© Reuters

Dans la tête des hooligans

Le Vif

Le hooligan est toujours là. L’Euro vient de le rappeler. Il a évolué, venant de tous les milieux sociaux. Mais son objectif reste pareil : cogner les gars d’en face. Voici pourquoi.

« Un hobby ! », « un jeu », « une passion », « une culture », « une addiction »… C’est en ces termes que les hooligans évoquent leur passe-temps underground. En Belgique, les membres des noyaux durs, ceux en « première ligne » lors des rixes entre supporters, seraient 1 200. Un contingent qui peut doubler avec les « deuxième ligne » et les suiveurs, utiles pour faire masse en cas d’incidents. Tout ce monde gravitant surtout autour des grands clubs (Anderlecht, Bruges, Standard, Antwerp, Gand…) est récemment revenu au-devant de l’actu lors de la marche des hooligans sur la Bourse le 27 mars ou les incidents de Eupen-Antwerp, le 30 avril.

« Ils viennent de tous les milieux sociaux, ont de 18 à 50 ans, avec une majorité autour de la trentaine. Ils ont un métier, une famille », esquisse le professeur de la KUL Bertrand Fincoeur, spécialiste du phénomène. La mouvance compte de architectes, des banquiers, des entrepreneurs, des étudiants, des fonctionnaires, des ouvriers… « Ce qui les relie tous, poursuit le chercheur, ce sont leurs motivations : la recherche d’adrénaline, l’attrait pour une violence codifiée, le désir de faire partie d’un groupe, de défendre son prestige (preuves filmées à l’appui sur Youtube) et la quête d’une valorisation de soi par une place dans la tribu. » Le commissaire Patrick Crabbe, chef de l’équipe des policiers « physionomistes » (ou « spotters ») d’Anderlecht ajoute : « Pour 90 % d’entre eux, l’amour du foot et du club. Tout part de ses couleurs. Les plus grands hooligans que je connaisse ont un coeur pour leur club. »

En 30 ans, le profil a donc fortement évolué. Du look crâne rasé, bombers, jeans et combat shoes, on est passé à un dress code plus anonyme : « casual ». Terme par lequel les autorités désignent aujourd’hui ces cogneurs. Le fichage et le suivi policiers intensifs ont anéanti les tentatives de la communauté à passer sous le radar. Tant pis pour l’anonymat, les « hools » se fixent aujourd’hui sur des marques, toujours casuals mais de luxe, comme signes de reconnaissance : Stone Island, CP Company, Fred Perry… Jamais d’écharpes du club. Ils laissent la panoplie voyante aux supporters « ultras » plus engagés dans le folklore et l’ambiance en tribune. Et si les hooligans ne vivent que pour le clash les jours de match, ce sont des citoyens, discrets et « normaux » en dehors.

Mais la police veille. Traumatisée par le drame du Heysel de 1985, la Belgique s’est dotée, par vagues, d’une réglementation sévère, d’un suivi policier étroit et applique des sanctions tant administratives que judiciaires. Guy Theyskens, chargé des événements sportifs au sein de la Direction des Opérations de la Police Administrative, est à la manoeuvre pour superviser. « Je n’aime pas le terme hooligan. Nous préférons distinguer  »supporters à risque » et  »supporters sans risque ». Les premiers représentent 2 % de l’ensemble des supporters et débordent largement des groupes  »casuals ». »

En effet, la Loi football activée en 1998 et régulièrement adaptée à l’évolution des moeurs cible plus large. Avec à la clé une période variable d’interdiction de stade et des amendes plus ou moins salées. Dans son ordi, le commissaire Theyskens tient à jour la banque de données où sont fichés tous les supporters à risque du royaume. Pour l’instant, 755 d’entre eux sont interdits de stade belge dont environ la moitié sont des hooligans. Les autres y sont pour utilisation d’engins pyrotechniques (souvent les « ultras »), jets d’objets, escalade de grillage, envahissement de terrains… Pour chaque rencontre, la police évalue les risques grâce à ses policiers de terrain, les « spotters » en charge du suivi avant et après les matches des supporters à risque. « Il faut être en contact permanent avec son groupe-cible. Par une présence proche et une observation minutieuse des attitudes, de l’état d’esprit, des tenues vestimentaires, du nombre de casuals de part et d’autre, explique le commissaire Crabbe. C’est le meilleur moyen pour évaluer les risques d’affrontements. Et si nécessaire, on verbalise. »

« Le Crabbe », comme disent les membres du BCS (Brussels Casuals Service), noyau dur d’Anderlecht, fait ce travail depuis vingt-cinq ans. Une mémoire. « Dans les années 80, ils se bagarraient dans les stades. Dès 1996, puis avec la loi plus sévère de 1998, on a mis un sérieux tour de vis. Les activités hooligans se sont alors déplacées alentours. En 2005, l’application de la loi a été étendue à cinq kilomètres autour des stades. Ce qui a encore déplacé les combats entre groupes rivaux sur des parkings hors villes. Désormais, tout affrontement est interdit sur tout le territoire, en particulier 24 heures avant et 24 heures après la rencontre. »

Cet étau resserré a mené à l’apparition des « freefights », des combats à mains nues, sans armes, organisés secrètement dans des bois ou des endroits déserts. Les leaders des noyaux durs fixent le rendez-vous à une date hors contexte de match. Chaque groupe amène un nombre égal de ses meilleurs « casuals ». Règles de combats préétablies : frappe ou pas de quelqu’un au sol ; jusqu’au KO ou pas… C’est l’autre match, bien plus violent, entre les clubs.

L’internationalisation des contacts entre clubs alliés ou adversaires pour arranger des rixes se sont multipliées. Le 14 mai, le BCS (Brussels Casual Service) noyau dur d’Anderlecht « fêtait » justement dans son fief ses vingt ans d’existence au cours d’une sauterie de 600 personnes où se croisaient des délégations « amies » venues de l’Ajax Amsterdam, du Fortuna Dusseldorf, de Kaiserslautern ou de La Louvière. Autant d’alliances utiles pour des coups de main lors de rencontres ou freefights internationales. D., leader du BCS, explique : « Beaucoup de clubs européens sont plus à notre niveau. Quand on me demande si je préfère Anderlecht en Champions League plutôt qu’en Europa League, comme hooligan, je dis Europa League car les clubs concernés nous offrent un potentiel plus intéressant de bagarres. On a déjà humilié Chelsea, Zenit Saint Petersbourg, Dynamo Zagreb, Arsenal… »

L’affaire de la Bourse

Le 27 mars, 450 hooligans belges investissent la place de la Bourse à Bruxelles. Une union inédite entre les factions des grands clubs pour affirmer Casuals against terrorism et rendre hommage aux victimes des attentats du 22 mars. Mais tout a dérapé. Incompréhension de la population, nerfs à fleur de peau, réaction policière, cacophonie et provocations d’une poignée d’activistes d’extrême-droite menant politiques et médias à mettre tout le monde dans le même sac. Depuis, les hooligans sont amers : « Notre politique c’est,  »pas de politique », affirme S., du noyau dur de La Louvière. Une fois le groupe réuni, les opinions s’effacent, par respect entre nous et vis-à-vis de l’extérieur. » L., son leader, rajoute : « On voulait montrer que nous, membres de clans ennemis qui nous bastonnons à longueur d’année, nous étions capables de nous unir pour une marche. Mais on a été diabolisés à cause des gens d’extrême droite infiltrés. On les déteste. J’ai même mis une baffe à un qui faisait le salut nazi. Mais ça, on ne voit pas à la télé. » Même la police les dédouane du soupçon fasciste : « Ils sont fortement apolitisés, note le commissaire Theyskens. Dans les casuals présents, certains étaient d’origine marocaine, des noirs, des ultras du Standard, plus à gauche. On a trop vite crié à la manifestation d’extrême-droite. » Patrick Crabbe, chef des spotters d’Anderlecht, confirme : « Ce n’était une manifestation ni raciste, ni nazie. Une poussée de nationalisme et de sentiment pro-belge les a fédérés, au-delà de leurs différences et différends. »

« C’est ma raison de vivre »

L. surgit du Coq wallon, café louviérois. Le leader des La Louvière Hooligans Firm (LLHF) affiche 1m90 et un quintal de physique de bûcheron, le poil plutôt hipster. Il nous présente ses deux bras droits, musclés, S. et M.. Chacun a la jeune trentaine, une position sociale stable. L’un est chef d’équipe en chauffage chaudière, le deuxième est électromécanicien, le troisième formateur pour chauffeurs camion. Tous trois hooligans. Et hyperfiers de l’être. En toute discrétion. Qu’ils soient interdits de stade comme 30 autres de leur noyau dur de 80 casuals, ne les affecte pas. « On est des gars décidés, toujours d’attaque pour en découdre avec le gars décidé d’en face », explique L. A mains nues, sans armes, à l’abri des regards et dans le respect de l’adversaire. » S. poursuit : « On ne cogne pas n’importe quel supporter, on veut seulement la baston avec les gars d’en face qui veulent la même chose que nous. »

Mais pourquoi ? « Pour défendre la ville, son emblème, ses couleurs, sa réputation, protéger les nôtres. Et accomplir quelque chose. Pendant deux minutes de combat, on est grand, on a le sentiment de vivre à fond, on profite de l’adrénaline qui explose. Laissez-nous ces deux minutes pour exister. Je ne suis devenu quelqu’un que par le hooliganisme. C’est ma raison de vivre. » D’où un training assidu à la boxe thaïlandaise et au crav maga en prévision des combats qui ont déjà mis les LLHF face aux hooligans du PSG, de Lens, de Metz, de Nancy et de rivaux belges. « Après une bagarre autour d’un match ou une freefight, nous sommes tranquilles pour quelques jours, la pression redescend. C’est notre soupape pour évacuer le stress au boulot, les disputes avec madame, les amendes. On se bat pour évacuer une agressivité accumulée. Ça évite de cogner nos femmes, ou de braquer », explique le leader.

« On se sent mâle »

D. est interdit de stade belge jusqu’en 2032 et son compteur d’amendes affiche 80 000 euros! Mais l’ex-journaliste de 44 ans s’en moque, sa vie c’est « hooligan » , étiquette fièrement assumée à 100 % comme leader du BCS (Brussels Casual Service), le noyau dur d’Anderlecht fort d’une première ligne d’une centaine de personnes, qui peut monter si nécessaire à 200. La légende du milieu « hool » nous accueille flanqué de C., un fidèle et massif pilier de « première ligne ». En ce mardi 24 mai, ce cariste magasinier de profession vient de la manif nationale où il défilait pour la rouge FGTB… Dans son blouson emblématique Stone Island bleu foncé, D. a, lui, tout connu depuis trente ans et l’époque remuante du O-Side. Jusqu’à devenir le leader, « parce que j’ai une paire de couilles plus accrochée que les autres et que, d’année en année, j’ai affiché un courage au combat qui a forcé le respect de mon groupe et même de mes adversaires ». Tout ça pour quelles satisfactions personnelles ? « Le social, le groupe, la camaraderie, cet univers de masculinité, de testostérone, présent même quand il n’y a pas de bagarres. On se sent bien ensemble, on se sent  »mâle », on se sent en sécurité dans notre groupe. Etre hooligan, c’est mon chemin pour calmer mon agressivité naturelle, même sans me battre. Ça m’apaise. Et les bagarres, c’est entre gens consentants. On ne s’en prend à personne d’autre. Alors, en quoi dérange-t-on ? »

« Mon sport et mon hobby principal »

« Des gens paient un abonnement dans un club pour faire du sport du combat et se mettre sur la tronche. Nous, on fait la même chose mais sans abonnement et ailleurs. Pour moi, le hooliganisme est un sport. Et mon hobby principal », explique S., Namurois d’origine et membre depuis vingt ans du noyau dur du FC Bruges. « Sur la centaine de  »première ligne », on n’est que 5-6 francophones, mais bien intégrés. Car on a fait nos preuves, on a donné de notre personne. Etre accepté, c’est un parcours initiatique. Je vais surtout là pour retrouver mes amis avec qui je partage des souvenirs flamboyants de Coupe d’Europe. Comme quand, contre l’AS Roma, inconscient au sol, j’ai été sauvé par un pote. Il y a de la confiance, de la camaraderie, de l’amitié poussée jusqu’à l’extrême. » Cet employé au service commercial d’un laboratoire réfute pourtant rechercher la bagarre pour la bagarre. « En dehors du contexte hooligan, je ne me bats pas. Mais les soirs de castagnes organisées, c’est grisant. On se déplace jusqu’à un point X où nous attendent des gars comme nous, d’un autre club. C’est déjà une satisfaction. » Comme beaucoup, S. se dit nostalgique de la rixe de rue spontanée d’antan. « Les freefight dans les bois, c’est nul. C’est un affrontement de molosses, dont une partie n’appartiennent souvent pas au club. Il faut avoir au minimum la culture hooligan du club. » Et avoir été un jour interdit de stade. « Ça vous est notifié par PV avec la formule : Incitation à la haine et à l’emportement. »

Fernand Letist

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire