A Bruxelles, quelque 16 % des déchets électroniques sont collectés. Loin des 65 % que l'Europe réclamera en 2019. © RECUPEL.BE

Déchets électroniques : fin de monopole en vue pour Bruxelles-Propreté

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Bruxelles-Propreté devrait perdre son monopole sur la collecte des déchets électroniques repris par les commerçants. Le marché ne pèse pas lourd. Mais il est symbolique : depuis sa récente condamnation en justice, l’agence est (un peu) moins intouchable.

La partie qui se joue risque d’être serrée : d’un côté l’asbl Recupel, la Région de Bruxelles-Capitale et Bruxelles Environnement, de l’autre, Bruxelles-Propreté, en charge de la collecte et du traitement des déchets ménagers dans la capitale. Au centre, le marché bruxellois du transport des déchets d’équipements électriques et électroniques (DEEE) déposés par les particuliers auprès des commerçants comme MediaMarkt, Krëfel ou Vanden Borre, à l’exception des détecteurs de fumée et des lampes. Ce marché, qu’on appelle « collecte quadrillée » et qui pèse quelque 90 000 euros, devrait être rouvert aux candidats l’an prochain, dans la foulée de la conclusion d’une nouvelle convention environnementale sur l’obligation de reprise des DEEE à Bruxelles.

Depuis 2001, c’est l’agence Bruxelles-Propreté (ABP) qui récolte et transporte ces DEEE pour Recupel, l’asbl chargée par les fabricants de collecter et traiter les appareils électro usagés. Ces producteurs d’appareils électriques et électroniques sont en effet tenus de collecter ou faire collecter et traiter les déchets qui résultent de leur activité. Ils paient pour cela une cotisation à Recupel. Le consommateur particulier verse, lui aussi, une cotisation Recupel à chaque achat d’équipement électrique ou électronique, en vue de cette reprise. De facto, l’ABP détient ainsi une sorte de monopole. Or, ailleurs dans le pays, les candidats collecteurs sont mis en concurrence. L’appel au marché lancé par Recupel pour la période 2018-2021 souligne d’ailleurs explicitement cette particularité bruxelloise :  » Pour la collecte quadrillée de DEEE, le territoire belge est divisé en dix zones de services qui correspondent aux dix provinces, à l’exclusion donc des 19 communes constituant la Région de Bruxelles-Capitale. Dans cette zone, il existe une exclusivité dans le chef du contractant…  »

Il est logique que Bruxelles-Propreté collecte aussi les déchets électroniques chez les commerçants

Curieux ?  » Pas du tout, répond Etienne Cornesse, porte-parole de l’ABP. Bruxelles-Propreté est institutionnellement en charge du ramassage des déchets ménagers à Bruxelles, sans distinction entre les déchets qui bénéficient de cette exclusivité. Les DEEE font donc partie des déchets ménagers visés. Comme ils sont amenés chez les détaillants par des ménages, il est logique que la collecte quadrillée soit prise en charge par Bruxelles-Propreté.  » L’agence collectant par ailleurs les DEEE dans ses recyparks et via les enlèvements à domicile, elle considère qu’elle assure, avec la collecte quadrillée en sus, une couverture complète de cette collecte. Voilà pour la version de l’ABP… qui ne fait pas l’unanimité.

 » Assimiler la collecte des DEEE à la collecte des déchets des ménages, ressortant du service public, n’est pas correct, estime Sébastien Engelen, avocat spécialisé en droit de la concurrence et conseil de Recupel. Sur ce marché, l’ABP intervient comme un acteur économique classique puisqu’elle rend service, non pas aux citoyens, mais à des entreprises, en l’occurrence les producteurs d’appareils électriques. Le droit exclusif dont elle bénéficie est extrêmement délicat au regard des principes en matière de droit de la concurrence. Le droit de la concurrence prévoit qu’un monopole ne peut être attribué qu’après une analyse étayée, prouvant que le recours exclusif à l’ABP était indispensable et proportionné par rapport à l’objectif poursuivi.  »

Le gouvernement bruxellois a directement oeuvré pour que Bruxelles-Propreté conserve le marché des DEEE.
Le gouvernement bruxellois a directement oeuvré pour que Bruxelles-Propreté conserve le marché des DEEE.© RECUPEL.BE

Le courrier d’Emir Kir

Les pouvoirs publics se sont-ils interrogés de la sorte, à l’époque ? Tout indique que non. En revanche, le secrétaire d’Etat en charge de la propreté publique, Emir Kir (PS) est bien intervenu, en 2007, pour faire pression sur Recupel et la menacer de poursuites au cas où elle ferait alliance avec d’autres opérateurs que l’ABP pour la collecte des DEEE. Le 28 juin 2007, Emir Kir adresse en effet un courrier à la direction de Recupel, dans lequel il dit avoir appris que celle-ci comptait à l’avenir confier certains marchés liés aux DEEE à d’autres acteurs économiques que l’ABP. Que dit cette lettre, dont Le Vif/L’Express a pris connaissance ?  » A défaut de convention environnementale – la précédente étant arrivée à son terme en 2006 -, tout enlèvement/traite-ment/recyclage opéré par un producteur ou importateur de DEEE par l’intermédiaire de Recupel serait illégal et ferait l’objet de sanctions financières et administratives. Les contrats qui seraient passés par Recupel avec différents acteurs de la filière, à défaut de l’être en exécution d’une convention environnementale, sont par ailleurs annulables.  »

Dans cette période jugée de transition, seule l’ABP est donc habilitée à enlever, transporter et traiter les DEEE, indique encore ce courrier officiel. Qui menace : au cas où Recupel ferait malgré tout affaire avec des collecteurs de déchets électroniques autres que l’ABP,  » j’ai autorisé l’agence à poursuivre judiciairement l’annulation de ces contrats « . Détail piquant : le rédacteur du courrier n’est autre que Vincent Jumeau, actuel directeur général de l’ABP, à l’époque conseiller au cabinet d’Emir Kir.

En 2007, la convention environnementale 2001-2006 sur l’obligation de reprise des DEEE, conclue entre la Région de Bruxelles-Capitale et les organisations professionnelles du secteur, n’avait, de fait, pas encore été renouvelée.  » Mais il est d’usage que la convention précédente reste d’application tant que la suivante n’est pas finalisée « , assure un expert en environnement. Cette convention environnementale stipule aussi que Recupel ne peut concéder des marchés  » au préjudice de la mission attribuée à Bruxelles-Propreté « , rappelle Etienne Cornesse. Mais pour plusieurs spécialistes de la gestion des déchets, la  » mission  » de Bruxelles-Propreté se limite aux activités pour lesquelles elle est financée par la Région bruxelloise. Ce qui n’est pas le cas de la collecte des DEEE, pour laquelle l’ABP est payée par la structure privée Recupel. Autrement dit, poursuivent ces experts, cette précision écrite dans la convention ne signifie nullement que l’agence peut obtenir des contrats privés par la simple volonté du gouvernement bruxellois, alors que dans toutes les autres provinces de Belgique, ce marché est soumis à la concurrence.

L’IBGE n’a pas bronché

Le récent arrêt du tribunal de première instance de Bruxelles, qui a condamné l’ABP pour aide d’Etat illégale, pourrait d’ailleurs alimenter cette thèse. En sub-stance, le tribunal a considéré que seules les missions de service public de l’ABP pouvaient légitimement être financées par la Région bruxelloise. Pas les autres.  » Dès lors, résume un proche du dossier, si de l’argent privé, comme celui de Recupel, est versé à l’ABP pour la collecte des DEEE, c’est qu’il s’agit bien d’une activité commerciale. Et à ce titre, elle doit être soumise à concurrence.  » On le voit, les interprétations divergent.  » Depuis que le jugement défavorable à l’ABP est tombé, la secrétaire d’Etat en charge de la propreté publique, Fadila Laanan, a promis de profonds changements, que nous attendons, rappelle Cédric Slegers, directeur adjoint de Go4Circle, la fédération qui regroupe les entreprises privées d’économie circulaire. Le dossier de la collecte quadrillée des déchets électriques et électroniques fait partie du problème général de la concurrence dans le secteur des déchets des entreprises à Bruxelles.  »

Nous avons, dans la douleur, dégagé un compromis  » Recupel

Mais revenons à 2007. A l’époque, il était déjà question de ne plus accorder d’office le monopole de la collecte quadrillée des DEEE à Bruxelles-Propreté. En tout cas dans le chef de la ministre de l’Environnement d’alors, l’écologiste Evelyne Huytebroeck. Ses partenaires socialistes au sein du gouvernement, Emir Kir en tête, ne l’ont pas entendu de cette oreille : la nouvelle convention environnementale serait donc bloquée tant que l’ABP n’obtiendrait pas le marché.  » Le gouvernement a explicitement demandé à Recupel de collaborer avec Bruxelles-Propreté « , signale une source proche des négociations d’alors. Parallèlement, l’ABP a lancé une procédure en justice contre Recupel et le cahier des charges relatif au marché des DEEE, estimant que son exclusivité était légale. Un compromis est intervenu avant que le tribunal ne se prononce, ce que confirme le porte-parole de Bruxelles Propreté. Et l’ABP a bien remporté l’affaire. C’était là le prix à payer pour que la nouvelle convention environnementale soit enfin signée.

 » Après être allés en justice, nous avons finalement pu dégager, dans la douleur, une solution amiable, déclare Peter Sabbe, administrateur délégué de Recupel. La seule chose que nous tenions absolument à avoir, et nous l’avons obtenue, c’est que l’ABP réalise la collecte quadrillée à Bruxelles au prix du marché.  » Ce prix a alors été calculé en fonction du prix le moins cher proposé par le privé.

Interrogée par Le Vif/L’Express, Bruxel-les-Propreté rappelle que le contrat conclu entre elle et Recupel ne pouvait entrer en vigueur qu’avec l’accord de l’IBGE (Institut bruxellois pour la gestion de l’environnement, aujourd’hui appelé Bruxelles-Environnement) et que l’IBGE n’a, à l’époque, émis aucune remarque sur cet arrangement. Certes. Le rapport de force politique d’alors ne le lui permettait pas.

A Bruxelles, l'accès des acteurs de l'économie sociale aux gisements de DEEE, pourtant prévu par la convention, était jusqu'il y a peu impossible.
A Bruxelles, l’accès des acteurs de l’économie sociale aux gisements de DEEE, pourtant prévu par la convention, était jusqu’il y a peu impossible.© PHOTONEWS

Les Petits Riens bredouilles

En obtenant le marché de la collecte des DEEE, dans le cadre de la nouvelle convention 2012-2017, Bruxelles-Propreté devait aussi garantir l’accès systématique aux gisements de ces déchets aux acteurs de l’économie sociale qui pouvaient en récupérer une partie pour réemploi. Cela n’a été que très insuffisamment fait.  » Un projet pilote a été mené entre octobre 2013 et septembre 2015 avec Les Petits Riens, qui a permis de récolter 60 tonnes de gros blancs (frigos, lave-linge, cuisinières…) provenant de la collecte dans les magasins d’électroménagers, détaille Etienne Cornesse. Le projet s’est ensuite arrêté en raison de travaux de rénovation de RECY-K, le lieu où ces DEEE étaient mis à disposition.  » Il a fallu attendre trois ans pour que la collaboration avec Les Petits Riens reprenne, au début du mois de juillet dernier. Depuis février 2018, cette association a aussi accès au recypark de Woluwe-Saint-Pierre.

 » A Bruxelles, les ressourceries n’ont pas du tout accès aux gisements de DEEE, même si cela figure dans l’ordonnance, déplore Peter Sabbe. Il n’y a pas moyen de faire bouger l’ABP là-dessus : c’est une forteresse.  » Ce que confirme Virginie Detienne, coordinatrice de Ressources, la fédération des entreprises d’économie sociale actives dans la réduction des déchets par la récupération, la réutilisation, la valorisation et le recyclage.  » Nous nous sommes battus pendant des années pour obtenir l’accès aux gisements en gros blanc de l’ABP, raconte-t-elle. Avant juin 2018, aucune réparation ni réemploi des DEEE n’était possible. Si les rapports avec Bruxelles-Propreté s’améliorent aujourd’hui, c’est notamment parce que l’agence se fait politiquement pousser dans le dos en ce sens.  »

Nouvelle convention

La convention 2012-2017 étant venue à échéance, Bruxelles-Environnement, Recupel, la FEE (Fédération de l’électricité et de l’électronique), en charge du gros blanc, et Agoria (qui représente le petit électro, l’informatique, l’audio-vidéo) finalisent actuellement la convention environnementale des années à venir. Elle devrait être soumise au gouvernement puis au parlement bruxellois avant la fin de l’année.

Depuis mars 2017, date d’échéance de la précédente convention, un avenant a été signé, qui prolonge l’actuel contrat. Ce dernier prendra fin six mois après la date d’entrée en vigueur de la nouvelle convention. Selon les informations récoltées par Le Vif/L’Express à plusieurs sources, Bruxelles-Propreté ne bénéficiera plus d’un droit exclusif sur la collecte des DEEE à Bruxelles en vertu de ce nouveau texte.  » Nos avocats ont des doutes quant à l’impossibilité de faire appel aux collecteurs privés à Bruxelles, note Peter Sabbe : nous pourrions ne pas être forcés de confier cette collecte à l’ABP, contrairement à ce qu’elle a toujours affirmé.  »

La condamnation de l’ABP a manifestement été perçue par les autres acteurs bruxellois de la propreté publique comme le signal que cette agence publique n’était pas aussi forte qu’elle en avait l’air… La nouvelle convention devrait aussi permettre aux entreprises d’économie sociale de se porter elles-mêmes candidates pour obtenir le marché de la collecte quadrillée de DEEE. Le texte prévoit enfin des objectifs régionaux bruxellois pour la collecte et le réemploi des déchets électro, ce qui constitue une première. Actuellement, seuls 16 % des déchets électroniques sont collectés à Bruxelles, alors que la moyenne nationale est de quelque 45 % et que l’objectif fixé par l’Europe pour 2019 est de 65 %.

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