Esinam s'affiche en grand dans les rues du centre d'Edimbourg. © PHILIPPE CORNET

Comment le jazz bruxellois s’est imposé à Edimbourg en trois soirées

Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Exploit toujours difficile en terre anglophone. Prélude d’un genre en renouvellement, qui vise la nécessité de s’exporter à l’étranger.

Au centre d’Edimbourg, le portrait d’une Esinam de deux mètres de hauteur défile sur un abribus. La Bruxello-Ghanéenne s’affiche avec la mention Jazz from Brussels, les dates du 7 au 9 février, le tout souligné du slogan Thrill. Frisson ou émotion selon les traductions. La campagne compte aussi une version mâle incarnée par le saxophoniste Toine Thys. Celui-ci réagit :  » On n’est pas habitué à être dans ce rôle à l’étranger. D’autres pays comme la Suède, la France ou la Corée du Sud poussent davantage l’export.  » La pub s’accorde bien à la quinzaine de concerts, avec des genres aussi divers que le swing manouche (Les violons de Bruxelles), le cuivre blinquant (Määk Quintet), la pousse funky qui monte (Urbex) et même un groupe mi-écossais, mi-bruxellois (Thrill Sextet) ayant fait ses débuts, mi-janvier dernier, en prélude, à Flagey. Dans des lieux choisis : l’intime The Jazz Bar et puis deux superbes églises désacralisées, The Queen’s Hall et le St.Bride’s Centre. L’initiative est de Rachid Madrane, ministre PS de la Promotion de Bruxelles à la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB), et fait suite à d’autres mises en vitrine à l’étranger des talents bruxellois (cirque, danse, art contemporain).

 » On a choisi une ville avec laquelle on pourrait avoir un dialogue, un échange, pas une mégapole comme Londres où on serait sans doute vampirisés par la surenchère d’événements.  » Dixit Visit Brussels, asbl en partie financée par la Région bruxelloise pour amener des visiteurs dans la capitale de l’Europe. Ce Thrill présente 70 musiciens (globalement) bruxellois, de plusieurs générations , invités à Edimbourg par la FWB, qui paie voyage et séjour ainsi qu’un cachet de minimum 200 euros par concert.

Club pékinois

 » A Bruxelles, si vous fixez l’entrée d’un concert jazz à 25 euros, c’est la révolution. A Paris, vous arrivez facilement à 30 ou 40 dans les clubs un peu prestigieux et à 90 au Blue Note de Tokyo.  » Stéphane Galland est le batteur d’AKA Moon, l’un des plus aventureux groupes de jazz belge. En circulation depuis 1992, ce trio mené avec Fabrizio Cassol (sax) et Michel Hatzigeorgiou (basse) s’est produit un peu partout dans le monde, du prestigieux New York Jazz Festival à un minuscule club de Pékin.  » Généralement, en France – où Stéphane Galland joue beaucoup avec Ibrahim Maalouf – on salarie plus volontiers les musiciens : vous recevez 300 euros et ça en coûte 600 à l’organisateur du concert. En Belgique, on considère davantage le cachet comme la somme globale . Au fil du temps, l’information à l’international est devenue plus facile via les réseaux sociaux, mais ça coûte aussi une certaine énergie dans la mise en place.  »

Celui qui ne manque pas d’énergie, c’est Antoine Pierre, 26 ans, présent en Ecosse dans deux groupes. Doué, sérieux en scène, pince-sans-rire ailleurs, il adhère comme la plupart des jazzmen à plusieurs formations belges.  » J’ai eu la chance de faire partie de groupes qui m’ont permis de voir comment ça fonctionnait, en tournant dès 18 ans, avec Philip Catherine. Beaucoup en France, qui reste un peu le marché naturel du jazz belge, du moins francophone : mais le processus est lent, il faut d’abord séduire Paris avant de jouer en province. Les Pays-Bas, contrairement à l’Allemagne très difficile à pénétrer, sont aussi un territoire naturel pour nous.  » Si Antoine Pierre arrose tout naturellement ses projets personnels – Urbex, plutôt fusion, et le récent Next.Ape, davantage trip hop – il est aussi batteur de TaxiWars, groupe de spoken-jazz emmené par Tom Barman, leader de dEUS.  » TaxiWars va quatre fois plus vite que le groupe jazz régulier, parce que Barman a une fan base, est accompli artistiquement et possède un savoir-faire. Du coup, des moyens sont mis en oeuvre.  »

Aka Moon : un trio qui s'est déjà produit un peu partout dans le monde.
Aka Moon : un trio qui s’est déjà produit un peu partout dans le monde.© PHILIPPE CORNET

Ces grandeurs et petites misères passent aussi par l’attitude des patrons de clubs. Le pianiste Joachim Caffonnette est également président – bénévole – des Lundis d’Hortense, acteur historique du jazz en FWB. Il explique comment la réalité économique nationale pousse à dépasser les frontières.  » Il y a ces endroits parisiens mythiques, comme Le Duc des Lombards ou le Sunside, qui comptent sur le musicien pour faire la promo et travaillent aux entrées : les 30 premières sont pour eux, les 30 suivantes pour toi, après c’est 50-50. Eux prenant aussi 20 % sur la vente des disques d’après-concert. Ces gens-là ne prennent plus de risques et investissent moins d’énergie.  »

Le choix de l’Ecosse comme miroir d’une scène jazz bruxelloise revient naturellement dans la conversation. Pamela Malempré, agente et manageuse chez Aubergine, travaille entre autres avec les projets d’Antoine Pierre – Monsieur Malempré dans la vie – et de groupes présents ici, comme Aka Moon ou la formation de Jean-Paul Estiévenart.  » Ce genre d’opération Thrill donne d’autant plus une conscience du milieu qu’ils ont choisi le bon pays, une petite nation comparable à la Fédération Wallonie-Bruxelles, ouvrant des voies d’une future collaboration. Et un possible retour en Ecosse ou dans d’autres villes du Royaume-Uni. Il y a aussi l’aide de Wallonie-Bruxelles Musiques.  » Un subside plafonné à 5 000 euros lorsque quatre concerts sont signés à l’étranger, une fois par artiste et par an.

Le directeur de WB Musiques, Julien Fournier, en poste depuis mai 2018, participe au voyage :  » Notre fonction est d’aider nos musiciens à l’étranger. Notamment via les événements à caractère multiplicateur, pas forcément les gros marchés saturés, mais ceux d’une seconde ceinture, comme le festival Ment en Slovénie. Avec des moyens, quelques centaines de milliers d’euros à l’année, modestes en comparaison de ceux du Bureau Export français au budget annuel de trois millions d’euros. Mais on est l’un des seuls organismes du genre en Europe, financé à 100 % par le service public et pas par des participations de labels discographiques. Ce qui nous laisse indépendants pour travailler avec l’ensemble des artistes. Aujourd’hui, le jazz connaît un mouvement crossover, comme on le voit déjà un peu plus spectaculairement en Flandre.

Pour Esinam, aux racines belgo- ghanéennes, se produire à l’étranger est une seconde nature. Malgré une première sortie discographique digitale sous son nom, datée de 2018, elle a déjà emmené sa pop-electro-jazz en Scandinavie, aux Pays-Bas et en Afrique. Au Ghana mais aussi dans un festival féminin au coeur d’un village béninois. Avec cet avantage de trimballer tout son matériel dans un bagage de 30 kilos… Elle jouera bientôt à Londres et fait indéniablement partie des histoires Thrill à suivre au-delà de la Belgique.

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