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Comment les Italiens ont transformé notre pays

Nicolas De Decker
Nicolas De Decker Journaliste au Vif

En septante ans depuis les accords de 1946, les Italiens se sont, dit-on, bien intégrés à la société belge. Mais si les mineurs de 1946 et leurs descendants se sont belgicisés, la Belgique aussi s’est italianisée. Principalement en Wallonie.

C’est une histoire que tout le monde connaît, mais que personne n’a encore jamais vraiment racontée. Celle d’une Marianne aux petites mains, à Lodelinsart-Ouest, à qui Rosa a expliqué comment préparer une bolognaise avec un’poco di carne mais pas trop parce que ça cousta cher hein ! Celle d’un petit Fernand de la rue Joseph Wauters à Châtelineau qui allait le samedi à l’école italienne, où il n’y avait là pas plus de petits blonds que dans sa classe de l’école communale de la place Jules Destrée : un seul, et c’était lui. Celle d’une Milouda de Beyne-Heusay, qui a posé la première garniture de sa première pizza sur un pain marocain, avant que la voisine ne lui explique bien comme il faut. Celle d’un Jean-Claude qui égaie le récit de ses premiers et de ses derniers émois d’un figa stretta. Celle d’un petit Nicolas, 3 ans, qui sort de sa première journée de maternelle à Wanfercée-Baulet avec son premier gros mot, minga.

Cette histoire, c’est la nôtre

Celle des Wallons, surtout, mais aussi des autres Belges, qui ont grandi avec ces centaines de milliers d’Italiens (ils étaient 300 000 au début des années 1970). Et qui ont tant appris la vie avec eux qu’aujourd’hui, dans certains coins du plat pays, plus personne ne sait dire s’il a des origines italiennes ou pas. Car ceux qui en ont en ont oublié une partie, et ceux qui n’en ont pas s’en sont inventé un petit paquet. Le 20 juin 1946, à Rome, de belles personnes en costume décidèrent d’échanger du charbon belge contre des hommes italiens. Ils pensaient que le charbon brûlerait. Il est parti en fumée. Ils pensaient que les hommes reviendraient. Ils ont pris racine. Les Italiens qui arrivent en Belgique pour sauver l’industrie du charbon sont pourtant alors des étrangers absolus. « Débarqués en cachette dans les gares de marchandise, considérés comme des ‘jaunes’ par la population locale », raconte l’historienne (ULB) Anne Morelli. Ils sont logés dans d’infâmes baraques, descendent au fond gratter leur pitance, et envoient ce qu’ils en tirent en Italie. Les contacts avec la Belgique de papa sont inexistants. Les travailleurs italiens, moins bien défendus, payés moins cher et protégés moins fort que leurs camarades belges, dégagent des points de PIB pour l’économie nationale, gagnent la bataille du charbon pour le compte du Premier ministre socialiste « Chichille » Van Acker, et offrent des dividendes à un patronat charbonnier dont le secteur n’est déjà plus compétitif depuis une quinzaine d’années. C’est alors à la fois leur raison sociale et leur seul apport à une Belgique officielle qui ne leur en a pas demandé plus, et qui n’en veut surtout pas davantage. Ils n’existent pas.

Pourtant, ces Siciliens, ces Campaniens, ces Abruzzais et ces Calabrais ont déjà commencé à donner beaucoup. De leur personne, et pas tout à fait en dehors de certains clichés tout d’abord. Souvent seuls, souvent jeunes, ces hommes ne se divertissent pas qu’entre eux. La légende de l’acteur comique Tiberio Murgia en fait un rescapé adultère de la catastrophe du Bois du Cazier. Il avait pris congé pour s’entretenir avec une épouse belge qui devint veuve ce jour-là. Murgia montait chez elle tandis que le mari descendait au fond du puits et n’en remonta pas. Les mariages mixtes, nombreux rapidement, furent moins illégitimes et moins tragiques. Ils témoignaient, déjà, d’une forme de porosité entre eux et nous. Le Bois du Cazier, qui coûta la vie à 136 Italiens sur 262 victimes, l’accrut encore paradoxalement. Le « Tutti cadaveri » que prononça, le 23 août 1956, le premier sauveteur à accéder au niveau 1035 fut une manière de sacrement. Ces Italiens avaient donné leur vie à une Belgique pour qui ils en étaient dépourvus. Ils étaient morts chez nous. Parce qu’ils étaient morts, parce que c’était chez nous, ils devinrent les nôtres, et les leurs étaient désormais un peu les nôtres aussi.

L’importation de main-d’oeuvre italienne en Belgique se terminait là, l’incorporation à la Belgique d’une part d’italianité commençait vraiment. Au lendemain de Marcinelle fut dénoncé le protocole de 1946 (autorités et patronat belges en signèrent aussitôt avec le Maroc et avec la Turquie). Mais les Italiens seraient désormais installés. Leurs familles continueraient d’arriver. Ils existaient maintenant au jour : les hommes seraient autre chose que mineurs de fond. Autre chose que des machines extractives. Leurs familles continueraient d’arriver. Le charbon avait monté en graine.

Une certaine culture ouvrière

Avant ce provisoire qui allait finalement durer, avant la bataille du charbon remportée par les actionnaires mais perdue par les martyrs de Marcinelle, l’Italie avait pourvu la Belgique en deux espèces de nationaux, abstraction faite des banquiers et commerçants transalpins mais pas encore italiens qui contribuèrent à la Renaissance flamande – on ne parle pas pour rien de Venise du Nord plutôt que de Bruges du Sud.

Les exilés politiques, d’abord, qui dès le XIXe siècle participèrent à tout ce que ces temps connurent de bouillonnements. Le grand Carbonaro Philippe Buonarroti se réfugia à Bruxelles après la Restauration, et certains de ses camarades participèrent aux journées de 1830. Un siècle plus tard, le royaume accueillit des antifascistes par centaines, dont certains, résistants, participèrent à la Libération du pays. Et furent parfois expulsés de Belgique, faute de permis de séjour, dans les semaines qui suivirent…

Les ambassadeurs de sa gastronomie, ensuite, qui dès la fin de l’ottocento s’installèrent dans certaines grandes villes, Bruxelles principalement, pour y faire commerce de spécialités italiennes. L’historien Olivier de Maret (VUB) dénombre, entre 1880 et 1914, 44 restaurants ou commerces alimentaires ouverts par des Italiens dans la capitale, dont celui du grand industriel Piémontais Francesco Cirio qui, dès 1884, offre au 20, rue de la Bourse, une sélection des produits qui font aujourd’hui encore la renommée de sa puissante multinationale : pâtes, conserves de légumes et de poisson, etc.

Ces deux filières, que la massive émigration italienne de l’époque implantera dans chaque pays du monde ou à peu près, verront se démultiplier leur influence à mesure qu’arrivent, par dizaines de milliers, de ces compatriotes ouvriers importés par la Belgique pour lui curer ses entrailles de houille grasse et de houille maigre. « Aujourd’hui, on mange aussi beaucoup de pâtes, de pizzas et de mozzarella dans des pays sans Italiens, grâce au dynamisme de l’industrie agro-alimentaire italienne, même en Amérique latine, les Indiens des Andes fêtent Noël avec un panettone, ce gâteau traditionnel du nord de l’Italie… », pose pourtant Anne Morelli. « Mais la consommation de pâtes par personne a augmenté en Belgique bien plus qu’ailleurs dès les années 1950 à 1960, et au-delà de la proportion d’Italiens qui y arrivaient », précise le sociologue Marco Martiniello (ULG). Plus tôt qu’ailleurs donc, le Belge de l’énième génération a mangé des pâtes. Plus loin qu’ailleurs, il a planté des tomates, des aubergines et du basilic dans son potager. Plus vite qu’ailleurs, il a roulé en Fiat ou en Alfa Romeo.

L’italianisation de la Belgique, certes relative (« Il y a des traces, pas une réelle transformation », dit le sociologue Andrea Rea, de l’ULB), s’est ainsi faite par le haut et par le bas. Par des élites, économiques et politiques, qui vivaient en Belgique, là comme partout, dès avant la Seconde Guerre mondiale, d’abord. Par des masses populaires, qui y arrivèrent après la Libération, ensuite. Et surtout. « C’est ce qui fait la spécificité de la Belgique : aujourd’hui que l’Italie n’est plus vraiment étrangère nulle part dans le monde, la société belge elle a rencontré certaines pratiques sociales et culturelles italiennes plus rapidement et plus profondément que dans d’autres pays », explique encore Andrea Rea.

Caissière au Cora

Pour précoces et profondes qu’elles fussent, ces traces n’en sont pas moins circonscrites, géographiquement et socialement, aux bastions ouvriers. Au début des années 1990, les trois quarts des Italiens actifs en Belgique étaient encore ouvriers, et les élèves de ces origines sont surreprésentés dans les enseignements techniques et professionnels. « Cette intégration des Italiens de Belgique, ça a été une intégration dans une classe, la classe ouvrière, qui a été laminée par les dernières décennies », rappelle Marco Martiniello. Les régions où ils sont nombreux, le Borinage, le Centre, Charleroi, Liège, voire le Limbourg, ont depuis longtemps perdu de leur ancienne superbe. Minoritaires dans une culture ouvrière en voie de minorisation, les enzymes italiens devaient être limités. Mais dans certains secteurs minoritaires, ils présentent aujourd’hui des apparences majoritaires. « Dans les syndicats ouvriers, de la métallurgie notamment, ou dans la distribution, nombreux sont les délégués et permanents dont le nom est à consonance italienne, mais ça correspond simplement à leur implantation historique », relève encore Marco Martiniello.

Anne Morelli y voit le signe d’une intégration qui n’a été que superficiellement réussie : « Quand il y a une grève au Cora, on voit que la caissière qui représente les travailleurs est d’origine italienne. Elle est la fille ou la petite-fille d’un mineur, et elle est devenue caissière au Cora. Mais il y a peu de fils et de petits-fils de mineurs dans la hiérarchie de la FEB… ». Ainsi, l’autre débouché de la classe ouvrière, la politique, fut longtemps réticente à la participation d’élus et d’électeurs aux racines transalpines. « En 1984, plus de 40 % des Italiens de Belgique ont voté communiste. Ça n’a pas donné envie aux partis belges d’accorder le droit de vote ou d’éligibilité aux étrangers… », note encore Anne Morelli.

C’est toutefois sur leurs sous-régions d’élection que les observateurs et les acteurs politiques se plaisent à greffer des expressions moyennement reluisantes, du registre de la combinazione, voire de la mafia. On n’évoque en effet jamais de « dérives mafieuses », quels que soient les partis qui s’y adonneraient, que dans les espaces où vivent d’importantes colonies italiennes. « Il y a certes une criminalité venue de la Botte qui a pu agir en Belgique, dans la construction ou ailleurs. Mais appliquer ces expressions à la classe politique de Charleroi plutôt qu’aux LuxLeaks en dit plus sur celui qui les applique que sur ceux sur lesquelles elles s’appliquent. Non, Di Rupo, Furlan, Di Antonio ou Tarabella n’ont pas changé la manière de faire de la politique en Belgique, et certainement pas de cette manière-là… », enchaîne Andrea Rea, pour qui il s’agit de « relents d’une forme historique de racisme ». S’il n’en reste plus que des relents, serait-ce que parce que ces Italiens nous auraient appris à encaisser l’altérité ? Non. Ni à nous qui avons absorbé une part d’eux, ni à eux qui sont désormais cette part de nous. « Au contraire, même, soupire Marco Martiniello : il y a une loi de l’étude des migrations qui dit que celui qui entre le dernier ferme la porte derrière lui… »

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