Elio Di Rupo

Deux modèles de l’économie de plateforme: dumping social vs protection sociale

Elio Di Rupo Président du Parti socialiste

Soyons clairs : pour nous, socialistes, la nouvelle économie, celle liée à l’avènement du numérique – l’économie de plateforme, du partage ou collaborative -, est en soi une belle opportunité. Pas question donc de nous reprocher un quelconque conservatisme ou blocage.

A nos yeux, les plateformes Internet offrent un réel intérêt économique, social, environnemental : elles facilitent la mise en relation entre les clients et les prestataires de services, elles allègent les démarches administratives et apportent des fonctions de support aux entrepreneurs, elles favorisent la mobilité, elles facilitent la vie des consommateurs…

A l’instar de tout secteur émergent, le rôle du politique est d’accompagner sa croissance au bénéfice de l’intérêt général. En d’autres termes, il lui appartient d’inciter et d’encadrer l’économie de plateforme pour s’assurer que la société tout entière y gagne.

Les plateformes Internet offrent un réel intérêt économique, social, environnemental. Le rôle du politique est donc d’accompagner leur croissance au bénéfice de l’intérêt général.

En réponse à cet enjeu, deux visions radicalement différentes s’affrontent : une libérale, une socialiste.

Commençons par l’approche libérale.

Le gouvernement fédéral vient de dévoiler son projet de cadre fiscal relatif à l’économie de plateforme, dont le Ministre de l’Agenda numérique, Alexandre De Croo, vante la modernité. Pourtant, l’analyse démontre que ce projet ouvre la porte au dumping social et fiscal entre travailleurs et entre entreprises belges. Plutôt que de créer des emplois, le texte du gouvernement fédéral risque de provoquer une hausse du chômage. Lors du dernier ajustement budgétaire, le gouvernement Michel a en effet adopté une mesure dont les détails commencent à peine à filtrer dans les médias. Le gouvernement fédéral entend créer, dans le courant de cette année, un statut pour les mini-jobs, c’est-à-dire ceux rapportant un revenu annuel brut inférieur à 5.000 euros, qui sont liés à aux activités sur les plateformes Internet mettant en relation des travailleurs et des clients particuliers. La principale caractéristique du statut des mini-jobs conçu par le gouvernement est de prévoir un très faible taux réel d’imposition, établi à 10% (un taux de 20% couplé à 50% de frais forfaitaires, réduisant dès lors le taux réel à 10%). Autre spécificité : l’inexistence de sécurité sociale pour les travailleurs.

Le travail précaire est ainsi légalisé. Avec quelle conséquence ? Ces mini-jobs créeront bientôt une forte concurrence déloyale entre deux relations de travail, celle soumise à un impôt normal et ouvrant des droits sociaux classiques pour le travailleur, et la relation de travail imposée à 10% sans aucune protection sociale. L’inégalité saute aux yeux : comment peut-on justifier que deux travailleurs effectuant le même travail, mais dont l’un des deux est mis en relation avec les clients par le biais d’une plateforme web, soient traités fiscalement et socialement de manière tout à fait différente ?

Cette ubérisation gouvernementale provoquera des conséquences sur de très nombreux travailleurs, tant le projet du Ministre De Croo pourra s’appliquer à de multiples secteurs de services : l’horeca, les travaux (plafonnage, peinture, électricité, menuiserie, plomberie, réparations…), le transport de personnes, l’événementiel, le jardinage… Certes, une faible limitation est insérée pour les prestataires : ils ne peuvent exercer une activité similaire en tant qu’indépendant ou chef d’entreprise. Néanmoins, aucune limitation n’a été précisée pour les travailleurs salariés. Ainsi, un travailleur salarié dans le secteur de la construction pourra exercer cette même activité dans le cadre d’un mini-job, au contraire du travailleur indépendant…

Le régime fiscal de faveur octroyé à ces mini-jobs va conduire à ce qu’ils remplacent en partie les emplois établis dans le cadre d’une relation de travail classique. Autrement dit, aucun demandeur d’emploi ne sortira du chômage grâce à cette mesure.

Les mini-jobs du gouvernement fédéral sont en outre soumis à un impôt forfaitaire, et non au principe de progressivité, créant ainsi une inégalité supplémentaire entre travailleurs. Que les revenus professionnels de l’activité principale du travailleur soient faibles ou élevés, les revenus des mini-jobs seront taxés d’un même montant.

Par ce système, le gouvernement pénalise les bons employeurs qui proposent des emplois de qualité. Désormais, bon nombre d’employeurs auront intérêt à recourir à l’usage d’une plateforme internet pour son activité commerciale, qu’elle lui apporte ou non une plus-value en elle-même : il pourra ainsi mettre en relation ses travailleurs et ses clients, bénéficier du taux réduit à 10% et se rémunérer via la commission de la plateforme. Ne cotisant pas à la Sécurité sociale, ces travailleurs n’auront pas accès à la sécurité sociale (pensions, chômage, maladie).

De l’économie de partage, le gouvernement propose une lecture qui privilégie le chacun pour soi. Les mini-jobs opèrent en dehors de notre sécurité sociale et, en raison du taux de taxation réduit, financent très peu les services publics (écoles, hôpitaux, police, justice…). Ces mini-jobs fragilisent le financement de nos services publics ainsi que notre modèle de protection sociale des travailleurs.

Face à cette approche libérale, il en est une autre, socialiste, qui propose un autre modèle. Le programme Digital Wallonia adopté par le gouvernement wallon à l’initiative du Ministre du Numérique, Jean-Claude Marcourt, marque la différence.

D’abord, en ce qui concerne la méthodologie utilisée, en rupture avec les processus de décisions classiques de l’action publique. Elle a privilégié la collaboration, la co-création et l’approche bottom-up. Ainsi, les Assises du Numérique ont mobilisé plus de 200 personnes représentant 140 entreprises privées et publiques, organismes et associations. Ce sont ces Assises qui ont nourri la réflexion du gouvernement wallon.

Ensuite, en ce qui concerne les modes d’action. Au départ de l’analyse réalisée dans le cadre des Assises du Numérique, la Wallonie s’est dotée d’un dispositif qui soutient directement les PME et les start-ups dans leur développement. Le fonds W.IN.G (Wallonia Innovation and Growth) investit, lors des premiers tours de table, dans les startups numériques innovantes offrant de réelles perspectives de développement sur le marché.

Ce soutien est bénéfique parce qu’il intervient au moment crucial pour les entreprises, celui où les créateurs d’activité économique prennent des risques et ont besoin d’un soutien financier. Il a lieu ici et maintenant, pour les entreprises qui naissent chez nous et qui génèrent de l’emploi durable et de qualité.

Outre ces aides régionales, l’approche socialiste plaide également pour la globalisation des revenus. Tous les revenus, quelle que soit leur origine (travail ou capital), doivent être taxés de façon équitable et soumis à la progressivité de l’impôt. Tout travailleur, qu’il mette ses services à dispositions des clients de sa société via une plateforme Internet ou non, doit être traité de manière égale. Il est absurde que le recours ou non à une plateforme Internet crée une discrimination fiscale et une différence de protection sociale des travailleurs.

Nos visions quant à l’économie de plateforme démontre une nette différence entre la gauche et la droite. Pour nous, l’économie de plateforme ne peut être prétexte à la déstructuration de notre modèle social. Pour nous, les plateformes Internet doivent et peuvent être un outil qui facilite la vie des travailleurs et des consommateurs. Pour nous, la nouvelle économie doit garantir à ces travailleurs et consommateurs les mêmes protections que dans le monde « physique ».

Nous sommes donc favorables à l’adoption d’une législation qui permette à cette nouvelle économie de jouer pleinement son rôle de facilitation des échanges. Nous partageons la volonté de simplification administrative facilitant la perception fiscale sur les revenus générés via la plateforme. Nous entendons faciliter les rôles de support et d’intermédiaire joués par les entrepreneurs de l’économie de plateforme.

Mais, au lieu de créer une concurrence déloyale entre travailleurs, il faut garantir à chacun un même niveau élevé de protection des travailleurs. Les nouvelles technologies ne seront porteuses de progrès pour tous que si les mandataires politiques font le choix d’inscrire ces avancées technologiques dans un modèle social fort. Il est regrettable que le gouvernement Michel ait choisi la voie inverse.

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