Manifestants devant la statue équestre de Léopold II, à Bruxelles, en mars 2012. La colonisation belge reste génératrice de passions. © VIRGINIE LEFOUR/BELGAIMAGE

Débattre du passé colonial ? Pas simple !

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Au nom du devoir de mémoire, des élus et des collectifs belgo-congolais réclament un débat national sur Léopold II et le passé colonial belge. Encore faut-il éviter le dialogue de sourds. Illustration par l’exemple.

La scène se déroule dans une cave voûtée des Halles Saint-Géry, au coeur du site où est né Bruxelles il y a mille ans. Une rencontre-débat s’y tenait, début mai, consacrée à un thème explosif :  » Que faire du passé colonial ? « . La dizaine d’intervenants, dont un professeur d’université, des personnalités culturelles issues de la diaspora congolaise, des responsables de collectifs anticolonialistes et des membres d’associations d’anciens coloniaux sont appelés à répondre à trois questions : que transmettre de ce passé dans les cours d’histoire à l’école ? Quelles  » dettes  » entre le Congo et la Belgique ? Quelle politique adopter à l’égard des traces de l’époque coloniale dans l’espace public ? Les organisateurs préviennent :  » L’ambition du débat est d’attester du foisonnement de la réflexion […] et de dégager des propositions.  »

Mais le  » foisonnement  » se révèle vite être une succession de monologues militants, voire de diatribes truffées de poncifs. La plupart des orateurs ne respectent ni le cadre thématique, ni le timing fixés. Lors de la séance de questions, le public se contente le plus souvent d’asséner d’autres opinions, tout aussi tranchées. Désignée modératrice, une anthropologue du Musée royal de l’Afrique centrale n’ose intervenir pour remettre le débat sur ses rails. Impliquée dans la nouvelle scénographie  » postcoloniale  » du musée de Tervuren, qui devrait être finalisée d’ici à décembre, elle prévient d’emblée qu’elle ne répondra à aucune question sur cette exposition permanente tant attendue, comme si son contenu était hors sujet.

Contextualiser les statues

Les  » propositions  » ? Il y en a peu, et beaucoup s’avèrent floues ou convenues. Le professeur de la KULeuven suggère non pas de détruire les traces de l’époque coloniale, mais  » de les reformuler et de les contextualiser.  » L’idée, déjà avancée en d’autres lieux, d’écrire une histoire du Congo  » à quatre mains  » – une collaboration entre chercheurs congolais et belges -, est reprise par plusieurs intervenants. Toutefois, un ancien avocat belge en poste à Kinshasa après l’indépendance reproche aux historiens belges d’être des  » idéologues « , tandis qu’un cinéaste kinois les taxe de  » fonctionnaires de l’histoire, liés à des institutions officielles « .

Un Belge ayant vécu au Congo reproche à la diaspora congolaise de Belgique de  » se nourrir de stéréotypes anticoloniaux « . Il s’en prend aussi aux programmes scolaires actuels :  » Il est inadmissible que le peu de temps consacré à la colonisation se réduise souvent à revenir sur la sombre affaire des « mains coupées » au temps du régime léopoldien.  » Et d’ajouter :  » Le Congo belge à la veille de l’indépendance avait des infrastructures exceptionnelles et un PIB au niveau de celui du Canada. C’est grâce aux Belges que les richesses naturelles du Congo ont été mises en valeur, ce qui a permis à la métropole, mais aussi à sa colonie, de se développer.  »

Des excuses de Charles Michel ?

Le laïus fait bondir dans les rangs de la diaspora. Un comédien et rappeur bruxellois martèle que  » la Belgique n’a pas reconnu sa responsabilité dans la souffrance du peuple congolais . » Son voisin développe une analyse socio-historique :  » Grâce au mécanisme d’exploitation mis en place dans sa colonie, la Belgique a pu faire face aux conséquences de sa rupture de 1830 avec la Hollande, séparation qui réduisait son peuple à la misère, au chômage et le pays à l’impuissance.  » Le cinéaste surenchérit :  » La Belgique a tiré les bénéfices de sa colonie, pas les Congolais. Elle doit assumer l’holocauste commis au Congo. Les Belges ne peuvent continuer à célébrer Léopold II, leur Hitler. Des monuments honorent le roi qui aurait libéré les Congolais des chaînes de l’esclavage, alors qu’il n’y a pas eu de plus grand esclavagiste que lui dans l’histoire ! Tervuren est le musée des objets volés, qui doivent être restitués au Congo.  »

Un militant flamand anticolonialiste lance alors un appel à Charles Michel pour qu’il assiste, le 30 juin prochain, à l’inauguration de la place Lumumba, à Bruxelles.  » Et qu’il profite de l’occasion pour faire, au nom de la Belgique, des excuses officielles pour les crimes de la colonisation.  » Certes, il y a des précédents. En 2002, le père du Premier ministre actuel, Louis Michel, alors ministre des Affaires étrangères, a présenté des excuses au peuple congolais pour le rôle joué par son pays dans la mort, en janvier 1961, de Patrice Lumumba. Deux ans plus tôt, le 7 avril 2000, à Kigali, la Belgique, par la voix d’un autre libéral, le Premier ministre Guy Verhofstadt, avait assumé une responsabilité morale dans le drame rwandais.

Toutefois, la période de la colonisation belge en Afrique centrale reste génératrice de passions, tandis qu’un froid polaire paralyse depuis des mois les relations diplomatiques entre Bruxelles et Kinshasa. Qu’elle semble loin l’époque (10 février 2004) où le président Joseph Kabila rendait hommage, devant le Sénat belge, aux  » Belges, missionnaires, fonctionnaires et entrepreneurs qui crurent au rêve du roi Léopold II de bâtir, au centre de l’Afrique, un Etat  » !

Tervuren, musée « décolonial » ?

Débattre du passé colonial ? Pas simple !
© YVES SMETS/REPORTERS

Les responsables du Musée de l’Afrique centrale, dans le parc de Tervuren, en ont décidé ainsi : la scénographie prévue dans les salles rénovées du palais néoclassique créé par Léopold II répondra à une vision résolument  » contemporaine et décolonisée de l’Afrique d’hier et d’aujourd’hui « . Objectif : faire oublier le dernier musée colonial d’Europe, où on respirait l' » Afrique de papa « . Des représentants des diasporas africaines de Belgique ont été associés à l’élaboration de la nouvelle exposition permanente. L’ampleur de la dénonciation actuelle des atrocités commises sous le régime colonial léopoldien a servi la cause de Guido Gryseels, le directeur du musée, qui souhaitait une rupture nette avec le passé.

A tel point que le discours adopté dans la nouvelle présentation ne fait pas l’unanimité parmi les équipes scientifiques et les gestionnaires de collections, nous glisse-t-on en interne. Il y aurait eu des  » tiraillements « . On parle aussi de  » démotivation  » parmi ces spécialistes.  » Le balancier passe d’un extrême à l’autre, confie l’une de nos sources : on a remplacé le mythe léopoldien par un contre-mythe anticolonialiste, le discours hagiographique par la dénonciation.  » Les visiteurs devront attendre la fin de l’année pour se faire une opinion : espérée pour juin, la réouverture du musée a été reportée de six mois.

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