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Comment la N-VA a réunifié le MR

François Brabant
François Brabant Journaliste politique au Vif/L'Express

Les libéraux, clivés depuis une décennie entre pro-Michel et pro-Reynders, avaient juré qu’ils ne s’allieraient pas avec les nationalistes flamands. Un an après la bataille électorale, le MR gouverne pourtant avec la N-VA… et n’a jamais paru aussi soudé.

Il l’a dit, il l’a redit et il l’a re-redit. « Je ne crois pas en la sincérité de la N-VA », a seriné Charles Michel tout au long de la campagne électorale. Alors président du Mouvement réformateur, le Wavrien promettait de ne pas s’allier avec le parti de Bart De Wever. Le serment est resté d’airain jusqu’au 25 mai 2014, date d’un scrutin possiblement historique. Douze mois plus tard, la Belgique a basculé dans un tout autre univers. Commandant de bord d’un Apollo noir-jaune-rouge, Charles Michel a propulsé son parti – et son pays – vers une périlleuse révolution orbitale : un gouvernement fédéral où les indépendantistes flamands constituent la première force, et où les francophones ne sont représentés que par le seul MR. Du jamais-vu depuis l’indépendance du pays.

Pour l’heure, le vaisseau gouvernemental file, sans exploser. Plus étonnant : une étrange sérénité a gagné l’une de ses bases arrière, le siège bruxellois du MR, avenue de la Toison d’or. Coupable de parjure, Charles Michel, lui a qui a noué un pacte avec la N-VA, après l’avoir vilipendée tant et plus ? Le bleu de base ne lui en tient pas rigueur, bien au contraire. « Depuis la formation du gouvernement fédéral et la nomination de Charles Michel au poste de Premier ministre, on enregistre en moyenne entre dix et quinze affiliations chaque jour, alors qu’en temps normal, on tourne plutôt autour de deux ou trois », se félicite le porte-parole du parti.

Le pari audacieux de Charles Michel n’était pourtant pas gagné d’avance. A la fin de l’été 2014, l’hypothèse d’une coalition réunissant la N-VA et le MR suscitait encore de nombreux doutes parmi les libéraux francophones. « Chacun savait que la décision du PS et du CDH de nous exclure des coalitions régionales ouvrait la voie à quelque chose d’inconnu, mais seuls quelques-uns osaient admettre qu’on irait dans le même gouvernement que la N-VA, un gouvernement où le MR serait le seul parti francophone, se rappelle le député wallon Georges-Louis Bouchez. L’idée que le pouvoir appartient aux socialistes a été intériorisée par beaucoup de Wallons et de Bruxellois, y compris libéraux. Pour cette raison, beaucoup n’osaient pas franchir le pas. Il leur paraissait inconcevable qu’on puisse gérer des institutions sans le PS. » A l’aube de la législature, un autre parlementaire glissait cette sentence : « Ce ne sera peut-être pas la coalition kamikaze, mais ce sera à coup sûr la coalition casse-gueule. »

Death or glory. Le titre des Clash résume à quel carrefour se trouvait Charles Michel peu avant son entrée au 16, rue de la Loi. C’était la mort (politique) ou la gloire. Car dans son dos, les sarcasmes gagnaient en volume. Son bilan comme président du MR ? Le poste de Premier ministre offert à Elio Di Rupo, la perte de l’allié FDF, et les libéraux renvoyés pour cinq ans dans l’opposition régionale. « Après avoir été nommé informateur par le Roi, Charles a été extrêmement vite pour composer un gouvernement, note un observateur. En réalité, il n’avait pas le choix. S’il échouait, il aurait été la risée du MR. »

L’alliance avec une N-VA à la réputation jusque-là sulfureuse aurait pu raviver des querelles intestines. C’est l’inverse qui s’est produit. Une osmose facilitée par la répulsion qu’éprouvent désormais tous les libéraux vis-à-vis du PS et du CDH. « Elio Di Rupo et Benoît Lutgen ne se sont pas rendus compte qu’en nous faisant un tel coup, ils nous ont poussé à resserrer les rangs comme jamais », témoigne Jean-Luc Crucke. Le député wallon souligne un autre facteur d’apaisement. « Charles Michel a proposé qu’Olivier Chastel soit président du MR à part entière. Le Premier ministre, il est Premier ministre, pas président de parti. D’autres auraient voulu occuper les deux postes. Là, le parti aurait trinqué… »

Les ultimes doutes de certains mandataires MR, troublés à l’idée de pactiser avec la N-VA, ont été balayés par l’espoir d’un « stop institutionnel » de cinq ans. De sombres oracles prédisent déjà qu’à l’approche des élections de 2019, l’incendie communautaire risque de s’embraser à nouveau. Ce n’est pas exclu. « Au moins, Charles Michel aura épargné à la Belgique cinq cents jours de blocage total, comme ce fut le cas en 2010-2011 », esquive un général cinq étoiles. Un optimisme qui résume l’état d’esprit général au MR. Où l’on avance cet autre élément : le Premier ministre a investi beaucoup d’énergie pour que les milieux patronaux flamands, qui ont joué un rôle décisif dans l’ascension de la N-VA, deviennent des alliés du MR, en soutenant à leur tour le principe d’un statu quo institutionnel. En duo avec le président du CD&V Wouter Beke, Charles Michel a notamment déployé un lobbying intense auprès de Michel Delbaere, le président du Voka (la fédération des entrepreneurs flamands), afin que celui-ci convainque la N-VA de renoncer – provisoirement – à son projet de réforme de l’Etat.

L’isolement ? Une aubaine !

C’est l’originalité du gouvernement Michel. C’était aussi une menace majeure pour sa légitimité. A la Chambre, l’exécutif ne jouit du soutien que de 20 députés francophones sur 63. Un lourd handicap ? A rebours des évidences, la plupart des libéraux sont aujourd’hui convaincus que la situation représente, au contraire, une aubaine pour le parti. « Si on veut parler cyniquement, chaque fois que dans un sondage, il y a plus de 25 % des gens qui sont d’accord avec une mesure du gouvernement fédéral, ça nous renforce », ose le député bruxellois Alain Destexhe. « La principale surprise, elle est là, enchaîne un attaché de cabinet. Les trois partis flamands se sabotent mutuellement, mais comme le MR n’est pas pour eux un rival sur le plan électoral, personne ne nous attaque. En fait, notre situation est assez confortable. » Certes, de nombreuses réunions se déroulent en néerlandais, et rien qu’en néerlandais, mais le N-VA, le CD&V et l’Open VLD ne cherchent pas à utiliser leur suprématie numérique pour écraser les intérêts wallo-bruxellois, jurent les collaborateurs qui officient dans les coulisses du gouvernement. Vu de l’extérieur, autant d’enthousiasme peut laisser sceptique. « Voyez la suppression du Thalys wallon, relève un socialiste. Dans un gouvernement normal, les francophones auraient protesté. Ici, le MR est resté muet. Dans la position où il s’est mis, il doit s’écraser. S’il fait des vagues, il risque de provoquer une crise gouvernementale. Et ce sera pareil sur tous les sujets communautaires au cours des cinq ans à venir. « 

Charles Michel peut respirer. Le scénario du pire ne s’est pas produit. Le gouvernement a survécu aux tempêtes d’automne (manifestations syndicales, affaires Jambon et Franken…). Le MR ne s’est pas entredéchiré quant à la voie à suivre. Ombre au tableau : le Premier ministre ne perce guère dans les sondages. En Wallonie et à Bruxelles, sa popularité demeure inférieure à celle de Didier Reynders, d’Elio Di Rupo, et même de Maggie De Block. Autre motif d’inquiétude pour le fils de l’ancien vice-Premier ministre Louis Michel : de sondage en sondage, les intentions de vote pour la N-VA s’érodent. Repassé sous la barre des 30 %, le parti de Bart De Wever pourrait-il être tenté de se radicaliser à nouveau ? « Depuis le début, je suis vigilant par rapport à la N-VA, répond Denis Ducarme, chef de groupe MR à la Chambre. Ses statuts prônent l’indépendance de la Flandre, je ne l’oublie pas. Aujourd’hui, les nationalistes veulent se concentrer sur la sécurité et le socio-économique, et je souligne leur loyauté totale. Mais je ne suis pas un enfant de choeur, et je sais qu’eux n’en sont pas non plus. »

Présidente du Sénat, Christine Defraigne dispose d’un poste appréciable pour observer le comportement des élus nationalistes. « Ils sont très organisés, très disciplinés, au point de ressembler à une armée en marche, indique-t-elle. Je remarque que, quand un accord est pris, ils en sont les gardiens – parfois plus dans la lettre que dans l’esprit, d’ailleurs. Pour le reste, il faut les regarder avec des yeux laser, car leur agenda n’est même pas caché. Je dois parfois les recadrer, leur rappeler calmement mais fermement que nous sommes dans un stop institutionnel. Mais je précise aussi que mon ressenti est lié à ma fonction de présidente du Sénat, une institution que la N-VA veut supprimer, car cela reste l’une des clés de voûte de l’Etat fédéral. »

Un élément jouerait toutefois en faveur de Charles Michel, comme l’épingle une autre personnalité du parti : « Wouter Beke, Gwendolyn Rutten, Alexander De Croo… Ces gens-là ne vont pas alimenter les polémiques nord-sud. En Flandre, la génération politique actuelle, à l’inverse de la précédente, a bien compris qu’il ne fallait pas crédibiliser les revendications institutionnelles de la N-VA. Sur son programme communautaire, Bart De Wever est un peu coincé. »

Certains, à l’instar d’Alain Destexhe, vont plus et décrivent la collaboration avec la N-VA comme un « bain de jouvence », ni plus ni moins. « Cela nous fait du bien de constater que d’autres vont plus loin que nous dans la rupture avec le logiciel socialiste, explique le député. Un exemple : dans notre programme, ne figuraient ni la personnalité juridique des syndicats, ni le contrôle accru des chômeurs. La N-VA nous tire vers un discours plus à droite, tant mieux ! Nous avons été trop longtemps anesthésiés au plan idéologique, parce que notre stratégie était de revenir au pouvoir par le biais d’une alliance avec le PS. La nouvelle donne issue des dernières élections représente à mes yeux une occasion en or de rompre avec des programmes électoraux conçus dans la perspective de compromis avec le PS. Jusqu’à présent, on s’autocensurait. Le seul qui avait tenté une coalition sans le PS, c’était Didier Reynders en 2007, et il avait échoué. Cela avait fini par nous tétaniser. La N-VA nous a libérés. »

Si tous n’expriment pas un avis aussi tranché qu’Alain Destexhe, rares sont en tout cas les voix discordantes au sein du MR. Un unanimisme qui détonne avec les nombreux conflits qui ont jalonné la vie du parti depuis dix ans. Affilié de longue date au MR, ex-conseiller communal à Marche-en-Famenne, Renaud Duquesne est l’un des seuls à porter une opinion critique. « Pendant la campagne électorale, on a promis d’améliorer le sort de la classe moyenne et de ne pas s’allier avec la N-VA », rappelle le fils d’Antoine Duquesne, ancien ministre de l’Intérieur, président du parti de 1990 à 1992 puis de 2003 à 2004. Avant de dresser ce constat sévère : « Jusqu’à présent, je ne vois pas bien ce qu’on a fait concrètement pour la classe moyenne. On verra si cela change avec le tax shift. Quant à la seconde promesse, j’admets que les circonstances l’ont rendue difficilement tenable, mais ce n’est pas une raison pour transiger sur les principes. » La crainte de Renaud Duquesne ? Que le contact prolongé avec la N-VA aboutisse à une droitisation du MR. « La tendance est là. Je comprends qu’on éprouve une sorte d’euphorie à pouvoir aborder des sujets qu’on ne pouvait pas aborder avant, à cause des socialistes. Mais il ne faut pas abuser. Notre projet doit rester un libéralisme ouvert, de la main tendue, qui combat l’exclusion. Je n’ai pas envie que le MR devienne une N-VA bis. »

L’avenir dira si Renaud Duquesne est condamné à prêcher dans le désert ou si d’autres voix se joindront à la sienne. Dans l’immédiat, rien ne semble en mesure de ranimer les anciennes guerres de clans, pas même les intérêts antagonistes de Charles Michel et de Didier Reynders. « Aucune réconciliation n’est possible entre eux », certifiait pourtant un élu de premier rang, en septembre dernier. Huit mois plus tard, les deux hommes ne sont toujours pas les meilleurs amis du monde, mais l’hostilité sourde qu’ils se vouent n’a pas enrayé la marche du gouvernement. Sans doute parce que Didier Reynders a tout simplement abandonné la partie. Le néo-Ucclois se concentre sur son mandat de vice-Premier ministre et, plus encore, de ministre des Affaires étrangères. « Il n’est plus le même, croit savoir un mandataire. Je crois qu’il organise son carnet d’adresses dans l’espoir de décrocher un poste international. » Un autre complète le propos : « A Bruxelles, ses anciens soutiens ont reçu des postes grâce à Charles, ils voient que Charles bouge, que leur avenir passe par lui, et non plus par Didier. »

Didier Reynders est parfois monté au créneau, que ce soit pour crosser une secrétaire d’Etat N-VA (Elke Sleurs) ou un ministre-président socialiste (Paul Magnette). Mais, pour le reste, le contraste est saisissant avec l’époque où ses interviews dictaient l’agenda politique. Jean-Luc Crucke, fidèle reyndersien, conteste néanmoins un quelconque retrait de son mentor : « Qui a été le premier à situer l’ambition du tax shift à hauteur de cinq milliards d’euros ? Didier Reynders ! Et, en fin de compte, vous verrez, ce sera cinq milliards. »

Grisés par leur unité retrouvée, certains libéraux se prennent désormais à rêver d’un changement de paradigme au sud du pays. Leur voeu : que la configuration politique inédite engendrée par les élections du 25 mai 2014 augure une ère nouvelle. « Je suis persuadé qu’à brève échéance, nous serons le premier parti de Wallonie », prophétise Jean-Luc Crucke. Le scrutin de 2019, qui pointe déjà à l’horizon, se chargera de ratifier l’oracle. Ou de le désavouer crûment .

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