aux dérapages.

On risque fort de s’égarer : « Il ne s’agit pas de juger ni a fortiori de sanctionner mais de s’informer et éventuellement de recommander », recadre Marc Verdussen. Or, confondre enquête et jugement, c’est le péché mignon de ce type de commissions. En son temps, le constitutionnaliste avait dénoncé « les errances constitutionnelles de la commission Dutroux. Les commissaires avaient bien dérapé, ils avaient fait n’importe quoi. » Notamment transformé des témoins en coupables tout désignés. Bonjour, les lynchages médiatiques : « Si, à la fin des travaux d’une commission d’enquête, le sang n’a pas coulé, cette commission a, selon les médias, échoué ! », s’exclamait feu Marcel Colla (SP), ministre de la Santé publique contraint à la démission en 1999, qui avait connu des heures difficiles devant la commission d’enquête sur la dioxine.

A ce jeu-là, le lampiste, celui au bas de l’échelle, a des chances raisonnables de trinquer. Vingt ans après le chef René Michaux, tragiquement passé à côté de son sujet lors d’une perquisition dans la cave de Dutroux, à qui le tour ? Jan Jambon a déjà tracé la voie : le ministre N-VA a (un peu vite ?) chargé l’officier de liaison belge à Ankara. Claude Eerdekens hume l’ambiance : « Mettre en lumière les fautes de quelques bras cassés de nos services de sécurité, alors que la majorité de nos magistrats et policiers font un travail exceptionnel : est-ce cela qu’on cherche ? »

S’il s’agit de faire tomber quelques têtes pour se donner bonne conscience… Manuela Cadelli, présidente de l’Association syndicale des magistrats, prévient gentiment : le syndicat se montrera particulièrement vigilant à ce que l’on ne fasse pas facilement porter le chapeau à des magistrats. Ambiance.

Etaler les dysfonctionnements de l’Etat en pleine logique de guerre ?

« Je crains une guerre de pouvoirs », confesse un parlementaire. Le spectacle risque de ne pas être beau à voir. « C’est la ruine de l’Etat belge qui va s’étaler au grand jour », pronostique un magistrat. A quoi bon dès à présent cet exercice d’autoflagellation, s’interroge encore Claude Eerderkens, « si ce n’est à ajouter de la déliquescence à la déliquescence ». L’ex-parlementaire socialiste pousse sa réflexion. « Le risque est réel de jeter en pâture tout ce qui ne va pas au sein d’un Etat, au moment même où cet Etat est attaqué. Cela me fait très peur. Bien sûr, l’appareil d’Etat dysfonctionne ! Doit-on, sous prétexte d’une soif de vérité, le déshabiller au grand jour et risquer d’exposer certains de ses serviteurs, pour que des crapules puissent s’alimenter de dysfonctionnements mis en lumière ? »

Les députés prennent des risques. « Ils sont évidents », tranche Marc Verdussen, « Tout dépendra de la capacité d’instaurer une relation de confiance entre députés et acteurs des mondes policier et judiciaire, et du sens de l’éthique professionnelle des parlementaires. Mais « le syndrome Dutroux » plane, c’est clair. Et les conséquences de dérapages pourraient être plus dramatiques encore. » Autre constitutionnaliste à croiser les doigts, Marc Uyttendaele : « On ne peut qu’espérer que les députés seront à la hauteur et feront preuve de maturité. » Ils ne l’ont pas toujours été.

Il suffit qu’une caméra tourne pour que certains prennent une posture de procureur et montent sur leurs grands chevaux. Ceux-là ne sont pas forcément les plus assidus au travail. Un ancien de la commission d’enquête Fortis se souvient : « Il y avait toujours peu de monde lors de nos travaux à huis clos. Mais à la fin du mois, à chaque séance publique, on voyait des parlementaires rappliquer. C’était ridicule sur le plan du travail, mais payant en termes de com. » « On ne peut accepter que certains viennent faire un tour à la commission, emportent les documents et les transmettent aux journalistes qui attendent derrière la porte tandis que les autres poursuivent les travaux », pestait André Geens (VLD, qui présida la commission d’enquête sur les Grands Lacs).

Se pousser du col peut doper une carrière politique. La commission Dutroux a sorti des députés d’un relatif anonymat. A commencer par son président, le charismatique Marc Verwilghen. Sa carrière ministérielle a été nettement moins glorieuse. « Ce n’est pas parce que certains parlementaires ont agi médiocrement il y a vingt ans qu’il faut casser l’outil », rétorque Marc Uyttendaele, « Malgré les dérives de son président qui s’est construit une carrière sur la démagogie, la commission Dutroux a permis à tout un peuple de découvrir une vérité. » Herman Matthijs croit pouvoir écarter le risque : « Je ne crains pas trop que les travaux tournent au grand spectacle. Les prochaines élections fédérales et régionales ne sont prévues que dans trois ans. »

Il conviendra que les dix-sept députés-commissaires (4 N-VA – 3 PS – 3 MR – 2 CD&V – 2 Open VLD – 1 SP.A – 1 Ecolo-Groen – 1 CDH) soient triés sur le volet. A commencer par le président, vu son rôle clé dans la gestion des débats. La perle rare se dénichera dans la majorité. Patrick Dewael (VLD) sera-t-il cet homme de la situation ? Parlementaire au long cours, ancien ministre de l’Intérieur, ex-membre de la commission Dutroux, il a de la bouteille. A lui de ne pas décevoir.

Gare aussi à l’écran de fumée. Une commission d’enquête parlementaire hypermédiatisée devient la vitrine, le nombril de la Chambre. L’assemblée a tendance à se laisser distraire d’autres chantiers à tenir à l’oeil. Au hasard : la SNCB, le nucléaire, les pensions, l’évasion fiscale, « Les ministres Jacqueline Galant et Marie-Christine Marghem n’ont jamais aussi bien dormi », plaisante un élu de l’opposition.

Enfin viendra le temps d’atterrir et de conclure. Moment toujours fatidique, où peut s’abîmer une commission d’enquête : les clivages majorité – opposition reprennent le dessus, il arrive que de sordides marchandages politiques dénaturent les travaux à coup de formules ciselées. S’ancre alors une conviction que l’on a voulu noyer le poisson. Les thèses complotistes qui prolifèrent sur la Toile relayeront la fâcheuse impression : « On nous cache tout, on ne nous dit rien. » Le mot de la fin à Marcel Colla : « Tant que nous ne réussirons pas à nous détacher de nos appartenances partisanes, nous devrons réfléchir au sens de ces commissions d’enquête ». Au fait, à quand une commission d’enquête parlementaire sur le travail parlementaire ?

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