Carte blanche

Décroissance et confinement : les amalgames féconds de Georges Louis Bouchez

« La décroissance qu’on nous vend à gauche, c’est ce que nous vivons aujourd’hui » a déclaré Georges-Louis Bouchez à La Libre Belgique le 7 avril dernier. Ce propos à l’emporte-pièce et volontairement provocateur s’expose à au moins trois critiques.

Pour commencer, il confond un peu rapidement décroissance et confinement, qui sont pourtant deux choses fort différentes. Ensuite, il attribue un peu rapidement à « la gauche » un idéal de décroissance que l’on peine à retrouver dans les programmes des partis visés. Enfin, il révèle une lacune dans la culture du président du MR qui semble ignorer que la « convivialité » des objecteurs de croissance est l’inverse du confinement, que la décroissance ne signifie pas le retour à l’âge de pierre et la fin de l’électricité, et surtout que décroitre ne signifie pas « avoir moins de tout ». Les penseurs de la décroissance prônent au contraire une croissance davantage soutenue dans des secteurs comme les soins à la personne, l’agro-alimentaire ou l’éducation.

Ceci étant, les amalgames de cette déclaration choc permettent paradoxalement de la rendre stimulante en explorant les nuances qui y font défaut. Car que veut-dire Georges-Louis Bouchez ? L’intention manifeste de son propos est de décrédibiliser la « décroissance » en l’associant à ce que nous vivons aujourd’hui : confinement, incertitude quant à l’avenir, et désillusion d’une société qui se pensait riche et confesse bien malgré elle sa vulnérabilité. Le spectre qui est agité et délibérément associé à « la gauche » est celui de la récession (qu’il évoque juste après avoir fait l’amalgame entre décroissance et confinement), soit une « normalité diminuée », une normalité avec moins de privilèges, moins de consommation, moins d’activités économiques en général. Il est frappant de constater que dans l’esprit du président du MR, la récession frappe de la même manière tout le monde : « On nous annonce une récession de 2 à 3 % en Europe : cela veut dire qu’on sera individuellement, en moyenne, plus pauvre de 2 à 3 % » déclare-t-il encore dans la même interview. Personne n’est dupe sur le fait que la récession signifiera surtout des augmentations de capital et de revenus pour les uns et des baisses bien plus dramatiques de revenus pour l’immense majorité des autres, mais passons. L’essentiel est que son propos fonctionne sur cette idée simple : la récession, c’est moins de tout pour tout le monde, de manière complètement indifférenciée, et personne ne peut vouloir de ça.

Or il faut bien entendu nuancer. La récession (tout comme la croissance par le passé) ne va pas frapper tous les secteurs de la même manière, et cela peut être une véritable opportunité si cette crise de l’activité économique permet de réduire l’importance des activités nuisibles, de celles qui sont dispensables ou encore la part des « bullshit jobs » dans le total des emplois. Contrairement à ce que laisse entendre le manque de nuance des déclarations de Georges-Louis Bouchez, il est tout à fait possible de penser ensemble une « décroissance » des secteurs non-essentiels et une croissance parallèle des secteurs qui ont une valeur réelle aux yeux de la population, comme l’alimentation, les soins hospitaliers, l’éducation, etc. Une récession globale peut masquer une croissance des activités dans les secteurs dont on s’accorde à reconnaitre la valeur inestimable, et une restructuration massive aboutissant à une diminution de l’importance économique des activités dont la crise nous a fait réaliser l’utilité toute relative. Si nous voulons changer, même légèrement, de modèle pour accorder toute leur valeur aux activités que nous trouvons collectivement essentielles, cela impliquera très certainement une récession dans d’autres secteurs – récession dont nous aurons toutes les raisons de nous réjouir puisqu’elle correspondra à une réallocation de moyens vers des activités ayant davantage de valeur à nos yeux.

Attention cependant que cette distinction entre les activités économiques qui ont une valeur et celles qui sont dispensables n’est pas une distinction préexistante qu’un expert quelconque pourrait mettre au jour. La ligne de démarcation entre l’essentiel et le superflu est évidemment une construction sociale, et il s’agit bien plutôt de saisir l’opportunité de cette crise pour la questionner, comme nous y invite par exemple Bruno Latour dans son récent article pour AOC[1] : avons-nous besoin de tulipes importées de Hollande, de tomates en hiver, ou de netflix en hd, ou bien préfèrerions-nous nous en passer au vu du coût écologique et social que la production de ces activités implique ? Insistons sur le fait que les réponses à ces questions ne peuvent être que collectives et nourries par une réflexion critique de la société sur elle-même.

Réaliser que toutes les activités ne sont pas également désirables montre encore davantage les limites d’une croissance qui est valorisée pour elle-même simplement parce qu’elle crée de la valeur indifféremment de l’activité qui en est le support, des conditions de production qu’elle implique, et des conséquences qui en découlent. Le crédo « hors de la croissance, point de salut » semble radicalement inadapté s’il n’intègre aucune attention à la « valeur » (non économique) de ce qui croit. De plus, la croissance comme indicateur ne traduit qu’assez mal la multiplicité de nos attentes relatives à l’organisation de l’activité économique. D’autres finalités existent que nous pouvons et devons collectivement choisir et hiérarchiser.

La question qui se pose alors dépasse celle de savoir quels sont nos besoins et ce que les assouvir implique. Cette seconde question est plus englobante car il s’agit de déterminer à quoi sert l’économie dans son ensemble ? Pour le dire simplement, quelles sont ces fins à partir desquelles juger si les moyens que nous mettons en oeuvre pour les atteindre sont adaptés ? La délibération sur les activités essentielles et superflues doit nourrir cette réflexion. Elle en est la base et la porte d’entrée vers des questions qui s’enchainent les unes aux autres. Que voulons-nous produire ? Pourquoi ? Et que sommes-nous prêts à sacrifier en termes de temps de travail, de ressources, et de qualité de vie pour produire ce que nous avons collectivement décidé de produire ? Ces questions ne sont pas économiques mais politiques. Elles sont essentielles, et il est évident qu’on ne peut y répondre simplement en invoquant la croissance comme objectif indiscriminé (comme le fait une partie de la science économique parce que cet objectif, contrairement à ses rivaux, est quantifiable). Celle-ci peut être un moyen légitime, mais à condition d’être mise au service d’une autre fin, qui à la fois lui donne sens et la limite.

Il n’est évidemment pas facile de déterminer ces autres finalités, et il est encore plus compliqué de le faire ensemble d’une manière qui distribue équitablement la parole à toutes et à tous. Mais ne pas poser ces questions, c’est nous déposséder de la possibilité d’y répondre collectivement, et risquer de subir les politiques qui y répondront de facto. Affronter ces questions et défendre nos réponses impliquera sans doute des récessions massives dans certains secteurs. Mais contrairement à ce que laisse entendre le manque de nuance des propos de Georges-Louis Bouchez, si ces destructions sont le résultat de réflexions et de choix collectifs qui nous permettent de réallouer nos moyens aux activités qui ont une valeur plus que simplement économique à nos yeux, nous ne pourrons que nous en réjouir.

[1] L’article de Bruno Latour sur AOC est dispinible ici.

Eric Fabri

Wiener-Anspach Postdoctoral Fellow

University of Oxford – Department of Politics and International Relations

Université libre de Bruxelles – collaborateur scientifique au Centre de théorie politique

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire