Delphine Boël © Carmen Devos

Dans la tête de Delphine Boël: « Je n’avais d’autre choix que d’être une battante »

Sofie Mulders Journaliste Knack

Elle a frôlé la mort alors qu’elle n’avait que 27 ans. Sauf que Delphine Boël n’est pas du genre à baisser les bras. Elle se bat. Pour son art. Pour être reconnue. « Il y a eu des moments heureux dans ma vie. Mais j’ai travaillé dur pour ça. »

Son art vient des tripes. Tout ce que Delphine Boël ressent se retrouve dans ses créations. C’est pourquoi elle admire des artistes féminines comme Tracey Emin, Louise Bourgeois ou Marina Abramovic, toutes marquées par une relation difficile avec leurs parents. « Il est possible d’être techniquement un bon artiste sans traumatismes. Mais, personnellement, je suis plus attirée par l’art où affleurent la douleur et les fêlures. J’espère aussi pouvoir aider les gens avec mon art. Ne serait-ce que parce que cela les faits sourire ou ressentir des émotions. »

Il n’existe pas de coïncidences. La cour d’appel vient d’accéder à la demande de Delphine: le roi Albert, va devoir, s’il refuse de remettre un échantillon d’ADN, verser environ 5000 euros par jour de retard. En attendant, Delphine n’a pas le droit de dire quoi que ce soit sur l’homme dont elle prétend, depuis des années, qu’il est son père. Le nom d’Albert ne sera même pas mentionné au cours de cette conversation, bien qu’il n’est pas difficile de lire, entre les lignes, à quel point sa présence, et surtout son absence, ont marqué sa vie.

Tandis qu’elle parle, ses yeux bleu-gris brillent derrière des lunettes étroites en forme de nuage. Elle parle anglais avec un bel accent londonien et l’humour britannique n’est jamais loin. Autant de traces de sa vie londonienne. Ville où elle a vécu jusqu’à 35 ans, avant qu’elle ne déménage vers Bruxelles.

Un autoportrait grandeur nature est accroché à un mur de la maison, une installation au néon sur un autre: le système est corrompu, sois heureux. Des oeuvres plus récentes sont également présentes, comme une peinture de cercles concentriques constituée du mot  » amour « , dont le  » o  » est colorié dans différentes nuances de rouge, vert, jaune ou bleu. Cette série est sa réaction à trop de négativité autour d’elle, dit-elle. « Le terrorisme, le climat : partout où je suis allé, les gens parlaient d’un avenir sombre. Peindre le mot amour en couleur m’a aidée à rester positive. Si vous écrivez constamment le mot « amour », il est très difficile de penser à la haine.

Est-ce que vous êtes perméable à ce qui se passe dans le monde extérieur ?

Delphine : Oui. Je suis contente que mon art m’offre une soupape. Au lieu de me plaindre de problèmes ou de chagrin, j’en fais quelque chose de coloré et drôle. Quelque chose qui fait sourire les gens.

D’où cela vous vient-il ?

Je le fais d’instinct depuis que je suis toute petite.J’étais enfant unique et ma mère ne voulait pas me gâter. À chaque fois que je recevais un cadeau, je devais le donner. Les seules choses que je pouvais garder c’étaient des crayons et du papier. Je coloriais tout le temps. Je trouvais le monde extérieur gris et effrayant. Agressif même. Enfant, je me sentais déjà comme ça.

Aurais-tu pu devenir autre chose qu’un artiste ?

Je ne pense pas. Adolescente, je voulais devenir psychologue. Je suis fasciné par les gens, surtout par la façon dont l’enfance peut avoir des conséquences pour plus tard. Mais je savais aussi que j’étais trop sensible pour écouter tout le temps les problèmes des autres. Maintenant, je suis aussi une sorte de psychologue. Vous savez, les gens se ressemblent beaucoup. Nous avons tous besoin de chaleur, d’amour et de confiance en soi. Grâce à mon art, j’y travaille pour moi-même, et j’espère aussi pouvoir aider les autres.

Un artiste a toujours une part de folie. Est-ce que cela s’applique aussi à vous?

Certes, il y a eu dans ma vie des moments ou mon travail s’est fort rapproché de la folie. Mais je n’oublie jamais que je suis aussi une mère et je ne veux pas que mes enfants aient à porter le poids de mes actes en tant que personnage public. Il arrive donc que je m’autocensure.

Si vous n’aviez pas d’enfants, votre travail serait-il complètement différent ?

Bien sûr. Ce n’est pas pour rien que la plupart des artistes n’ont pas d’enfants. Il est difficile d’être à la fois mère et artiste. Je n’ai pas eu mes enfants jeunes. J’avais trente-cinq ans quand ma fille Joséphine est née et quarante pour Oscar. J’étais terrifiée. En tant qu’artiste, vous travaillez 24 heures sur 24. Si ce n’est pas avec vos mains, c’est votre esprit qui est occupé. Je pensais que devenir mère serait destructeur pour mon art. Ce n’est pas le cas. Si j’ai moins de temps, je travaille d’une manière plus ciblée.

Perdre la tête, c’est un sentiment que vous connaissez ?

Non. J’ai toujours eu l’impression de ne pas pouvoir me le permettre. Je pense que les gens qui sombrent peuvent se raccrocher à de nombreuses personnes qui sont là pour s’occuper d’eux. Et je n’ai jamais eu cette impression. J’ai toujours pensé qu’il valait mieux rester rationnel, parce qu’on est tout seul. Bien sûr, il m’est arrivé de perdre mon coeur. Tomber follement amoureuses est un sentiment que je ne connais que trop bien. J’ai vu de nombreuses femmes entretenir des relations avec des hommes qui ne se soucient pas d’elles et les traitent mal. Personnellement, je n’ai eu que des relations avec des hommes gentils et aimants. Je ne me suis jamais mis en couple avec quelqu’un qui me maltraitait parce que je savais pertinemment que personne ne me viendrait en aide.

Quels sont les avantages d’être seul ?

(pensive ) Je n’en vois pas vraiment. Quels pourraient-ils bien être ?

Peut-être que cela donne de la force ?

Ah. Oui. Peut-être que ça donne la force d’être pondérée. Je me suis épanouie sur le tard. Même pour les fêtes et les sorties. J’ai beaucoup aimé ça, sortir. « La grosse sorteuse », c’est comme ça qu’on m’appelait à Londres. Mais j’étais adulte. Je savais ce que je faisais. Même à ce moment-là. Alors oui, c’est peut-être un avantage d’être sobre dans ces réactions. Je sais toujours ce que je fais. Même si ce sont des choses que d’autres pourraient trouver très folles et audacieuses.

Vous dites que vous étiez seule, mais votre mère était là, non ?

Oui, elle était là. (cherchant des mots) Si l’on compare ma situation à beaucoup d’autres personnes, j’avais probablement un nid sûr dans lequel grandir. Sauf que ce n’était pas mon ressenti. Je ne sais pas vraiment pourquoi ou à quoi c’est dû, mais c’était comme ça.

Est-ce que du coup vous êtes plus attentive au fait que vos enfants savent qu’ils peuvent toujours compter sur vous ?

C’est probablement la chose la plus terrifiante dans ma vie : je n’en ai pas la moindre idée. Je l’espère et je me pose souvent la question. Cependant, nous sommes deux, Jim (son mari américano-irlandais, NDLR) est là aussi. C’est la grande différence. Quand je suis absente, il est là. Et vice versa. En plus, mes enfants sont toujours là l’un pour l’autre. Si tu es enfant unique et que tes parents meurent, il n’y a plus personne. C’est effrayant. Cela n’a donc rien de surprenant que je ne me suis sentie en insécurité. Il n’y avait pas d’autres enfants et il n’y avait qu’un seul parent.

Vous avez eu cinquante ans l’an dernier….

D’un côté, je me sens beaucoup mieux aujourd’hui que lorsque j’étais plus jeune. J’ai plus confiance en moi, j’apprécie davantage la vie et je prends plus de décisions, parce que je suis plus conscient du temps qui passe. À cet égard, avoir cinquante ans, c’est excitant. Mais plus on vieillit, plus tout semble poussif et je trouve ça très désagréable. J’ai une démarche très esthétique, et j’ai toujours eu le souci de ma propre esthétique. Je veux être en forme. Parce que j’aime ça. Je cours beaucoup. Je ne suis pas rapide, mais je suis capable de tenir longtemps.

Delphine Boël
Delphine Boël© Carmen Devos

Belle métaphore.

En fait, oui. Une chose est sûre, je ne m’enfuis pas. (rires)

Diriez-vous que vous êtes heureuse?

Connaissez-vous beaucoup de gens qui sont constamment heureux ? Moi pas. Mais j’ai des moments heureux. Et j’ai travaillé dur pour les avoir. Je ne me suis jamais attendue à ce que la vie soit facile. Je pense plutôt que le bonheur réside dans la façon dont nous surmontons les obstacles. Je suis heureuse quand je suis fier de moi. Ou lorsque mon art a du succès. Vendre mes oeuvres, monter une exposition : ce sont des choses importantes. Parce qu’il a fallu longtemps avant d’être accepté comme artiste dans ce pays. Même les galeries ont longtemps cru que ce n’était qu’un passe-temps. (pointant du doigt dans son salon) Pourtant, on vit de ça. C’est notre revenu à Jim et de moi.

Vous êtes de la noblesse, il n’est pas si illogique de penser que vous êtes riches.

Ce n’est pas parce que tu es noble que tu nages dans l’argent. Je le répète: mon art est mon revenu. Et j’adore cette idée. C’est la meilleure reconnaissance que je puisse avoir.

Êtes-vous reconnu lorsque vous vous promenez à Bruxelles ?

Ça arrive, oui. Il y a eu des moments où je ne le supportais plus. Mais maintenant, je suis plus confiante, et, la plupart du temps, j’ai l’impression que les gens me regardent d’une manière amicale. Les gens étaient plus agressifs avant. L’atmosphère a changé. Les gens ont appris à me connaître, je crois.

Presque tous les Belges ont une opinion sur vous. Comment le vivez-vous ?

Ma mère m’a appris une chose : « Tu n’es pas l’unique centre d’attention. » Ça m’a aidé. Je sais que les gens peuvent parler de moi quelques secondes, mais très vite chacun se replonge dans sa propre vie et à ses problèmes.

Quelles sont les leçons de vie que vous enseignez à vos enfants ?

Je leur apprends à travailler dur. L’humour est également important. Ils ne se prennent pas trop au sérieux, ce qui est bien. Je leur ai appris que la vie n’est pas qu’un jardin de rose, mais qu’ils peuvent créer leur propre roseraie. Et que, parfois, il faut traverser beaucoup de merde avant d’arriver dans un tel endroit.

Lorsque j’avais vingt-sept ans, je suis tombée très malade. Une inflammation du cerveau. Cela a failli me tuer. J’ai passé trois mois à l’hôpital. Comme je l’ai dit tout à l’heure : j’étais une grosse fêtarde, et soudain tout semblait compliqué. Même parler était devenu presque impossible. Il a fallu un an pour que je sois guérie. Depuis, je dois écouter davantage mon corps. Je ne peux plus repousser mes limites physiques et mentales. Cette expérience m’a réveillé. Cela m’a fait réaliser à quel point la vie est fragile.

En quoi la maternité vous a-t-elle changé en tant qu’être humain ?

Je crois qu’un enfant donne aussi naissance à sa mère. En tant qu’artiste, vous êtes incroyablement obsédé par vous-même. C’est tellement fatigant. Les enfants n’autorisent plus cela. Ils m’ont aidé à trouver plus d’équilibre. Avant mon art était étouffant, c’était tout. Aujourd’hui, mes enfants voient que je m’investis encore dans mon travail. C’est bien, je crois. Les enfants ont besoin de savoir que leurs parents ont une vie qui leur est propre. Sinon, c’est trop lourd à porter. Ils pensent qu’ils te sont redevables de quelque chose. Très malsain.

Je donne donc beaucoup de liberté à mes enfants. Ma fille a maintenant quinze ans et elle est prête à quitter la maison. Non pas qu’elle ne se plaise pas ici, elle est juste très indépendante. Ne vous méprenez pas, je mourrai si elle part, mais en même temps je l’encouragerai. J’ai besoin de mes enfants, mais je crois que j’en ai besoin pour les bonnes raisons. Parce que je les aime, pas parce qu’ils sont tout ce que j’ai.

Les gens qui vous connaissent disent de vous que vous êtes une battante.

Personne ne naît boxeur. Mais certains doivent devenir des combattants. Ils n’ont pas le choix.

Vous vous battez pour la vérité. On dit que celle-ci qu’elle finit toujours par sortir. Vous y croyez ?

Pas du tout. La vérité peut être complètement manipulée et c’est pourquoi on doit se battre pour elle. Et même dans ce cas, il est possible qu’on ne la connaisse jamais vraiment.

Peut-on vivre avec çà ?

Je me sens responsable des gens qui viennent après moi. Je dois découvrir la vérité, sinon elle continuera à causer des dommages. Vous savez, je suis l’unique enfant de ma mère. Après avoir donné naissance à ma fille, je me suis dit :  » Delphine, ne t’en tiens pas à un seul enfant et brise le schéma ». J’ai vraiment dû me forcer, c’était un grand pas pour moi. Mais si une situation est malsaine, il est impossible pour moi de rester passive. Il faut que je fasse bouger les choses. Il faut que fasse le ménage. Je suis comme çà. Et ça, ça ne changera pas. Est-ce que vous comprenez ?

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