Matthieu Peltier

Démocratie participative : idéal démocratique ou paroxysme de l’hyper-individualisme ?

Matthieu Peltier Professeur d’éthique et de philosophie à l’EPHEC. Chroniqueur à La Première RTBF

Avant toute chose, je tiens à préciser que je ne suis pas politologue, je ne suis pas du tout expert sur les questions que je vais traiter ici. Je parle depuis une expérience concrète de plus de 6 années de tentative de démocratie participative à petite échelle.

Ce texte n’est pas une démonstration ou une proposition d’alternative, il a pour but de donner à penser sur la question.

Une expérience d’habitat groupé

Il y a quelques années nous avons lancé avec 6 autres familles un habitat groupé pas très loin de Bruxelles. Le but était de concrétiser un idéal communautaire et une expérience démocratique radicale au travers de la gestion d’un lieu en commun. Les gens avaient été choisis en fonction de leur motivation à rendre possible une véritable expérience de démocratie participative à l’échelle d’un petit groupe. Nous avons opté pour une méthode de prise de décision : la sociocratie. Nous nous sommes formés à cette méthode, à la communication non-violente, nous avons appris à améliorer nos réunions, à gérer la parole, le temps de parole, à travailler sur des propositions pré-construites, à éviter les débats stériles, à distinguer le vécu du reste, etc.

Malgré tout cela, l’expérience s’est avérée très difficile. Des dossiers se sont retrouvés bloqués et le sont encore. La vie en commun est toujours agréable mais la prise de décision sur les dossiers importants a été l’objet de beaucoup de souffrance pour plusieurs du groupe et chez certains cela a provoqué leur départ du projet.

J’ai l’orgueil de penser que nous avons été très loin dans la volonté de bien faire, d’y mettre beaucoup d’énergie et de ne pas s’arrêter aux premières difficultés. A titre personnel et intellectuel, l’expérience est très déroutante quand on part habité d’un idéal de démocratie participative à grande échelle. Réformer la démocratie. Il en est question tout le temps dans l’actualité : RIC, référendum en tout genre, tirage au sort des élus, votations, assemblées populaires, etc. Notre expérience ici a totalement bousculé mon positionnement en la matière et il m’est devenu très difficile d’entendre certaines aspirations et théories académiques déconnectées de ce que représente réellement le défi de décider à plusieurs. Je vous livre quelques constats en vrac autour de mon expérience non pas pour parler de prise de décision en habitat groupé mais pour enrichir la réflexion autour de l’idéal de l’horizontalité en politique :

L’illusion de la procédure

Il y a une évidence encore très peu assimilée par le plus grand nombre. C’est que la démocratie la plus parfaite, la procédure la plus réfléchie, la méthode la plus démocratique possible ne consistera jamais à exaucer l’entièreté de vos revendications ou de vos aspirations. Il y a, souvent inconsciemment, chez la plupart d’entre-nous, l’idée que les frustrations vécues dans le système sont dues à des failles dans le fonctionnement. On voit partout, trop souvent, dans les bureaux, les associations, les sociétés, une contestation se fédérer autour de l’idée que le problème vient de l’autorité qui fait des mauvais choix et qu’il convient de renverser pour décider ensemble de façon horizontale et enfin, contenter tout le monde. Non. On parle de crise de la représentation.

La peur d’être lésé

Dés lors qu’on s’aperçoit que la décision, même démocratique, ne contente pas tout le monde. Il est normal, pour tout en chacun, de se demander si les frustrations sont équitablement réparties entre les individus. Et inévitablement certains vont se sentir lésés objectivement ou subjectivement peu importe.

Si l’individu qui se sent lésé exprime son malaise, on va inévitablement réfléchir avec lui à comment ceci a pu arriver. On va forcément essayer de voir à quel moment de la procédure la décision serait passée « en force » et à quel moment il n’a pas pu aiguiller la décision vers une issue plus supportable.

Va en ressortir une nouvelle vigilance de la personne dans les décisions qui suivront. On va s’accorder pour dire que le secret réside dans l’expression des limites de chacun au moment adéquat. Si une décision ne convient pas, il faut l’exprimer. Mais de nouveau l’illusion est que le problème est dans la procédure.

La culture du contrat

Au fil du temps, ils deviennent nombreux ceux qui estiment avoir accepté des choses qu’ils n’auraient pas du. Il en ressort un ralentissement général du processus de décision. La crainte de faire passer une solution inéquitable augmente, la crainte d’être (encore une fois) le dindon de la farce, la crainte de ne pas exprimer entièrement l’ensemble de ses limites pour ne pas à avoir à le regretter plus tard.

Et petit à petit advient le culte du contrat. Des individus modernes qui ne souhaitent pas être dans l’émotionnel, dans la rancoeur ou dans la haine vont avoir à coeur de trancher en se référant au contrat. L’illusion consiste à penser qu’il suffit de prévoir un cadre puis de trouver un accord et enfin se référer à l’accord pour légitimer le fonctionnement. Les contrats sont partout dans nos sociétés.

Mais les contrats s’épaississent. Ils ne contiennent jamais assez de détails. Les difficultés se retrouvent les mêmes, le contrat devient une espèce de fractale dans laquelle l’épreuve démocratique n’est absolument pas résolue mais se déplace au fur et à mesure que l’on zoom sur le problème.

La culture du contrat (qui donne lieu à des procédures en justice couteuses et interminables), c’est l’un des travers de la société américaine et l’un des principes fondateurs des libertariens, des néo-libéraux et plus généralement de l’hyper-individualisme.

L’hyper-individualisme

Elle n’est pas du tout faite cette prise de conscience chez les progressistes que leurs aspirations démocratiques et leur contestation de l’autorité est traversée d’un individualisme très poussé.

Comment cela est-il possible ? Comment un idéal collectiviste, démocratique, non-violent construit par des progressistes peut-il se retrouver coincé dans tout ce qu’il voulait fuir ?

Les réflexions actuelles sur les systèmes de referendum en tout genre me semblent d’une grande naïveté. On sacralise l’opinion de l’individu. On sacralise la procédure. On s’illusionne sur un pseudo équilibre qui adviendrait dés lors qu’on aura équilibré les forces autour de la couverture et que chacun pourra tirer à armes égales sur celle-ci.

Sauf qu’une couverture tirée de partout ne bouge plus. La maximisation du périmètre décisionnel de chacun n’entraine pas un nouveau monde, elle entraine inéluctablement le blocage total.

On assiste aujourd’hui à la multiplication des blocages politiques : au niveau européen, en Belgique, en Angleterre avec le Brexit, aux USA (sur la question du mur), etc.

L’illusion contemporaine du contrat repose aussi sur la possibilité permanente de rompre le contrat quand celui-ci ne répond plus à nos attentes. On peut quitter l’habitat groupé, on peut quitter son mari, on peut quitter l’Europe, on peut séparer la Belgique, on peut demander l’indépendance de telle ou telle région, on peut quitter son emploi, on peut déménager, on peut sortir…

Sauf que le plus grand défi de toute l’histoire de l’humanité auquel nous sommes maintenant confrontés : la détérioration de notre milieu et de nos conditions de vie se déroule dans une bulle (la terre) de laquelle aucun mécontent ne pourra s’échapper.

Démocratie et opinions individuelles

J’ai été très frappé par l’intervention Bruno Latour à propos du mouvement des gilets jaunes sur France Inter qui expliquait qu’on a tout sauf besoin de l’opinion des gens. L’opinion de l’individu isolé s’harmonise bien souvent à ses intérêts et se fait en dépit de toute compréhension de la complexité d’un système qui doit muter dans son ensemble. Si je demande aux gens voulez-vous une taxe sur l’essence ? Il est fort probable que beaucoup de gens, déjà en difficulté financière, devant beaucoup rouler s’y opposeront et c’est bien compréhensif. Même l’écologiste militant, pourrait se demander « une taxe ? Oui mais dans quel système ? Avec quelle alternative ? Pour faire advenir quel monde ? » Aucun referendum ne pourra jamais rendre compte de la complexité. Bruno Latour, lui, défend l’idée que ce dont on manque c’est de bonnes descriptions de la situation, de notre dépendance à la voiture par exemple, de sa place dans tous les maillons du système. Je suis prêt à parier qu’un système de referendum déplacerait rapidement la contestation sur les questions de formulations, de timing et, in fine, de procédures.

Antoinette Rouvroy dans la série « Démocratie en question » exprimait également les dérives d’une démocratie qui consisterait à hyper-maximiser l’espace des petits intérêts privés et qui aurait pour résultat l’optimisation d’un système en fait intenable, notamment au regard des enjeux climatiques.

Elle rappelle également la nécessaire transcendance qui doit accompagner la politique. Le projet politique doit dépasser l’individu, notamment pour prendre en compte des non-représentés comme les générations futures. Je suis aujourd’hui intimement persuadé qu’une démocratie de referendum serait, par ricochet, conservatrice et déboucherait sur un équilibre ou chacun se verrait presque contraint de barricader ses intérêts pour les défendre et ou, petit à petit, émergerait une forme de résignation quant au destin sociétal qui serait lui, de plus en plus, jugé comme échappant à tout le monde. On peut se demander si ce n’est pas déjà le cas au niveau mondial et des tentatives d’accords internationaux ou des dirigeants renoncent ouvertement à la prise en charge du destin de l’humanité pour se concentrer sur leurs intérêts propres.

Un individu coincé dans un système ultracomplexe n’a plus pour seul objectif que de limiter ses pertes individuelles.

Une révolution philosophique

Alors qu’est-ce qu’on fait ? Evidemment je n’ai pas de solution. Mais peut-être une intuition que le coeur du problème est davantage philosophique et psychologique que procédural et politique. Ce qui est notamment en question c’est notre capacité à admettre de l’hétéronomie, de la frustration, de la limitation. C’est notre capacité à renoncer au perpétuel calcul et à l’hyper-responsabilité : illusion très moderne qui consiste à penser que nous pouvons et devons maitriser tout ce qui arrive et qui débouche sur de l’hyper-méfiance, de la protection à outrance, des assurances, des contrats, des normes et toutes sortes de barrières. Accepter l’hétéronomie c’est accepter qu’une partie m’échappe et cette acceptation me semble un ingrédient bien plus important du changement que la mise en place de prise de décision via referendum.

Les fans de l’entreprise libérée et de l’horizontalité décisionnelle le sont souvent par des lectures, rarement par de la pratique. Je continue de penser que cela est possible à petite échelle et nous y travaillons encore au sein de notre groupe mais je suis définitivement sceptique à grande échelle. Il n’est pas exclu que ce soit tout le projet moderne qui soit en question et son culte de l’individu autonome. Evidemment en déduire un retour à l’autocratie ou à une forme de dictature serait forcément une grave erreur. Le système de démocratie représentative n’est peut-être pas le noeud du problème. Ce qu’il convient certainement de retravailler c’est notre rapport au monde en partant du constat de l’échec global probable de notre gestion de la planète et de notre individualisme exacerbé.

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