COURS EN LIGNE: classes inversées, pédagogie par projet. Les nouvelles formes d'enseignement devraient induire moins de présence en classe. Mais nécessiteront une plus forte implication. © FRÉDÉRIC CIROU/GETTY IMAGES

Comment l’université entre dans le futur

Mélanie Geelkens
Mélanie Geelkens Journaliste, responsable éditoriale du Vif.be

Taclées par la montée en puissance du Web, les universités sont contraintes de repenser leur rôle. D’entrer dans le futur, sous peine d’être larguées. Un futur qui chamboule tout : les profs seront désacralisés, les étudiants poussés dans leurs retranchements, l’examen traditionnel tombera en désuétude. Le tout sur fond de nouvelles technologies. Mais la révolution ne se réalisera pas sans heurts.

L’amphithéâtre était quasi vide. Un professeur ânonnant un manuel de sociologie, cela n’attirait pas les foules. Quelques étudiants bravaient malgré tout l’ennui, pour se donner la bonne conscience dont les sécheurs ne s’encombraient plus. La voix était monocorde, le débit anesthésiant. Pour tromper la lassitude, une jeune fille et sa voisine s’amusaient à terminer les phrases de l’enseignant. Discrètement, pensaient-elles. Jusqu’à ce que celui-ci – pour la première et dernière fois du semestre – lève les yeux du livre et lance : « Mademoiselle, vous voulez donner cours à ma place ? » Même ceux qui s’étaient endormis braquèrent leurs yeux sur l’incriminée. Comme une envie de devenir invisible.

Et si la honte incombait d’abord à ce professeur resté coincé au temps des incunables, lorsque les livres étaient si rares qu’ils nécessitaient une lecture publique ? Cinq siècles plus tard, le corps professoral reste encore peuplé de tels spécimens. Ils seraient cependant en voie de disparition, happés par un récent darwinisme universitaire.

Si, si, les universités évoluent ! Alors qu’elles préféraient jusqu’alors forcer ceux qui les fréquentent à se couler dans leur moule, elles commencent à se remettre en question. Car le moule craquelle. Implose. Mis sous tension par les nouvelles technologies. « Au départ, Internet n’était accessible qu’à des experts, relate Marcel Lebrun, professeur en technologies de l’éducation au Louvain Learning Lab (UCL). Petit à petit, les utilisateurs ont pu accéder à une information personnalisée, la partager, la commenter… Aujourd’hui, le savoir se trouve sur le Web, pour tous. Plus besoin d’aller dans un amphi pour le recevoir. »

Les universités se sentent à l’aube de leur futur. En février dernier, l’ULB a procédé à un brainstorming sur la manière d’anticiper ces chamboulements. En novembre 2015, l’UCL a organisé un événement collaboratif pour dessiner les contours de l’enseignement supérieur en 2035. L’ULg finalise une réforme de sa stratégie, afin de mieux s’adapter à l’avenir. En 2014, l’UNamur orchestrait un colloque sur l’école de demain.

Bref, tout le monde réfléchit. « Ce n’est pas qu’une question d’image, assure Calogero Conti, recteur de l’UMons. Nos étudiants et notre société ont changé. Il faut s’adapter à son temps ». Au risque, sinon, de passer à l’arrière-plan. « Ceux qui ne font rien mourront de leur belle mort », prédit Éric Haubruge, premier vice-recteur de l’ULg.

Puis l’évolution a du bon. Cours en ligne, podcasts, digitalisation, etc. offrent des solutions aux classes surpeuplées et au manque de locaux. « D’un côté, des technologies deviennent populaires et accessibles. De l’autre, la massification de l’accès à l’université se poursuit, constate Philippe Emplit, directeur du département de support aux activités académiques à l’ULB. On dispose de moins en moins de moyens par étudiant et le refinancement annoncé ne rattrape pas le confort d’il y a trente ans. On ne peut rester sans rien faire ! » Résumer le futur à une dose d’injection technologique financièrement opportune serait toutefois trompeur. Le changement qui s’annonce, assurent les universités, a des allures de révolution.

Les profs chassés de leur piédestal

D’abord pour les enseignants. Puisqu’ils n’ont plus l’apanage de la connaissance, détrônés par le Web tout-puissant, ils sont condamnés à descendre de leur tour d’ivoire. Qu’on les qualifie de coaches, architectes ou accompagnateurs, les profs de demain ne pourront plus se contenter de transmettre.

Avec l’avènement des MOOC (massive open online courses), ces cours en ligne ouverts à tous, le savoir des plus grandes éminences internationales est à portée de clic. Gratuitement. Dans les pays anglo-saxons, les profs sont à ce point désacralisés qu’ils y sont remplacés par des acteurs, qui jouent dans de véritables films scénarisés. « Dans dix ans, les incontournables de l’enseignement seront Google, Apple ou Amazon, pronostique Jacques Folon, auteur du livre Le Printemps numérique et professeur à l’Ichec. Pour concevoir leur MOOC, ces géants iront chercher les stars dans chaque domaine. Les autres, on n’en aura plus besoin. De même qu’on n’aura plus besoin d’avoir d’autres cours semblables dans les écoles ».

Risque de chômage professoral massif ? Pas si les principaux intéressés revoient leur copie. De nouvelles méthodes pédagogiques émergent. Comme la classe inversée. « Qui remet l’apprentissage à l’endroit », sourit Marcel Lebrun. Plutôt que d’apprendre la théorie à l’école puis réaliser des exercices à la maison, il est demandé aux étudiants de découvrir un contenu préalablement, puis de venir en cours avec des questions. Leur rôle d’accompagnateur sera de susciter le débat, éclaircir les zones d’ombre, aiguiser le sens critique… Idem dans la pédagogie par projet, qui permet de générer des connaissances via une réalisation concrète.

« L’ex-cathedra a encore de beaux jours devant lui, nuance Éric Willems, spécialiste de l’utilisation pédagogique des nouvelles technologies à l’UNamur. Ne recourir qu’à des initiatives innovantes demanderait un surcroît de travail pour les profs et les étudiants. Ce n’est peut-être pas nécessaire. Certains prérequis devront toujours être appris par coeur ». L’avenir sera donc mixte. « On pourrait confier l’enseignement en auditoire à un jeune qui débute et les autres cours aux plus chevronnés », propose Philippe Emplit.

Abandonner en partie les amphis, les jeunes n’y voient pas d’inconvénient. « Notre première préoccupation, c’est la réussite, souligne Brieuc Wathelet, président de la Fédération des étudiants francophones. La proximité avec les professeurs est un facteur de réussite ». Les apprenants n’en ressortent peut-être pas meilleurs, mais différents. « Il ne suffit pas de demander de regarder une vidéo avant le cours pour augmenter la motivation, pointe Marcel Lebrun. Par contre, s’il faut y repérer des arguments, des contre-arguments, puis présenter quelque chose, alors là, la motivation croît. Au-delà des savoirs, cela permet de développer des comportements d’un autre ordre, plus difficiles à mesurer ». Les fameuses soft skills que les employeurs réclament à cor et à cri.

Toc, toc, toc ! C’est l’entreprise

Les employeurs, justement, devraient être servis. Pas seulement parce que leurs futures recrues auront acquis ces compétences transversales (capacités de communication, de collaboration, d’adaptation…) Mais aussi parce que l’accès aux académies ne devrait plus leur être barré. À force de frapper à la porte, un jour ou l’autre il fallait bien leur ouvrir. « A quoi sert l’enseignement ?, interroge Éric Willems. A former à des matières et, idéalement, à des métiers. Les destinataires finaux, ce sont les entreprises ! »

Rapprocher l’enseignement universitaire du monde professionnel, vaste débat. « Ce ne sont pas aux firmes à donner la liste des savoirs et des compétences à acquérir ! », maugrée Brieuc Wathelet. Malgré la polémique, certains établissements tentent une association. Et cela devrait s’accentuer. D’abord via le recrutement des enseignants. « Comme leur rôle sera beaucoup plus centré sur la réalité, ils devront avoir une activité de recherche et une expérience en entreprise », juge Jacques Folon.

Ensuite en prenant les besoins des sociétés en considération. L’ULg vient de lancer un incubateur de métiers. Son but : créer de nouvelles formations correspondant aux souhaits du monde économique. « On les teste pendant deux, trois ans. Si cela fonctionne, on les intègre pour créer un master, détaille Éric Haubruge. La communauté d’apprenants doit sans cesse s’adapter à ce que les entreprises proposent. » Signe annonciateur d’une université plus ouverte. « Plus proche de la société au sens large, ajoute le vice-recteur liégeois. Pas seulement de l’entreprise, mais aussi des pouvoirs publics, des collectivités… »

Les étudiants poussés hors de leur zone de confort

De quoi étancher la soif des étudiants, décrits comme de plus en plus en quête de sens. Fini de mémoriser une matière sans savoir à quoi elle pourra servir. Place au concret. C’est précisément ce que devraient leur offrir les classes inversées, pédagogies par projet, MOOC et autres SPOC (cours en ligne réservés à un petit groupe).

Le paradis des apprenants ? Ces nouvelles formes d’enseignement induisent certes moins de temps de présence en classe… tout en nécessitant une plus forte implication. Lorsque l’ULB a introduit des cours en podcast, certains se sont offusqués. Des jeunes qui ne vont même plus aux cours ! Shocking ! « En réalité, ils sont beaucoup plus actifs, révèle Philippe Emplit. S’ils ne comprennent pas, ils appuient sur pause, cherchent sur le web, reviennent en arrière… Tant pis pour l’ego du prof, mais ils travaillent plus chez eux ».

Les jeunes seront-ils prêts à quitter le confort anonyme d’un auditoire ? « Cet enseignement n’est en tout cas pas de tout repos, concède le représentant de l’ULB. Il est plus facile de s’asseoir dans un amphi. »

L’examen mis en examen

Forcément, enseigner autrement, c’est évaluer autrement. Les examens traditionnels vivent probablement leurs dernières heures. « Rien n’empêche de conserver leur forme actuelle, prévient Benoît Raucent, président du Louvain Learning Lab. Mais le fond devra être différent. Les questions ne porteront plus sur la restitution du savoir, mais sur des études de cas. »

Depuis trois ans, Jacques Folon (Ichec) a opté pour une méthode radicale. Ses évaluations sont à livre et internet ouverts. « Certains me disent : « si les étudiants se concertent ? » Et alors ? C’est un examen pratique et je donne 2-3 questions différentes. Puis ils me l’envoient par mail. Plus facile à corriger – certains ont une écriture surprenante ! »

Autre tendance : l’évaluation par les pairs. Ce n’est plus le prof qui corrige, mais d’autres étudiants qui émettent des critiques, des observations, des amendements… Une forme d’évaluation formative, où le verdict final ne se traduit plus par une note, mais offre des pistes d’amélioration.

Des bâtiments à reconstruire

L’université du futur induit également un changement immobilier. Puisque les amphis de 500 places auront moins la cote, puisque les méthodes pédagogiques innovantes se déroulent en petits groupes, l’aménagement des espaces sera à revoir et corriger. L’université de Montréal a, par exemple, construit des auditoires transformables. Avec une partie de sièges fixes et l’autre de chaises et tables modulables. Le prof aménage son espace selon sa méthode d’enseignement. Autre nouveauté : les learning centers, des espaces ouverts 24/24 heures, 7/7 jours, où les étudiants peuvent travailler sur leur projet, réserver une salle de réunion, consulter une bibliothèque (numérique, évidemment !)…

Le tout dans un décor moderne. Les apparences comptent, plus que jamais. « Il faut que le cadre de vie soit organisé pour qu’on puisse découvrir de nouvelles choses, qu’il soit agréable, paisible mais aussi animé… », résume Brieuc Wathelet (Fef).

Études à durée indéterminée

L’atmosphère devra être d’autant plus plaisante que les étudiants y passeront un bout de temps. En abolissant le concept d’année, le décret « Paysage », qui réforme l’enseignement supérieur, a déjà ouvert la voie à un allongement des études. Les jeunes devraient prendre de plus en plus leur temps. Par confort. Parfois par nécessité. Se former coûtera toujours plus cher, certains devront donc bosser pour payer l’addition. Pendant ce temps-là, ils n’étudient pas. Aux États-Unis, des établissements commencent à construire des logements étudiants… familiaux.

Les spécialistes tablent aussi sur un véritable boom de l’apprentissage tout au long de la vie, tant les connaissances seront sans cesse bousculées. « Il y aura une formation de base, comme actuellement, puis il faudra compléter ses compétences au fur et à mesure de sa vie professionnelle », augure Eric Haubruge (ULg). Une alternance perpétuelle entre études et boulot. Évidemment, tout le monde ne pourra pas se permettre d’entamer un master à côté de son job. Les universités se mettent donc à développer d’autres pistes, des cours du soir aux MOOC, où chacun pourra piocher ce qui lui convient. L’université du futur, ce sera comme au restaurant. On y mangera tantôt au menu, tantôt à la carte. Pourvu que ce soit appétissant. ?

Retour à la réalité

Si les universités semblent s’accorder quant aux contours de leur futur, le cheminement risque de ne pas être qu’un long fleuve tranquille. Il faudra compter avec certaines embûches.

– Money, money, money. Le nerf de la guerre. Les nouvelles méthodes pédagogiques impliquent des aménagements immobiliers, le développement des technologies, davantage d’enseignants et d’assistants pour encadrer les étudiants… Qu’il faudra bien financer. C’est d’ailleurs pour cela que les MOOC ont du mal à décoller en Belgique francophone, car ils coûtent cher et le retour sur investissement est nul. Jusqu’à ce qu’ils deviennent payants ?

– La recherche au second plan. Cela peut sembler étonnant, mais les professeurs d’université n’ont pas toujours de formation à la pédagogie. Actuellement, leur carrière est généralement valorisée via leur activité de recherche. Un (délicat) changement de paradigme s’impose. D’autant que l’humain est ainsi fait : il n’aime guère aller vers l’inconnu. Les enseignants devront vaincre leurs réticences.

– Le piège technologique. Lorsque les mondes pédagogique et politique abordent la thématique des nouvelles technologies, c’est souvent en termes de fournitures. D’ordinateurs, de tablettes, de tableaux blancs interactifs… Or, la plupart des étudiants disposent de leur propre matériel. L’enjeu est donc de leur fournir un accès au Web, de leur apprendre à s’en servir de manière optimale et, surtout, de ne pas limiter l’innovation à la technologie, qui doit être le moyen et non l’objectif. ?

M. Gs

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