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Comment le digital révolutionne le métier de banquier

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Contraintes de repenser leur stratégie en la centrant sur une clientèle exigeante et volage, les banques jouent une partie serrée. Les consommateurs sont plus informés que par le passé. Et les téléphones mobiles font exploser le cadre. Une révolution s’impose.

C’est sûr que, vu comme ça, le célèbre sketch « L’addition », de l’humoriste française Muriel Robin, est beaucoup moins drôle. Aujourd’hui, à l’heure de régler la facture d’un repas à plusieurs, où chacun a commandé un tout autre plat que son voisin, on ne réclame ni papier, ni Bic, et encore moins le silence pour calculer la somme due par l’un et l’autre. Il suffit qu’après quelques clics, les convives rapprochent leurs téléphones mobiles pour que les virements bancaires s’opèrent, en un clin d’oeil. Bienvenue au XXIe siècle.

Le XXIe siècle, la banque a dû y plonger d’un coup, alors qu’elle avait longtemps vécu les pieds au chaud dans les confortables pantoufles que lui assurait depuis toujours sa domination sur l’information financière. Les pantoufles ne sont plus ce qu’elles étaient : la crise est passée par là, rendant le consommateur méfiant. La réglementation s’est alourdie, imposant aux banques la transparence, la fin des rétrocessions sur les produits financiers vendus et l’élaboration systématique de profils d’investisseurs pour les clients, jusque-là inexistants ou ignorés. Dans la foulée, faute de pouvoir encore profiter de ces commissions, les banques facturent leurs services aux clients. « Ceux-ci devront apprendre à payer pour des services qu’ils ont longtemps cru gratuits, relève Georges Hubner, professeur en finances à l’ULg et titulaire de la chaire Deloitte à HEC. Et ils n’accepteront de payer que si le service comporte une valeur ajoutée. » Or, aujourd’hui, on peut tout faire ou presque, en matière de gestion financière, sans avoir vu son banquier : ouvrir, fermer, modifier un compte ou un carnet de dépôts, relever son plafond de dépenses par carte de crédit et même investir. La valeur ajoutée dans le service bancaire doit donc se trouver ailleurs.

L’obsession du client ?

L’expression traîne aujourd’hui sur les lèvres de tous les banquiers : les banques doivent désormais être « client centric ». Autrement dit, placer le client au centre de leurs préoccupations. Touchant aveu. Autant dire que pendant des décennies, ce n’était pas le cas, ou si peu. « Auparavant, notre première priorité n’était pas : « Que faire pour augmenter la satisfaction du client ? », reconnaît Olivier Morel, directeur général chez CBC Banque. Maintenant, c’est une obsession. »

Le client, surtout fortuné, va donc détenir de plus en plus de pouvoir et celui de 2015 n’est déjà plus celui de 2010. Il veut bénéficier de services bancaires quand, où et comme il le souhaite. Si, longtemps, il n’a eu le choix qu’entre la visite en agence, à heures fixes, et les opérations à effectuer sur son PC, il a aujourd’hui bien davantage de canaux à sa disposition : call-center, tablette, vidéoconférence, visite à domicile de son banquier, mobile… « Il faut libérer le client des contraintes matérielles, affirme Alain Declercq, président du CPH (Crédit professionnel du Hainaut). Alors, c’est nous qui nous rendons chez lui et plus l’inverse. » Les conseillers de Belfius font de même et visitent leurs clients avec une tablette sous le bras: 800 sont en circulation actuellement. A la fin de l’année, grâce à la magie du « co-viewing », un client CBC pourra, chez lui, regarder sur sa tablette le même écran de ses opérations bancaires que son interlocuteur, resté en agence.

La révolution technologico-bancaire est en marche : chez Belfius, par exemple, entre 2011 et 2014, le nombre de contacts mensuels en agences est passé de 900 000 à 600 000, le nombre d’opérations sur PC, de 7,5 à 6,1 millions, le nombre d’opérations sur mobile de 100 000 à 9,1 millions (10,5 millions en juin dernier) et le nombre de visites aux distributeurs, de 9,7 à 7,8 millions. Chez BNP Paribas Fortis, le nombre de transactions sur mobile a été multiplié par dix entre 2013 et 2014.

Face à l’évidence, les grandes banques ont toutes opté pour une stratégie omni-canaux. Mieux encore, elles font en sorte, sous la pression de leurs clients, de coordonner ces différents outils d’accès bancaires. Vous faites une simulation sur Internet pour comparer les offres en matière de crédit hypothécaire ? Lorsqu’il s’agira de trancher, vous vous rendrez en agence et votre conseiller sera déjà informé des hypothèses de calcul que vous avez retenues. « Cette coordination exige un gros travail de notre part, détaille Olivier Morel (CBC) mais le client trouve normal de commencer sa réflexion sur un outil et de la terminer ailleurs. » Ainsi, si votre banque vous conseille, sur votre PC, votre tablette ou votre téléphone mobile, d’investir en dollars parce que vous n’en avez pas encore en portefeuille, libre à vous de répondre à cette suggestion en chattant avec les experts de votre call-center, d’opter pour une vidéo-conférence ou de demander un rendez-vous en agence – déjà informée de votre démarche – pour en discuter. Convaincu et pressé ? Dans ce cas, appuyez sur la touche « acheter » de votre application bancaire et la transaction sera enregistrée. Sûres que l’avenir est au digital, les grandes banques ont toutes développé en leur sein des pépinières de start-up dont les trouvailles sont au plus vite intégrées dans leur système opérationnel.

Comme chez le médecin

Aucune des grandes banques n’envisage en tous cas de se passer totalement d’agences. Nombre de clients souhaitent toujours avoir affaire à un humain lorsqu’il s’agit de prendre une décision importante : signature d’un crédit hypothécaire ou gestion délicate de succession, par exemple. « C’est comme un médecin, analyse Alain Declercq (CPH). En tant que patient, on aime le voir en chair et en os et pas seulement être examiné par webcam. »

Le nombre d’agences ne cesse néanmoins de diminuer : on en comptait encore 4 000 en 2009, il en reste 3 607 en 2014, agences des banquiers indépendants non comprises. Leur maintien est évidemment coûteux et ne se justifie que si les volumes d’affaires qui y sont liés sont suffisants. Or leur fréquentation diminue : chez Belfius, en 2014, 60 % des clients n’ont pas été une seule fois en agence, tandis que 20 % ne traitent qu’en agence. Avec l’augmentation des transactions électroniques et la disparition progressive du cash dans ces structures, leur utilité est remise en cause. « Le client est-il attaché à son conseiller ou à son agence ? », questionne Steven De Meyer, responsable du réseau clients chez ING. La nuance est de taille. A l’avenir, les agences pourraient ne plus être identiques mais adaptées au profil de la clientèle et de la région : plutôt du crédit à la consommation, plutôt du conseil en placements, plutôt du crédit aux PME. Chez BNP Paribas Fortis, on n’évoque même plus le terme d’agence mais celui de « point de contact ». « Connectés, éventuellement dépourvus de cash, ils n’ouvriront peut-être que deux ou trois après-midis par semaine », précise Michaël Anseeuw, directeur général du réseau chez BNP Paribas Fortis.

La marge de manoeuvre laissée au personnel en agence sera plus réduite que jamais, tant la réglementation et l’informatisation des procédures sont contraignantes. « Notre conseiller en placements devient une machine, déplore un gérant. Du coup, l’intérêt de notre travail a beaucoup diminué. Et nous perdons nos clients historiques parce que nous ne sommes plus en mesure de répondre à des demandes de crédits particulières. » Le personnel bancaire, dont le volume a diminué de 15 500 unités en treize ans, se réduira encore. Sur les quelque 61 000 salariés recensés en 2009, ceux qui fournissaient les rangs du personnel administratif ont fondu au fil des ans. Ceux qui restent en place se spécialisent. Les employés en agence informent désormais le client, l’accompagnent, voire le « coachent ».

Désormais, il n’y a pour ainsi dire plus personne, dans la banque, qui soit assuré de ne jamais avoir un client en ligne. Car grâce aux nouvelles technologies, le client peut être mis en relation avec n’importe qui dans la structure. « Il s’agit donc que chaque membre du personnel soit à même de s’exprimer correctement et, avec l’avènement de Skype et des vidéoconférences, d’apparence impeccable !, insiste Olivier Morel (CBC). Les formations du personnel ont, du coup, été revues et ont pris de nouvelles formes : « Il nous faut du personnel compétent, en permanence sur la balle, résume Olivier Morel. Les clients ne doivent pas aller plus vite que nous dans la digitalisation. »

Les robots font leur entrée

Le changement de culture parmi le personnel est l’un des défis majeurs auxquels la banque est confrontée. Elle se retrouve en outre dans cette situation paradoxale qui consiste d’une part à se séparer d’une partie de son personnel et, parallèlement, à engager des centaines de profils spécifiques. Car le secteur a aujourd’hui besoin d’experts dans de nouveaux métiers : conception de produits financiers simples, communication claire et accessible, renouvellement continu des sites, de plus en plus interactifs et conviviaux, sécurité informatique, gestion de contenu… « Ces nouveaux métiers doivent être l’une des préoccupations des patrons des banques ; ce n’est pas facile de trouver des nouveaux talents dans ces branches », souligne Olivier Debehogne, directeur marketing chez Keytrade Bank.

Le travail des centres d’appel sera également repensé. On y trouvera des conseillers aux compétences pointues, susceptibles de dialoguer avec les clients par vidéo interposée. Et des robots. Chez BNP Paribas Fortis, on considère qu’à court terme, 20 à 30 % des appels simples adressés aux call-centers pourront être traités par des machines. « Les éléments de robotique vont devenir de plus en plus importants dans les trois à cinq ans », affirme Michaël Ansseuw (BNP Paribas Fortis). Les clients définitivement dégoûtés par la crise bancaire et ses dérives seront sans doute ravis d’avoir face à eux des robots, a priori peu suspects d’esprit de lucre. Quant aux autres, soit ils seront assez nantis pour avoir droit à un conseiller spécifique, soit ils seront servis de façon standardisée. « Dans les agences, la disparition de la relation humaine est malheureusement inscrite dans les astres », estime Georges Hubner (ULg).

Cette (r)évolution imposera aussi aux banques une adaptation colossale sur le plan technologique: elles qui ont toujours travaillé en centralisant les données informatiques doivent à présent passer aux réseaux et aux objets connectés. Elles doivent aussi investir massivement dans la lutte contre la cybercriminalité. Car si les hold-up en agences sont devenus rarissimes, faute de cash, le danger est désormais ailleurs, incarné par les hackers de tous poils. A elle seule, Belfius investira 3 millions d’euros dans la cybersécurité l’an prochain. Chez ING, près d’un milliard d’euros seront consacrés à l’informatique, tous postes confondus, d’ici à 2018. Et chez BNP Paribas Fortis, 1 milliard d’euros sur 5 ans. On se doute que les cyberattaques contre les smartphones ne font que commencer… »Le risque de cybercriminalité est majeur, avance Georges Hubner. Lorsque les banques ont été attaquées, il y a quelques mois, on a vu qu’elles offraient des niveaux de protection très différents. D’où les milliards investis : le risque pour leur réputation est énorme ».

Pour le consommateur également. Car les banques disposent de banques de données fort intéressantes à propos de chaque client: domicile, salaire, crédit hypothécaire en cours, domiciliations permanentes… Les grandes banques se sont engagées à ne pas céder ces données à des tiers et à ne s’en servir que pour personnaliser leur service. « Chaque client détenteur d’un fonds de placement concerné par la chute des cours boursiers en Chine peut ainsi être averti par SMS ou via sa tablette de ce qui se passe. Et des propositions de réactions peuvent lui être immédiatement soumises », illustre Geert Van Mol, responsable du réseau d’agences chez Belfius. Mais ce « big data », comme on l’appelle, s’il permet aux banques de procéder à des offres de prix personnalisées et, a contrario, de ne pas surcharger le client de mails inadéquats, n’en est pas moins dangereux en termes de respect de la vie privée. « Ces pratiques doivent absolument être légalement encadrées », estime Georges Hubner.

L’exploitation de ces données permettra aussi, on s’en doute, de repérer les profils de clients intéressants qui, du coup, bénéficieront d’une relation approfondie avec leur banquier. Et les autres ? Le risque de fracture sociale est réel, notamment pour les plus âgés, peu à l’aise avec l’informatisation et qui disposent d’un petit patrimoine mais insuffisant pour que l’on s’occupe d’eux en particulier, mais aussi les catégories les plus fragiles de la population. « Les clients surinformés en matière bancaire ne sont qu’une toute petite minorité, soupire un gérant d’agence. Le risque de laisser des gens au bord de la route est réel ». Dans la banque comme ailleurs, les analphabètes de demain sont ceux qui ne pourront utiliser Internet…

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