Pour Jean-Marie Dedecker, les virologues, épidémiologistes et autres infectiologues (comme, ici, Marc Van Ranst et Erika Vlieghe, auxquels le peintre Noël Verfaillie a même consacré des tableaux) sont "devenus des rois et des reines". © PHOTONEWS

En Flandre, la résistance grandit contre la « virocratie »

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Livrée à la parole sacrée des experts médicaux, la Flandre a appris que la peur devait être la meilleure conseillère. Mais la patience du bon élève atteint ses limites. Son obéissance aussi.

On aura peut-être tout vu. Même Middelkerke, the place to be à la Vlaamse Kust. Son mayeur s’est engagé urbi et orbi à faire de sa station balnéaire l’attraction du jour, ce 1er mai. Jean-Marie Dedecker n’est jamais du genre à bouder le plaisir de faire tache dans le paysage, contre vents et marées. « Je maintiens, j’autoriserai l’ouverture limitée et encadrée des terrasses« , confirmait au Vif le bouillant député fédéral indépendant à jour J-8. Un an de crise sanitaire et d’injonctions à observer le doigt sur la couture du pantalon, trop is te veel. Il y a de l’insubordination mayorale dans l’air mais le ministre régional de l’Intérieur Bart Somers (Open VLD) rappelle la consigne. Ordre de « serrer les rangs pour les difficiles semaines qui restent encore à venir ». Ne pas tolérer que la Flandre se prenne pour un Far West où l’un ou l’autre cow-boy solitaire s’aviserait de faire la loi. Message reçu?

Quasi chaque soir, les Flamands ont droit à Van Ranst le messie ou aux autres chevaliers de l’Apocalypse.

Ni plus ni moins qu’ailleurs dans le monde et en Belgique, le Flamand est las, maugrée et, à présent, bouillonne. Le nord du pays serait même à deux doigts de faillir à sa réputation d’élève jusqu’ici plutôt obéissant dans la tourmente. « Dès le début de la crise, on pouvait observer un rapport différent au respect des mesures sanitaires. On semblait plus relax côté francophone, on y jugeait davantage les décisions prises exagérées », avance Mark Elchardus, sociologue et professeur émérite à la VUB. Le baromètre de motivation publié mi-avril le laissait encore penser: les néerlandophones sondés admettaient en moyenne près de quatre contacts rapprochés, un de moins que ceux déclarés par les francophones.

Pour Jean-Marie Dedecker, les virologues, épidémiologistes et autres infectiologues (comme, ici, Marc Van Ranst et Erika Vlieghe, auxquels le peintre Noël Verfaillie a même consacré des tableaux) sont
Pour Jean-Marie Dedecker, les virologues, épidémiologistes et autres infectiologues (comme, ici, Marc Van Ranst et Erika Vlieghe, auxquels le peintre Noël Verfaillie a même consacré des tableaux) sont « devenus des rois et des reines ».© PHOTONEWS

« Le mécontentement s’exprime de manière moins expressive en Flandre », témoigne l’ex-journaliste de la VRT et ancien député N-VA, Siegfried Bracke, de retour d’une escapade à Liège, où « j’ai constaté que les gens portaient beaucoup moins le masque en rue, ce qui est assez surprenant pour un Flamand. En revanche, à l’intérieur d’un musée, le bon sens et donc le port du masque reprenaient le dessus. Le Flamand a plus le réflexe de se conformer au discours des virologues. »

Les « saumons sauvages »

Ah les virologues… Il ont débarqué sans crier gare dès l’irruption de la crise et, depuis, il n’y en a pratiquement que pour eux au nord du pays. Pour leurs diagnostics, leurs démonstrations, leurs pronostics, leurs prescriptions. « En Flandre, nous vivons en virocratie », grince Jean-Marie Dedecker, là où virologues, épidémiologistes, infectiologues et biostatisticiens sont rois ou reines. Nulle part ailleurs, les experts médicaux n’auraient autant confisqué la parole sur les plateaux de télévision, trusté à ce point les temps d’antenne. Non sans veiller à accorder leurs points de vue. Jusqu’à constituer un groupe WhatsApp baptisé wilde zalmen, une façon de faire savoir que les « saumons sauvages « ne craignent jamais de ramer à contre-courant. Tous sont profilés tenants de la ligne dure, de celle que s’emploie à imprimer sur la scène fédérale un autre néerlandophone, le ministre de la Santé Frank Vandenbroucke (Vooruit).

« Pendant un moment, la couverture médiatique flamande ressemblait à celle que l’on connaît en Russie ou en Chine », a osé un politologue, Stefaan Walgrave, pilote d’une récente étude de l’université d’Anvers. Soit un régime expurgé des voix discordantes ou dissidentes. Le commentaire a été diversement apprécié mais il est assez bien partagé. « La presse est allée tellement loin dans la vision des experts que la critique était rendue presque impossible. Les experts auront été une fausse note dans la crise pour avoir trop pris la parole publiquement et pour avoir fini par perdre de vue leur rôle qui est de donner des avis aux politiques », prolonge Mark Elchardus. Bonjour le mélange et la confusion des genres. « Fait assez unique, ces virologues coiffent la double casquette de conseillers des autorités gouvernementales et de faiseurs d’opinions. Lors des réunions des comités de concertation, tels des empereurs romains, ils lèvent ou abaissent le pouce à chaque mesure commentée en direct sur les plateaux de télévision. Sans se soucier d’un quelconque droit de réserve », abonde le constitutionnaliste Hendrik Vuye (UNamur). Le casting est ficelé, les premiers rôles distribués: Marc Van Ranst, Steven Van Gucht, Pierre Van Damme, Geert Molenberghs, Erika Vlieghe, Herman Goossens. « Quasi chaque soir, les Flamands ont droit à Van Ranst le messie ou aux autres chevaliers de l’Apocalypse », se désole un observateur du paysage médiatique flamand.

Une pandémie, c’est aussi dans la tête que ça se passe. Dans les cerveaux imprégnés de tableaux, de graphiques, de courbes, d’indices statistiques. Tout ce qu’il faut savoir sur une crise sanitaire d’enfer par sa mathématisation . Sans trop s’aventurer à élargir les horizons, comme l’ambitionne ce #covidrationnel, collectif inter-disciplinaire et interuniversitaire de 25 chercheurs qui multiplient les regards sur une crise aux nombreuses facettes. A ce jour, ce labo de réflexions reste quasi exclusivement francophone…

Moralité: hors vaccination, point de salut et d’ici là c’est (semi)confinement punt aan de lijn. La recommandation est véhiculée par une machine bien rodée aux allures de rouleau compresseur. « Le poids acquis par les experts médicaux en Flandre est aussi lié au phénomène médiatique des Bekende Vlamingen, les BV, qui les élève au rang de stars », complète le politologue Dave Sinardet (VUB – Saint-Louis Bruxelles).

Y-a-t-il encore des politiques dans la salle? Oui mais souvent priés de patienter dans la salle d’attente, « planqués derrière les virologues », peste Jean-Marie Dedecker. Une exception pour Ben Weyts (N-VA), le ministre très médiatisé des écoles. Mais pas de Georges-Louis Bouchez, de Willy Demeyer, de Maxime Prévot ou de Paul Magnette à la flamande. Pas de présidents de parti pour allumer le feu ou de bourgmestres de grandes villes pour laisser ouvertement transparaître leurs doutes sur la marche à suivre face à des restaurateurs et des cafetiers au bord de la transgression. « Ils donnent ainsi le sentiment d’être plus proches de leurs populations alors qu’en Flandre où domine le discours désincarné des experts, on est davantage dans la retenue. On y agit mais sans trop le dire: ainsi la police n’intervient pas non plus systématiquement pour disperser des rassemblements », souligne Siegfried Bracke. Même un Vlaams Belang ne s’écarte pas outrancièrement des clous et « c’est très surprenant pour un parti antisystème », pointe Pieter Bauwens, rédacteur en chef du site d’info flamingant Doorbraak.

A Anvers, un violoncelliste dans un centre de vaccination, pour adoucir stress et anxiété.
A Anvers, un violoncelliste dans un centre de vaccination, pour adoucir stress et anxiété.© BELGA IMAGE

Le pari a été pris que la peur sera bonne conseillère. Le discours anxiogène sur fond de culpabilisation s’accorderait plutôt bien avec un trait de mentalité flamande que le sociologue Mark Elchardus a pu déceler lors d’études. « Les Flamands sont davantage sensibles à la notion de responsabilité personnelle. Or, une pandémie est typiquement une situation où ce type de responsabilité est primordial ». Où un sens plus aigu du devoir a pu conduire à ce que ce juriste a relevé lors du premier confinement au printemps 2020: « Les signalements à la police des infractions aux mesures sanitaires n’étaient pas rares en Flandre alors que cette culture de la délation serait moins acceptable en Wallonie. » Même Big Brother, son appétit de fichage et sa soif de traçage, semblent faire moins peur au nord du pays. Tant que la cause est juste et bonne.

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« Tout est communautaire, même la vaccination »

Faire le gros dos est aussi moins inconfortable quand on a davantage les moyens. « On peut bien sûr jouer sur les clichés en opposant le Wallon bon vivant et avide de contacts au Flamand discipliné », note le politologue Vincent Laborderie (UCLouvain), « mais la raison est plus probablement à rechercher dans l’écart socio-économique entre les deux Régions. Les mesures de confinement touchent beaucoup plus durement les classes populaires et les populations précarisées », plus présentes en Wallonie ou à Bruxelles qu’en Flandre. « Il n’y a donc rien d’illogique à voir les Régions dont la population souffre le plus du confinement demander à ce que l’on hâte sa fin. » L’Horeca serait logé à la même enseigne: la détresse du secteur, moins audible en Flandre, serait liée à des primes de soutien plus élevées qui émoussent les envies rageuses de monter aux barricades.

Jan Jambon joue la carte du
Jan Jambon joue la carte du « covid-confédéralisme » pour adoucir le mécontentement qui enfle.© BELGA IMAGE

Mais même les bons élèves s’impatientent, attendent la récompense de leurs efforts et de leurs devoirs bien faits alors que l’autorité des maîtres en blouse blanche leur pèse de plus en plus. « La polarisation croît entre les gens de moins en moins enclins à suivre les consignes et celles et ceux qui, assez nombreux en Flandre, continuent de les suivre fidèlement et parfois même plus strictement qu’il n’est recommandé », reprend Dave Sinardet. Au calendrier de la classe, a été cochée la date du 11 juillet. Moins pour le jour de la fête nationale flamande que pour celui où, le ministre régional de la Santé Wouter Beke (CD&V) a donné sa parole: tout Flamand de plus de 18 ans aura reçu une première dose de vaccin. Sauf accro.

Et sans compter en plus avec l’empêcheur d’assouplir et de retrouver une liberté rapidement, le Wallon et plus encore le Bruxellois qui, eux, rechignent trop à se faire piquer, influencés qu’ils seraient par les états d’âme du voisin français et son puissant mouvement antivax. La Flandre entière est invitée à s’en irriter. « Tout est communautaire, même la vaccination », colporte la N-VA, à présent relayée par Jan Jambon, le ministre-président flamand en personne. Autant jouer la carte du Covid-confederalisme pour chercher à détourner le mécontentement qui enfle. Hendrik Vuye le rappelle, « dans la mentalité flamande, on a l’habitude de se venger d’une insatisfaction aux élections ».

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