Avec ses vestiges remontant à l'époque romaine, la richesse du site n'était plus à démontrer. © belgaimage

Comment la Wallonie a enterré l’archéologie

Christophe Leroy
Christophe Leroy Journaliste au Vif

Evitée de justesse, la destruction précipitée de vestiges archéologiques sur le chantier de la future Maison des parlementaires, à Namur, ravive une gronde latente au sein de l’Agence wallonne du patrimoine. Récit d’une mission de service public en déliquescence.

La pelle mécanique était prête à rugir, dès la reprise du chantier, pour recouvrir irrémédiablement vingt siècles d’histoire en à peine quelques heures. En temps normal, jamais cette parcelle de 2 000 m2, creusée entre la Meuse, le parlement de Wallonie et la Citadelle de Namur, n’aurait dû devenir un symbole de destruction irraisonnée du patrimoine. Mais nous ne sommes pas en temps normal. Nous sommes en avril 2020, en pleine période de confinement, et cela fait déjà plus d’un mois que le coronavirus a contraint les archéologues qui y travaillaient depuis décembre dernier à plier bagage. Avec ses vestiges médiévaux, eux-mêmes bâtis sur un héritage remontant à l’époque romaine, la richesse du site, voué à accueillir la future Maison des parlementaires dès 2022, n’était plus à démontrer. D’où la signature d’une convention entre le parlement de Wallonie, en tant que maître d’ouvrage, et l’Agence wallonne du patrimoine (Awap), afin de permettre à une équipe d’archéologues d’y travailler pendant quatre mois, avant l’intervention de l’entreprise de terrassement.

Quel signal envoie-t-on si les pouvoirs publics qui ont édicté les règles tentent eux-mêmes de les enfreindre ?

En dépit d’un délai déjà très court, tout semblait donc aller pour le mieux, jusqu’à ce que le confinement vienne envenimer, le 10 avril, le rapport entre deux logiques souvent antagonistes : la préservation du patrimoine et les impératifs économiques, en l’occurrence la reprise du chantier public de construction et la maîtrise de ses coûts. Aux archéologues soucieux de finir dès que possible ce qu’ils avaient commencé, le président du parlement de Wallonie, Jean-Claude Marcourt (PS), avait au contraire fait savoir que les travaux de terrassement reprendraient illico. D’abord en invoquant les surcoûts d’un report de chantier (quelques milliers d’euros sur un budget total de dix millions), puis la nécessaire relance économique et, enfin, une libre interprétation du délai énoncé dans la convention (quatre mois calendrier ou quatre mois de fouilles ?).  » Ce dernier argument a stupéfié tous les professionnels du secteur, confie un agent de l’Awap. Quand un chantier est interrompu pour cause exceptionnelle, tous les délais convenus entre les parties sont logiquement suspendus, comme le mentionnait d’ailleurs une clause.  »

Une clause bafouée ?

L’assemblée politique signataire et garante du respect du Code wallon du patrimoine allait-elle déroger à ses propres règles en cautionnant la destruction précipitée de ces vestiges namurois ? Les parlementaires eux-mêmes avaient été mis devant le fait accompli.  » Nous côtoyons sans cesse des acteurs qui n’ont pas les mêmes priorités, poursuit cet agent. Il arrive que des entreprises avancent en détruisant des sites. Mais quel signal leur envoie-t-on si les pouvoirs publics qui ont édicté les règles tentent eux-mêmes de les enfreindre ?  » Comme pour toute opération d’aménagement dans une parcelle où des vestiges sont présents, le maître d’ouvrage était en effet tenu de demander l’accord préalable de l’Awap. Dans le cas de la Maison des parlementaires, cet accord était conditionné à l’activation de la clause archéologique, c’est-à-dire au respect strict de la convention établie entre les deux parties.

La nouvelle Maison des parlementaires aurait dû être inaugurée en 2022. C'était sans compter sur le coronavirus...
La nouvelle Maison des parlementaires aurait dû être inaugurée en 2022. C’était sans compter sur le coronavirus…© Atelier de l’Arbre d’Or – Bureau d’Architecture Greisch

Il n’en fallait pas plus pour qu’en trois jours, les archéologues de l’Awap rallient à leur cause quelque 150 experts belges ou internationaux, dans une carte blanche dénonçant  » la perte irrémédiable de ce patrimoine au nom d’intérêts économiques immédiats « . Tout en s’appuyant sur les 6 900 signatures récoltées à ce jour dans une pétition. Ainsi poussé dans les cordes après avoir présenté sa décision initiale comme définitive, le parlement proposait finalement aux archéologues de prolonger les fouilles jusqu’au 29 mai prochain. Sans mettre fin à la saga pour autant :  » Avancer un délai aussi rapidement n’est pas crédible, enchaîne l’agent de l’Awap. Les précautions en lien avec le coronavirus imposent désormais de définir des protocoles de travail à valider par les experts compétents. Ce n’est qu’après cette étape que nous pourrons définir un rythme réaliste.  »

Au-delà de la valorisation du site, ce bras de fer entre le parlement et les agents de l’Awap a ravivé une gronde latente parmi ces derniers. C’est l’histoire, selon eux, d’une perte structurelle de moyens au fil des décennies et des coupes budgétaires, en dépit des apparences et des discours politiques. Créée en septembre 2019 dans la foulée d’un préavis de grève et d’actions, la page Facebook  » Agent du patrimoine en péril  » n’a pas attendu ce chantier pour dénoncer l’hécatombe au sein de l’Awap. Outre le manque de moyens, le personnel de l’Awap déplorait alors de ne pas avoir été associé au chantier de reconstruction du Pont des trous à Tournai, joyau de l’architecture médiévale dont les voûtes devaient être agrandies pour laisser passer des bateaux de plus grand gabarit.

Une fusion dans la douleur

Plonger dans les méandres des budgets wallons dédiés à l’archéologie préventive s‘apparente à un véritable travail de fouilles. Créée en 2018, l’Agence wallonne du patrimoine, un organisme d’intérêt public de 350 personnes, rassemble l’ex-Institut du patrimoine wallon (IPW) et l’ex-Direction du patrimoine et de l’archéologie, dont les budgets et effectifs étaient jusque-là comptabilisés dans la DGO4 du Service public de Wallonie (SPW). Une fusion opérée dans la douleur,  » sans que soit en même temps réalisé un travail d’objectivation des moyens humains, matériels et budgétaires disponibles, précise un agent. Un exemple frappant de ce fait a été illustré, à l’époque, par le nouvel organigramme de l’Agence, reprenant les collègues retraités, démissionnés et même décédés depuis une vingtaine d’années !  » Depuis lors, le climat est devenu délétère à l’Awap, où il n’y a plus de pilote à bord : son inspecteur général, désavoué par une partie du personnel, a prolongé son congé maladie et son remplaçant, lui, fut vivement critiqué.

Début 2019, déjà, l'Awap déplorait de ne pas avoir été associée au chantier du Pont des trous, à Tournai.
Début 2019, déjà, l’Awap déplorait de ne pas avoir été associée au chantier du Pont des trous, à Tournai.© belgaimage

Après une diminution de plusieurs millions d’euros en 2008, à la suite de la crise économique, le budget annuel global octroyé aux  » monuments, sites et fouilles  » s’est stabilisé à un peu plus de 40 millions d’euros. Le solde positif (qui atteint parfois quelques millions) entre les montants alloués et ceux effectivement dépensés en fin d’année pourrait laisser croire à un budget suffisant. Le personnel de l’Awap y voit plutôt un indicateur de la paralysie de l’Agence, qui ne disposerait plus des ressources et de l’organisation nécessaires pour lancer des chantiers ou faire aboutir certains dossiers. A cet égard, le constat du cabinet de la ministre du Patrimoine, Valérie De Bue (MR), confirme les doléances de certains agents dont le travail réalisé se perd dans les rouages de l’institution : sur les 250 derniers travaux de postfouilles à réaliser, seuls huit auraient été finalisés.

Alors que le budget de fonctionnement pour l’archéologie préventive (soit les moyens pour mener des chantiers et disposer du matériel requis) atteignait jadis les 2 millions d’euros, il a été raboté à 1,5 million en 2008, puis à 1,25 million en janvier dernier. A ce montant s’ajoute 1,625 million d’euros de subventions, pour financer entre autres les associations d’archéologie, rappelle le cabinet de la ministre. Qui indique par ailleurs que l’Awap serait confrontée à un problème de planification de ses chantiers et de mutualisation des moyens disponibles.

Effectifs en berne

L’évolution des effectifs dans la zone opérationnelle du Hainaut, l’une des trois que compte la Wallonie, atteste la détresse des agents. Si celle-ci comptait huit archéologues en 2019, contre six en 1999, c’est uniquement en raison d’un rapatriement partiel du personnel des associations d’archéologie qui travaillaient, jusqu’en 2009, comme sous-traitants du service du Patrimoine du SPW – ce que la Cour des comptes avait jugé problématique. Idem en ce qui concerne le nombre de techniciens. Mais ce dont les zones opérationnelles manquent désormais cruellement, c’est d’opérateurs de fouilles. Treize dans le Hainaut en 1999, ils n’y sont désormais plus que huit, dont quatre en service léger ou à mi-temps médical. La politique de non-remplacement de certains départs à la retraite, depuis 2008, a contribué au vieillissement des effectifs. Or, la mission d’opérateur de fouilles s’avère physiquement éprouvante.  » Mener un chantier de fouilles sans opérateurs, c’est comme demander à un officier d’aller au combat sans soldats « , résume un agent de l’Awap.

Moins de personnel, moins de missions, donc moins de budget de fonctionnement. L’Awap serait-elle une administration en perpétuelle récession ? Le chantier archéologique de la Maison des parlementaires était d’ores et déjà le dernier de l’année en Wallonie. A plus long terme, quel sera le prix à payer d’une telle hémorragie pour la sauvegarde du patrimoine ? En début d’année, Valérie De Bue a annoncé la mise en place d’une culture et de procédures budgétaires complètes, avec l’appui d’un comptable externe. Un cahier des charges en matière d’accompagnement des ressources humaines a également été lancé.  » Pour le moment, nous dressons un état des lieux le plus objectif possible des problèmes rencontrés par l’Awap, indique son cabinet. Nous pourrons ensuite prioriser les revendications des agents.  »

Le sort de l’archéologie préventive n’est qu’une des facettes de la préservation toujours plus complexe du patrimoine.  » Nous ne pouvons plus accepter cette logique de diminution des budgets, qui nous mène droit dans le mur « , conclut l’agent de l’Awap. Un plaidoyer qui fait inévitablement écho à la déliquescence plus large de la notion de service public.

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