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Comment Airbnb plombe le marché du logement

Mélanie Geelkens
Mélanie Geelkens Journaliste, responsable éditoriale du Vif.be

Un touriste  » airbnb  » rapporte plus qu’un locataire. À Bruxelles, des propriétaires l’ont bien compris. Comme à Paris, Berlin ou Amsterdam, la plateforme ne tue pas seulement l’hôtellerie. Elle flingue aussi le logement.

Pas toujours très regardants, ses locataires. Du genre fenêtres béantes mais radiateurs brûlants. Et quelle consommation internet ! Les gigas flambent autant que la facture de gaz et d’électricité. Les placards ne doivent jamais manquer de café et les changements de draps s’enchaînent à un rythme effréné. La femme de ménage doit trimer. « Cela fait beaucoup de frais. Environ 750 euros par mois », calcule Grégory. Un prénom d’emprunt, « tant que la taxation belge n’est pas claire ». Le Bruxellois sait qu’il joue avec le feu fiscal. Mais il n’a pas envie de passer à côté de l’aubaine : toutes dépenses déduites, sur Airbnb, il perçoit 40% de revenus supplémentaires par rapport à un bail classique.

Lorsque son appartement est devenu inoccupé, au début de l’année passée, il a testé Airbnb plutôt qu’une location traditionnelle. « Dans l’heure, j’ai reçu quatre ou cinq demandes de réservation ! » Depuis, une cinquantaine de touristes ont dormi chez lui, quelques nuits ou plusieurs semaines. Un temps (« j’étais parti vivre chez ma copine »), il a même ajouté un deuxième meublé. « Cela ne me suffit pas pour vivre, mais c’est un bon complément. »

Hakem, lui, étoffe son salaire de consultant en cyber-sécurité. Il s’est offert un immeuble entier et jongle avec huit annonces dans la capitale. « En 2013, celui qui était sérieux pouvait facilement doubler, voire tripler ses revenus ! ». L’euphorie des débuts n’y est plus, refroidie par les questionnements fiscaux et les attentats. Son business n’en reste pas moins florissant. Et bien huilé : il répond dans la minute aux sollicitations, sous-traite le nettoyage, a installé un système d’ouverture de portes automatisé à distance. Rares sont les visiteurs qui ont l’occasion de le rencontrer en personne.

Que reste-t-il de l’esprit Airbed & Breakfast (matelas pneumatique et petit-déjeuner), le premier nom du site américain ? De l’alternatif « Vivez là-bas, comme chez vous. Réservez auprès d’hôtes locaux » ? La réalité semble de plus en plus peuplée d’hôtes d’affaires. Bien moins intéressés par les échanges culturels qu’économiques.

« Dehors ! »

La plateforme tue le secteur hôtelier à petit feu. Air connu. Flinguerait-elle également le marché immobilier ? « La concurrence vis-à-vis de l’accès au logement pour les Bruxellois est réelle », reconnaît Patrick Bontinck, CEO de Visit Brussels. La plupart des grandes villes ne l’ignorent plus. 20 000 : tel est le nombre de biens immobiliers qui seraient illégalement loués à Paris, soit 5 à 10% du parc locatif privé, selon les estimations de l’anthropologue Saskia Cousin (université Panthéon-Sorbonne). Des immeubles, des rues voire des quartiers entiers sont siphonnés. Dans le Marais, les touristes seraient désormais plus nombreux que les résidents. À Barcelone, dans le barrio de Barceloneta, les riverains ont manifesté à coups de pancartes « Fuera ! » (dehors), excédés par la prolifération des vacanciers, trop souvent grossiers et imbibés, qui fait grimper les loyers.

Comme un air de déjà-vu à New-York, San Francisco, Berlin, Amsterdam… Moins populaire Bruxelles semblait épargnée. Histoire ancienne. Sur le site d’Airbnb, les investisseurs se repèrent facilement. Esmera et Philippe proposent neuf locations distinctes, tout comme Dorothée et Pauline. Tom, lui, en comptabilise cinq, Nicolas en cumule douze. Sept pour Manuel, deux pour Roxana, idem pour Patrick. Christian, pour sa part, écrit sans détour avoir monté une société pour gérer ses vingt-et-un appartements. On s’est arrêté au bout de la cinquième page.

Murray Cox, lui, a été jusqu’au bout. Ce « web-activiste » américain a fondé le site indépendant InsideAirbnb, qui cartographie les annonces de 36 villes. À Bruxelles, il en recense 4 903 (le décompte date d’octobre 2015 ; Airbnb en revendique pour sa part plus de 6 000), dont 65% sont des habitations entières et 81% sont très fréquemment disponibles, tandis que 35% des hôtes se révèlent multipropriétaires.

« Nous sommes en contact avec une personne qui loue cent logements ! », cite le cabinet de Rudi Vervoort, ministre-président de la Région bruxelloise, en charge du tourisme. Les agents immobiliers voient débarquer des acheteurs d’ « immeubles Airbnb », « qui recherchent une meilleure rentabilité », selon Paul Houtart, membre du conseil national de l’IPI (Institut professionnel du secteur).

« Pas emprisonné dans un bail »

Airbnb a ouvert une brèche, les investisseurs s’y engouffrent. Qui n’a pas envie d’engranger plus de cash ? De s’immiscer dans le flou fiscal provoqué par l’économie collaborative ? « Il n’y a pas que l’argent. Je ne suis pas emprisonné dans un bail classique, justifie Gregory. Et je suis certain d’être payé. »

Voir la couleur des loyers : voilà ce qui motive bon nombre des clients de Cédric Castagné, qui sont à deux tiers des investisseurs. Cet entrepreneur leur offre un service de conciergerie : état des lieux, ménage, remplacement du linge de maison… « Ils ne veulent pas de locataires classiques, car ils savent qu’ils pourront difficilement les virer. Sur Airbnb, les gens sont soigneux et aisés, ils proviennent de la classe moyenne, voire moyenne supérieure. »

Tant pis pour les Bruxellois moins fortunés. « On a déjà des problèmes de logements moyens dus à la présence du quartier européen. Si cela devait prendre de l’ampleur, l’accès serait rendu encore plus difficile », s’inquiète Vincent De Wolf, bourgmestre MR d’Etterbeek. « Je crains qu’une partie des kots finisse sur la plateforme », prédit Philippe Close, échevin PS du tourisme à Bruxelles-Ville.

Pas de panique, réplique Hakem, le loueur. « Sur Immoweb, je vois 4 000 appartements disponibles. Bruxelles ne connaît pas la même crise qu’à New York, des occupants ne sont pas mis dehors par leurs propriétaires. » « Il ne faut pas envisager la situation sous l’angle quantitatif, mais bien financier, rétorque Nicolas Bernard, professeur à l’université Saint-Louis. Oui, il y a suffisamment de biens sur le marché. Mais si on en retire, les prix vont grimper. »

Central et joli

Ensuite, les touristes jettent leur dévolu sur du joli, pas des bouis-bouis. Sur des logements bien situés, pas trop excentrés. 1 521 offres à Bruxelles-Ville (surtout dans le Pentagone), 51 à Watermael-Boitsfort. Seule Uccle détonne (205). « Que voulez-vous, c’est une commune agréable à vivre ! Mais cela ne m’inquiète pas, chez nous le problème est limité », se convainc Marc Cools, premier échevin (MR).

Cela finit parfois moins bien. « Quand les habitants partent, les commerçants locaux commencent à fermer et ceux qui restent vivent un enfer », dépeint le cabinet Vervoort. Airbnb décline toute responsabilité. « La hausse des loyers est une préoccupation conjoncturelle qui remonte à plusieurs décennies dans les zones les plus tendues. Notre arrivée (et notre activité dans des volumes significatifs à partir de 2014) ne se traduit pas par un impact sur les prix », considère Sarah Roy, porte-parole.

À Bruxelles, comme ailleurs, les autorités locales accouchent de nouvelles règles. Variations sur un même thème : oui à la nuitée occasionnelle chez l’habitant, non au business hôtelier déguisé. Et détaxé. À Bruxelles, comme ailleurs, Airbnb cherche la parade et affûte son lobbying. Après tout, la plateforme prélève un pourcentage sur les réservations et n’a aucunement intérêt à rebuter ceux qui les multiplient.

L’exception bruxelloise

Bruxelles fait toutefois cavalier seul. Pas de règlement n’autorisant la location de vacances qu’aux seuls propriétaires domiciliés, comme à New York ou Berlin. Pas de taxe de séjour imposée comme à Paris. Pas de procédure disciplinaire (et financière) prévue à l’encontre du site s’il continue à promouvoir des meublés non conformes, comme à Barcelone. Pas d’investissement d’un million d’euros pour collecter des infos sur les propriétaires indélicats, comme à Amsterdam.

Mais bien une obligation de déclarer son activité aux autorités, d’obtenir le feu vert des pompiers, une attestation de conformité de l’urbanisme, l’accord des éventuels copropriétaires. « Nous n’avons pas voulu interdire, mais encadrer », précise le cabinet Vervoort. Une amende de 250 à 250 000 euros pend au nez des réfractaires. Encore faudra-t-il les coincer. « Qui va contrôler ? L’inspection du logement a autre chose à faire ! », reproche Alain Maron, député Ecolo.

Les propriétaires aussi sont très occupés. À tenter d’éluder les règles récemment instaurées. « Beaucoup ont déjà trouvé une parade légale : opter pour un bail à but commercial », assure Cédric Castagné. « Cela n’aura aucun impact, certifie le cabinet Vervoort. Par contre, c’est vrai, ceux qui ne veulent pas se conformer disent qu’ils opteront pour des baux de 3 mois minimum, qui ne sont pas concernés par la réglementation ».

À Bruxelles, comme ailleurs, Airbnb ne se laisse pas facilement discipliner. À Amsterdam, trois-quarts des hôtes seraient toujours en infraction, malgré une réglementation instaurée en 2014. À Berlin, où les autorités ont appelé les habitants à dénoncer leurs voisins (gare aux roulements répétés des valises sur le plancher !), la ville évalue le nombre de locations entre 23 000 et 29 000. Seules 6 300 sont légalement enregistrées.

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