De nombreuses grognes syndicales ont été provoquées par ce capitalisme belge en pleine débandade. Ici, la Sabena. © OLIVIER MATTHYS/BELGAIMAGE

Dilapidations des fleurons industriels belges : chronique d’un dépeçage intégral

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

Pour Paroles de patrons, des historiens de l’UCL ont recueilli les témoignages de 72 acteurs de premier plan qui ont assisté, depuis les années 1970, à la dilapidation de nos joyaux industriels. C’est le récit d’une lente et inexorable déchéance identitaire.

 » Croyez-vous qu’en France, on aurait pu racheter Vivendi, la Compagnie de Suez, EDF, la BNP ou Laforge ? Il n’y a qu’en Belgique qu’une chose pareille peut se produire.  » Luc Bertrand, actuel président du conseil d’administration du groupe Ackermans & van Haaren, résume en deux phrases le sentiment de malaise qui prévaut à la lecture de Paroles de patrons, coécrit par les historiens de l’UCL Vincent Dujardin, Vincent Delcorps et Anne-Sophie Gijs (1). Tous trois ont longuement rencontré 72 témoins de ce capitalisme à la belge dilapidé à partir des années 1970 : capitaines d’industrie, ministres, témoins de premier plan. On y perçoit le sentiment d’un grand gâchis, d’erreurs d’appréciation magistrales et d’un laxisme politique coupable.

Le constat est édifiant à l’heure où certains responsables politiques, dont le ministre-président wallon Paul Magnette (PS), reparlent de  » patriotisme économique « .  » La Belgique sort déforcée de cette période 1988-2017 qui a vu la perte de toute une série de ses fleurons, souligne Vincent Dujardin. C’est qu’en perdant Petrofina, CBR, Tractebel, Electrabel et autres Fortis ou BBL, la Belgique a aussi perdu de son impact politique, diplomatique et économique dans des proportions qu’il est impossible de chiffrer.  »  » Un éventuel patriotisme économique ? Nous n’en avons pas rencontré, constate Vincent Delcorps, en conclusion de la partie consacrée à la saga de la Générale de Belgique. Ni au sein de la classe politique ni dans le camp patronal.  » En racontant ce démantèlement national, de la Générale à la Sabena en passant par Tractebel ou les banques, les historiens de l’UCL libèrent la parole des acteurs d’un pays perdu. Qui s’est noyé dans l’océan de la mondialisation en raison de ses propres démêlés identitaires.

Notre territoire est-il trop petit à l’heure du grand marché mondial ? Etions- nous condamnés à devenir les victimes, consentantes ou non, de la globalisation financière ? L’introspection menée par les historiens avec les patrons apporte une réponse nuancée.  » Oui, la Belgique est un pays de petite taille, ce qui n’est pas de nature à favoriser l’émergence de grands groupes, reconnaît Vincent Dujardin. Mais il n’est pas exact d’affirmer qu’elle n’a jamais accueilli de grands fleurons. Il suffit de rappeler que nous fûmes parmi les pionniers de la révolution industrielle, dans le charbon et l’acier.  » Avant de courir après les événements au lendemain des deux guerres mondiales.  » Un seul exemple, rappelle l’historien. Le fait que la crise de l’acier se soit prolongée jusque dans les années 1980 illustre le fait que les efforts de reconversion dans ce secteur n’ont pas été suffisamment anticipés, surtout du côté wallon, où l’on investit, par exemple, au début des années 1960, deux fois moins dans la recherche qu’en Flandre.  »

Janvier 1988, un tournant : l'Italien Carlo De Benedetti (à dr.) lance une OPA sur la Générale, qui tombera finalement dans l'escarcelle de Suez. Mark Eyskens, alors ministre des Finances, est impuissant.
Janvier 1988, un tournant : l’Italien Carlo De Benedetti (à dr.) lance une OPA sur la Générale, qui tombera finalement dans l’escarcelle de Suez. Mark Eyskens, alors ministre des Finances, est impuissant.© Paul Henry Versele/Photo News

En 1966, la Flandre prend le dessus sur la Wallonie, son PIB devient plus important : les destinées économiques de nos deux principales Régions s’inversent, mais surtout, le revanchisme des uns et les frustrations des autres prennent le pas sur toute approche pragmatique commune. Ce tournant marque le début du déclin de la Belgique de papa. Et de son capitalisme.

Le « pourrissement » de la Belgique

Deux dates s’avèrent cruciales et symboliques dans le chemin de croix programmé de notre économie nationale. Le 17 janvier 1988, l’Italien Carlo De Benedetti vient narguer les dirigeants de la Générale avec une boîte de pralines derrière laquelle se cache une OPA en bonne et due forme. Il échoue dans sa tentative. C’est finalement le groupe Suez qui profite de la situation pour cueillir le fruit mûr : le grand groupe financier belge passe sous pavillon français. Tout un symbole, tant la Générale avait accompagné le déploiement de nos industries et l’exploitation des richesses du Congo.

Si la vieille dame a été rachetée, c’est aussi parce qu’elle incarnait à l’excès la domination du pays par la vieille noblesse francophone, elle était devenue l’incarnation d’un establishment dépassé par les événements, replié sur lui-même, coupé du monde anglo-saxon et rejeté par les nouveaux maîtres flamands. Ses dirigeants  » percevaient mal que la Belgique était devenue un champ de bataille ouvert à tout le monde « , expliquent les auteurs.  » Paris s’est emparé de ce qui était l’essentiel de la vie économique de notre pays « , regrette Willy Claes, ancien ministre socialiste flamand.

Cette vente aurait pourtant pu être évitée. L’idée d’une intégration de la Générale dans le Groupe Bruxelles Lambert (GBL) d’Albert Frère avait été imaginée peu de temps auparavant. Paul Haine, l’ancien Chief Financial Officer (CFO) de Tractebel, déplore le non-aboutissement de ce projet :  » La taille de l’entité issue de ce rapprochement aurait rendu dissuasive toute OPA sur elle. Les rationalisations voulues se seraient produites dans le secteur des banques et des assurances. Tractebel serait restée belge et Petrofina peut-être aussi. Il y aurait eu un renforcement des centres de décision du pays.  » Au moment de l’OPA de De Benedetti aussi, l’histoire aurait pu prendre un autre cours.  » Une solution était envisageable : l’entrée de l’Etat dans le capital de la Générale par le biais de la CGER, écrit Vincent Delcorps. Cette option a été explicitement proposée au gouvernement au moment de la crise ; elle n’a pas été retenue.  »

Vincent Dejardin et Vincent Delcorps (photo), historiens de l'UCL, évoquent la
Vincent Dejardin et Vincent Delcorps (photo), historiens de l’UCL, évoquent la « faiblesse des politiques ».© SDP

C’est la confirmation du constat, disent les auteurs :  » Le holding n’avait pas bonne presse dans cette terre de PME qu’est la Flandre.  » Frans Crols, éditorialiste de l’hebdomadaire économique flamand Trends, voit d’ailleurs dans la chute de la Générale  » une indication du degré de pourrissement de la Belgique « . Il faut ajouter que l’esprit même des dirigeants de ce géant était économiquement dépassé : cela reste étonnant de lire des témoignages relayant leur mépris pour la nouvelle économie, certains se demandant comment  » il était possible de faire du profit avec l’électronique « .

Tractebel, le fleuron numéro un

Après la chute de la Générale, l’écroulement de la Belgique de papa devient inéluctable. En 1999, le dépeçage se poursuit : notre pays perd définitivement le contrôle de Tractebel.  » Lorsqu’on interroge nos témoins sur la disparition des fleurons et les principaux regrets qu’ils nourrissent, voilà l’entreprise la plus fréquemment citée, relève Vincent Delcorps. Elle était prospère, fortement implantée à l’international. Elle disposait d’une expertise unique, d’équipes solides. Dans les années 1990, elle était dirigée par Philippe Bodson, un meneur d’hommes charismatique aux compétences largement reconnues. Aux yeux des connaisseurs, Tractebel était sans doute le plus beau fleuron industriel du Royaume.  »

L’arrivée à sa tête du Français Gérard Mestrallet est un nouveau tournant. Autant Bodson défendait un Tractebel solide et maître de son destin, autant le nouveau venu est forcément  » le garant des intérêts de l’actionnaire majoritaire « . Là encore, les politiques auraient pu intervenir, mais ils préfèrent regarder le navire prendre le large.  » Sans doute Dehaene n’éprouve-t-il que peu d’intérêt pour cette affaire dans laquelle – c’est son point de vue – le politique n’a pas à se mêler « , écrit Vincent Delcorps. Le credo du tout-puissant Premier ministre CVP, nettement moins proactif dans ce dossier que dans d’autres, linguistiques notamment :  » Quand on a un actionnaire, on suit sa stratégie.  » En toile de fond, là encore, un  » malaise flamand  » autour de Tractebel.

Etienne Davignon, tout sourire avec le Français Gérard Mestrallet au moment de la reprise de Tractebel : un des fleurons belges s'est évanoui.
Etienne Davignon, tout sourire avec le Français Gérard Mestrallet au moment de la reprise de Tractebel : un des fleurons belges s’est évanoui. © ISOPIX

Jean-Louis Duplat, ancien président de la Commission bancaire et financière, voit dans la cession complète du groupe à Suez Lyonnaise des eaux la  » plus grosse débelgitude qui soit « . Un drame et la perte du secteur stratégique de l’énergie, enjeu majeur du XXIe siècle.  » En quelque sorte, la Société Générale et Tractebel ont sauvé Suez, résume Etienne Davignon, l’un des grands maîtres du capitalisme à la belge. Cela dit, c’est dommage que l’inverse ne se soit pas produit. Nous aurions pu devenir Suez !  » Les regrets seront éternels. La conséquence de tout cela ? La Belgique n’a plus la main sur les leviers qui lui permettent de décider des investissements nécessaires à son avenir.

La responsabilité d’Albert Frère

Dans cette saga d’un capitalisme belge à la dérive, Albert Frère joue un rôle à part, celui d’un financier pur, davantage soucieux de son patrimoine que de la plus-value qu’il peut apporter au pays – c’est d’ailleurs l’un des seuls qui a refusé de répondre aux questions des historiens de l’UCL.  » Son rôle pour l’économie belge est celui d’un vendeur de bijoux de famille « , assène l’ancien président du PSC Gérard Deprez.  » Les gouvernements ne disposaient pas des moyens pour obliger un capitaine d’industrie comme Frère à prendre ses responsabilités dans le processus de reconversion, prolonge Willy Claes. On n’avait pas les outils juridiques.  »

Jean-Luc Dehaene, Premier ministre dans les années 1990, a préféré fermer les yeux.
Jean-Luc Dehaene, Premier ministre dans les années 1990, a préféré fermer les yeux.© OLIVIER MATTHYS/BELGAIMAGE

A l’heure du bilan, le constat est dur, selon les témoignages recueillis par les auteurs de Paroles de patrons.  » Dans les sociétés dans lesquelles il détenait des participations, Albert Frère a toujours privilégié le pouvoir et l’argent, écrit Anne-Sophie Gijs. Alors qu’il avait la possibilité de construire quelque chose de « grand et durable » sur le plan économique pour le pays, il a mis ses remarquables atouts, tant matériels qu’humains, au seul service de ses ambitions personnelles.  » C’est lui qui a accéléré l’internationalisation du secteur bancaire belge, qui a plongé nos banques dans la grande crise de 2007-2008. Lui encore qui a simplifié ses participations et favorisé le passage de Petrofina et de Tractebel dans les mains françaises de Total et Suez. Ce  » génie de l’argent  » a été nommé baron par le roi en 1994 et certains s’en étonnent dans le livre, au vu de sa responsabilité dans la perte d’influence belge.

Les historiens de l’UCL évoquent encore longuement, avec de nombreux témoignages, les sorts divers des entreprises familiales (Côte d’Or, Solvay, Delhaize…) dont la destinée a miné ou dopé le prestige national, celui des banques ou celui, très spécifique, de la Sabena, étoile aux ailes brûlées. A qui la faute de cette débandade généralisée ?  » La faiblesse du politique en Belgique est pointée du doigt par de très nombreux interlocuteurs, note Vincent Dujardin. Les gouvernements, très absorbés par les questions linguistique et institutionnelle depuis 1960, sont souvent présentés comme divisés, voire absents, tardant à légiférer, notamment en matière d’OPA, contrairement à la France, l’Allemagne ou les Pays-Bas.  »  » Il ne suffit pas d’avoir une bonne législation, il faut en plus aussi un bon suivi, et il faut surtout des gens, lui répond Jean-Louis Duplat. Aujourd’hui, on a la « réglementite aiguë », mais ce n’est pas comme ça qu’il faut prendre le problème.  »

Et si la chute de la maison capitalistique belge était avant tout la conséquence d’un pays – et de ses dirigeants – qui ne parvient plus à construire un destin commun à ses différentes Communautés ?

(1) Paroles de patrons. Que sont devenus nos fleurons nationaux ?, par Vincent Delcorps, Anne-Sophie Gijs et Vincent Dujardin, éd. Racine, 2017, 689 p.

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