Imane Aouad devait dire " oui " au thème " La victoire est-elle au bout du fusil ? " Elle l'a emporté face à Jehanne Seck. © VALENTIN BIANCHI/HANS LUCAS

Eloquentia : quand des jeunes se disputent le titre de meilleur orateur

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

A Bruxelles, pour la première fois, des jeunes de 17 à 25 ans se disputent le titre de meilleur orateur au concours Eloquentia. Jouissif et bluffant !

L’éloquence,  » ça m’a révélé à moi-même « . C’est ainsi qu’Amine Tahiri, 21 ans, étudiant à la haute école Francisco Ferrer, explique ce destin qui l’a mené jusqu’à l’art oratoire, ce monde fermé composé de ceux qui savent convaincre par les mots. Rien ne le prédisposait à en devenir un champion. Le jeune homme a longtemps été  » muet « , a longtemps balbutié.  » Je n’imaginais pas que cela m’était aussi destiné. Pour moi, le beau verbe était la chasse gardée des bien nés. Je ne pensais pas avoir quelque chose d’intéressant à dire, encore moins qu’on avait envie de m’écouter.  » C’est Monia Gandibleux qui lui a dénoué la bouche. Elle fut l’une de ses professeurs à l’institut de la Sainte-Famille, à Schaerbeek. Dans ses classes, elle initie ses élèves au débat et à la prise de parole. Amine Tahiri plonge alors dans les livres, les discours marquants pour étayer la solidité de son argumentaire. Il fait des recherches sur les philosophes et les grands politiques.  » J’ai découvert que j’aimais ça, la philosophie et la politique. Là où j’ai grandi, on aime plutôt le sport, le foot.  »

L’adolescent s’est transformé en un orateur hors pair, devenant même animateur très investi au sein de l’association Ambassadeurs d’expression citoyenne (AEC), montée en 2017 par Monia Gandibleux.  » La parole a changé ma vie. Pourquoi ne changerait-elle pas celle des autres ?  »

A ses côtés, ce soir-là, sur la scène, il y a Iman Aouad, Fatima Azouag, Thomas Dubuisson, Aslam El Aoumari, Nael Giannini, Jehanne Seck et Esther Stuaert. Ils étaient près de 90 candidats au départ, Bruxellois ou habitants la Région, âgés de 17 à 25 ans. Quatre semaines plus tard, ils ne sont plus que huit à s’affronter en quart de finale. Tous ont un amour débordant pour le verbe et un sens inné de conteur. Des préoccupations qui se ressemblent aussi :  » La parole constitue ma revanche : je bégaie, je suis dyslexique.  » ;  » Bien parler, c’est tout le temps, bien se faire comprendre, c’est la base des rapports humains.  »

Ils vont s’opposer en duel et braver cette petite foule (quelque 200 spectateurs) qu’ils doivent pendre à leurs lèvres, et un jury composé en partie d’avocats et d’artistes.  » Le jury regarde comment ils argumentent leur sujet et organisent leur discours, mais il est aussi attentif à leur posture, leur gestuelle, leur diction, la manière dont ils gèrent leurs notes « , souligne David Zylberberg, juré et ancien conseiller diplomatique, aujourd’hui entrepreneur. Sur chaque question, ils devront défendre ou contester avec un discours argumenté. Ils n’ont choisi ni le sujet ni la thèse à soutenir. Chacun sera jugé aussi bien sur la forme que sur le fond de leur texte minuté (huit minutes maximum), qu’ils ont pu préparer durant cinq jours. Le candidat est en revanche totalement libre de choisir sa forme d’expression (plaidoirie, poésie, chant, slam…).

Thomas Dubuisson, Esther Stuaert, Imane Aouad et Amine Tahiri: les qualifiés pour la demi-finale. Thomas et Imane se disputeront le titre le 3 avril.
Thomas Dubuisson, Esther Stuaert, Imane Aouad et Amine Tahiri: les qualifiés pour la demi-finale. Thomas et Imane se disputeront le titre le 3 avril.© VALENTIN BIANCHI/HANS LUCAS

La culture du dialogue et du débat

Soudain, les premiers mots résonnent. Thème de la première joute :  » La victoire est-elle au bout du fusil ?  » Les autres duos de jouteurs se succèdent sur les sujets  » Faut-il chercher midi à 14 heures ? « ,  » Sommes-nous des copies qu’on forme ?  » et enfin  » Faut-il exulter ?  » Certains misent sur l’humour, d’autres usent avec habileté de rimes et de références littéraires ou philosophiques. Derrière les mots, ils ont un peu confié de leur souffrance et de leurs espoirs. Tous captivent l’auditoire. La joute verbale ne se décrit pas. Elle s’écoute, se déguste, puis s’envole.

Amine Tahiri fait partie des candidats qualifiés pour la demi-finale le 27 mars, face à Esther Stuaert, rhétoricienne, Thomas Dubuisson, 24 ans, mi-slameur mi-acteur, et Imane Aouad, étudiante. Thèmes :  » Le Belge est-il drôle ?  » et  » Faut-il se taire ?  » La finale aura lieu le 3 avril (1). Elle opposera Imane à Thomas. Le vainqueur ira affronter les autres gagnants Eloquentia lors de la finale internationale.

Cette belle histoire a commencé il y a un an. L’idée est venue à un trio de partenaires (ULB engagée en tête, suivie très vite par la Maison de la francité et les Ambassadeurs d’expression citoyenne) de dupliquer à Bruxelles, victime de nombreux clichés, la version française Eloquentia, lancée, en 2012, d’abord à l’université Paris 8 en Seine-Saint-Denis, puis dans toute la France (le concours est aujourd’hui devenu national). Souvent considéré comme l’apanage des facultés de droit, ce tournoi d’éloquence se distingue des autres concours. Il n’oppose pas les meilleurs élèves des écoles et des universités, mais part à la recherche du meilleur orateur bruxellois.  » Au lieu de se cantonner aux étudiants, on a souhaité élargir le casting à la diversité sociale et culturelle, précise Anne-Catherine Dumont, chargée de projet pour Eloquentia Bruxelles. Il s’agit, à travers cette compétition, de mettre en avant la culture du dialogue et du débat. On ne cherche donc pas à promouvoir la rhétorique au sens artificiel du terme.  »

En plus d’organiser le tournoi, Eloquentia anime (gratuitement) une formation à la prise de parole publique sur plusieurs semaines. Les élèves sont formés aux codes de la prise de parole, les clés pour argumenter et convaincre devant un public. Plusieurs professionnels du langage interviennent, comme des comédiens, des avocats, des experts de l’éloquence. Pour ces intervenants, la maîtrise de l’oralité demeure un outil émancipateur. Elle permet de s’affirmer, mais aussi de prendre confiance en soi et de savoir débattre avec respect, écoute active, bienveillance. Utopie ?  » Les mots justes trouvés au bon moment sont de l’action « , rétorque la philosophe Hannah Arendt.

(1) Finale le 3 avril, à 19 h 30, dans l’amphithéâtre Henri La Fontaine, campus du Solbosch (ULB), à Bruxelles. Entrée gratuite. Inscription obligatoire : info@eloquentia.brussels.

Le titre de notre article est inspiré du film A voix haute, documentaire diffusé en 2016 et réalisé par Stéphane de Fretas. Il retrace le parcours d’étudiants de Seine-Saint-Denis découvrant l’art oratoire.

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