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Coronavirus et enseignement: « Pourquoi le programme scolaire passe-t-il avant tout ? » (entretien)

Antoine Denis Journaliste

Une chose est certaine, la crise du coronavirus aura eu des conséquences importantes sur le système scolaire. Le confinement aura accentué les inégalités. Serait-il temps de se remettre en question ? C’est ce que pense Elsa Roland, chercheuse en sciences de l’éducation.

De prime abord, existe-t-il déjà des études scientifiques sur les effets du confinement ?

Pour le moment, c’est très compliqué de parler des effets du confinement sur l’éducation ; j’ai vraiment l’impression qu’on pourrait rédiger une thèse sur la question. Les effets sont multiples et très contradictoires. D’autant plus que pour le moment il n’y a aucune recherche de grande ampleur qui a été menée. Par contre, il y a une volonté de tous côtés de tenter de comprendre ce qui est en train de se passer. Avec mon équipe on a demandé un financement pour mener une recherche sur les effets du confinement, mais on n’a pas encore eu de nouvelles. On a juste mené une recherche exploratoire pendant le confinement, mais pour pouvoir affirmer des choses avec certitudes on a besoin d’attendre un moment et de mener une recherche approfondie.

Peut-on dégager certaines tendances ?

Tout à fait, même si encore c’est très compliqué de pouvoir être précis sur le plan scientifique.

On se rend bien compte que ce confinement a bien mis à jour les dysfonctionnements du système scolaire qu’on ne va pas pouvoir régler d’un coup de baguette magique parce qu’il y a quelque chose de bien plus profond que simplement la question du confinement.

Nous on s’est d’abord rendu compte, au début du confinement, de l’hétérogénéité des situations en fonction des établissements et en fonction des enseignants. Effectivement on a très vite vu que dans les milieux plutôt aisés, les écoles surchargeaient les élèves de travail alors même qu’il y avait cette volonté générale de ne pas vouloir aborder de nouveaux apprentissages. On a vu des familles, des écoles et des élèves qui étaient vraiment débordés. Alors même qu’il y avait d’autres écoles dans lesquelles il n’y avait plus trop de contact, en tout cas pendant les premières semaines.

Et puis il y a eu aussi, notamment dans le croissant pauvre de Bruxelles, des écoles qui ont dû continuer à accueillir leurs élèves parce que les parents ne faisaient pas partie des confinés.

Et donc on a vu des situations radicalement différentes malgré la circulaire qui avait comme volonté de ne pas accentuer ces inégalités d’apprentissages et sociales. En fait, suivant la manière dont les écoles se l’appropriaient on ne pouvait faire qu’augmenter ces inégalités.

Un autre point est que certaines écoles disposaient déjà des logiciels très à la mode et à la pointe et les parents y étaient aussi habitués. Et d’autres dans lesquelles il n’y avait aucun matériel et pour lesquelles il aurait été impossible que ça marche.

Ce qu’on a pu voir aussi, c’est que dans ces écoles qui débordaient de travail grâce aux technologies, on avait d’un côté certains élèves qui avaient le matériel, le lieu à la maison, les parents qui étaient disponibles alors que de l’autre côté on a vu des familles où ils étaient à 3, 4 ou 5 sur le même ordinateur, où ils étaient coincés dans des espaces restreints dans lesquels les conditions d’apprentissages étaient impossibles.

Donc nous ce qu’on a pu mettre en évidence dans notre enquête exploratoire c’est que finalement le confinement mettait en exergue les choses qui existaient déjà dans les écoles depuis très longtemps. Cette question des inégalités sociales et d’apprentissages, on n’a pas eu besoin d’attendre le confinement pour qu’elles existent. Mais ce qui nous a semblé intéressant c’est que finalement, cela obligeait certains acteurs scolaires à prendre conscience de ces inégalités.

Il y a-t-il un risque de creuser les inégalités ?

D’un côté on a eu des enseignants qui, tout d’un coup, réalisaient que certains de leurs élèves ne disposaient pas des mêmes chances que leurs camarades, mais ne s’en préoccupaient pas vraiment. Alors que d’un autre côté, on a vu des enseignants qui eux se saisissaient de ce moment pour essayer de comprendre. En fait c’est vraiment l’occasion ou jamais.

C’est comme la question des évaluations ; on a vu plein d’écoles où il y avait une nécessité de se dire que ce qui était important c’était de reprendre les cours et d’accueillir les élèves et puis on a vu plein d’écoles qui ont fait doubler les élèves. De nouveau, il y avait cette circulaire qui devait être respectée et qui finalement ne l’a été que de manière très différenciée en fonction des établissements.

De plus, il était interdit de faire de nouveaux apprentissages, mais dans la réalité on sait que beaucoup l’ont quand même fait. Alors que pendant ce temps-là, il y avait d’autres écoles, en tout cas pendant les premières semaines, qui n’avaient même pas repris contact avec les élèves.

On a vu aussi des rapports très diversifiés par rapport aux foyers ; certaines familles de classe moyenne ont assuré cette continuité entre l’école et leurs enfants notamment en reproduisant exactement les mêmes horaires à la maison. Beaucoup de parents, au début du confinement, levaient leurs enfants comme s’ils allaient à l’école et essayaient de reproduire l’offre scolaire à la maison. Ce qui a été vécu pour beaucoup d’enfants comme quelque chose d’assez difficile. C’est quelque chose qui revenait souvent : « mes parents ne sont pas mes enseignants ». Et d’un autre côté, dans d’autres familles des enfants ont été complètement laissés à eux-mêmes.

Par rapport à cela de nouveau, ce serait aussi intéressant de voir les réactions différenciées des enfants. On a effectivement des enfants qui tout d’un coup se sont complètement renfermés sur eux-mêmes et se sont retrouvés dans une situation dramatique tant au niveau psychologique que social.

D’un autre côté, j’ai vu énormément d’enfants qui ont découvert à quel point ils pouvaient apprendre par eux-mêmes. Notamment je me souviens d’une école à Ixelles dans laquelle plein d’enfants apprenaient la multiplication, la soustraction en regardant des tutos sur YouTube. Des choses qui semblaient impensables auparavant sont devenues une réalité. Tout d’un coup, les apprentissages qui étaient considérés comme scolaires devenaient accessibles à n’importe qui par n’importe quel moyen.

Est-ce que vous pensez que le confinement va modifier la manière de donner cours dans l’avenir ?

Le côté apprentissage online, tout ce qui est informatique, on n’y est pas encore du tout. Cela va peut-être fonctionner dans certaines écoles, mais qui étaient déjà dans cette logique depuis plusieurs années. Il y a plein d’autres écoles où c’est impossible parce qu’elles n’ont pas les moyens.

Par exemple, on a vu énormément d’enseignants dans les milieux défavorisés qui ont recommencé à utiliser des lettres postales au lieu de mails parce qu’ils se rendaient compte que ce n’était pas évident pour tous les parents.

On a aussi beaucoup d’enseignants qui ont commencé à utiliser WhatsApp pour pouvoir garder le contact avec leurs élèves.

Mais c’est ça qui a été compliqué, c’est qu’on a eu tellement d’appropriations et de manière de réagir différentes que c’est compliqué de pouvoir dire que quelque chose va persister.

Nous en tant que chercheurs ce sur quoi on voudrait insister c’est qu’il y ait une réflexion sur ce qui a manqué, ou pas, à l’école. Comment est-ce qu’on pourrait essayer de tirer de cette expérience des leçons pour se dire que ce serait vraiment l’occasion de transformer le système éducatif qui, on le sait bien, a de nombreux problèmes. Ce n’est pas pour rien que la question autour du pacte d’excellence a déjà une première volonté de réformer ce système. Tous les acteurs autour de ce pacte sont unanimes pour dire qu’il y a quelque chose à transformer dans le système scolaire.

Faudrait-il changer le système scolaire ?

Moi je pense qu’on est héritiers de pratiques qui ont une très longue histoire. Je dis souvent que parfois l’école d’aujourd’hui ressemble plus aux collèges des jésuites du 16e siècle qu’à l’école du 21e siècle qu’on peut retrouver en Finlande.

Alors comment on va pouvoir se défaire d’une école construite non pas pour apprendre, mais pour dresser, moraliser, pour éduquer beaucoup plus que pour instruire ?

Il y a donc deux enjeux majeurs : réformer et porter l’attention sur les disparités ?

Tout à fait, mais je pense qu’il y a aussi un dernier point qui moi m’a énormément questionné surtout en fin d’année avec les évaluations et encore plus là maintenant avec l’idée que quoi qu’il arrive il faut que les enfants aillent à l’école. Qu’est-ce qui est tellement important pour qu’on soit prêts à mettre des gens en danger ? Cette question des enfants contagieux ou non, on n’en sait pas suffisamment pour être sûrs.

Ce qui depuis le départ me questionne c’est comment est-il possible qu’on ne prenne pas plus de temps pour aller interroger les enfants, les parents et les communautés locales ? Je pense que de nouveau on y retrouve énormément de disparités. La question de la crise sanitaire, qu’elle soit à Ixelles, Anderlecht, à Woluwe-St-Lambert ou à Ottignies n’est pas pareil.

Donc pour moi ce qui serait vraiment nécessaire c’est de pouvoir prendre, au niveau local, un moment pour pouvoir réfléchir collectivement avec les familles et les associations de quartier. Il y a beaucoup de parents qui ont perdu toute confiance dans les institutions scolaires. On l’a bien vu à la fin de l’année, il y a beaucoup de parents qui ont refusé de renvoyer leurs enfants à l’école. Par contre, ils étaient tout à fait d’accord que leurs enfants aillent dans des écoles de devoir ou des associations de quartier.

Faudrait-il se baser sur un modèle plus centré sur l’élève ?

On serait plus dans un modèle de type finlandais où il y a beaucoup plus une réflexion locale qui est menée bien qu’il y ait aussi un contrôle au niveau central pour s’assurer qu’il n’y ait pas de disparités entre les différentes écoles. On le voit bien aux enquêtes PISA, il y a quelque chose qui fonctionne en Finlande. Je pense que quand on redonne son pouvoir d’agir aux communautés locales, elles savent très bien ce qu’il est nécessaire de mettre en place.

Vouloir imposer les mêmes règles partout n’a parfois aucun sens et ce n’est même pas possible. Ou alors on se retrouve dans des situations où certains élèves ne veulent pas retourner à l’école parce qu’ils la voient comme une sorte de prison. Dans de telles conditions, il est beaucoup plus difficile, voire impossible, d’apprendre.

Je pense qu’on est dans une crise actuellement. La question qu’il est peut-être intéressant de poser aux enseignants et aux élèves c’est : « est-ce que vous avez vraiment envie de voir le programme ou est-ce que vous avez envie de pouvoir discuter de ce qui est en train de se passer, de pouvoir apprendre, mais en fonction de la crise que l’on est en train de vivre ? » La plupart des enseignants voudraient pouvoir se saisir de ce qui est en train de se passer pour pouvoir le travailler avec leurs élèves.

Encore une fois, qu’est-ce qu’il y a de si important dans le programme pour qu’on ne soit pas capable d’accompagner des élèves qui sont en train de vivre une crise de l’ordre du jamais vu. Il y a vraiment des enfants qui n’étaient plus capables de bouger, de sortir, de communiquer. Donc je pense que l’accompagnement des élèves à ce niveau-là est super important. Pour autant, qu’est-ce qui fait que même dans ce genre de moment le programme passe avant tout ? Je pense que ce sont des questions comme celles-là que cette crise devrait commencer à poser à l’ensemble des acteurs scolaires.

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