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Cohn-Bendit :  » Merkel et Sarkozy ne font qu’organiser le surplace « 

Il n’est pas au-dessus de la mêlée : il est dedans. A 66 ans, Daniel Cohn-Bendit, coprésident du groupe des Verts au Parlement européen et député depuis dix-sept ans, a son avis sur tout. D’ailleurs, il le donne à qui mieux mieux. Mi-donneur de leçons, mi-cabotin, ce Franco-Allemand, qui incarne par excellence l’identité européenne, pense que la crise que traverse l’Union peut être une chance. Mais pour en sortir la tête haute, il faudra du courage politique. Et, de ce point de vue, l’Europe, dit-il, n’est pas gâtée…

Le Vif/L’Express : Ne tournons pas autour du pot : comment va l’Europe ?

Daniel Cohn-Bendit : Bof, cahin-caha. Nous sommes à un tournant historique et chaque étape historique amène sa dose de difficultés. Je crois que nous sommes dans une situation où il faut se décider à aller de l’avant, mais il y a des tas de réticences, aussi bien de la part d’une partie des citoyens que des responsables politiques, qui ont du mal à prendre leurs responsabilités.

Cahin-caha pour la seule zone euro ou votre diagnostic est plus général que ça ?

Tout est lié. Si on veut sortir de la crise financière, économique et de l’euro, il faut renforcer l’Europe politique. Et pour y parvenir, il faut être prêt à définir les nouvelles souverainetés européennes ; qui dit souveraineté européenne dit redéfinition de ce que seraient les souverainetés nationales… On est donc dans un cercle vicieux : une décision engendre une autre décision.

Identifiez-vous précisément le principal obstacle à l’avancée européenne que vous prônez ?

On est dans une situation inconnue. Il n’y a aucune réponse évidente. Chaque économiste, chaque éditorialiste donne sa propre réponse. S’il y en avait une qui soit évidente, ça se saurait. Il faut avoir conscience de cet état de fait.

Quelle est la solution que vous préconisez, vous ?

Je crois qu’il faut aller vers un renforcement de l’Europe communautaire, ce que j’appelle une fédéralisation de l’Europe. C’est le développement de la souveraineté politique européenne qui permettra de gérer la crise financière et économique, de créer un fonds monétaire européen, de transformer une partie des dettes souveraines nationales en dette souveraine européenne avec une réponse coordonnée européenne, etc.

La résistance au changement n’est-elle pas due au fait que les capitales, Berlin et Paris en particulier, prennent le pouvoir ?

Si, mais là encore on a affaire à un cercle vicieux. Les capitales nomment des hommes qui doivent exécuter ce qu’elles veulent et après, elles disent : « Regardez, on est obligé de prendre le pouvoir parce que ces hommes sont inefficaces. » Mais on a tout fait pour !

Vous visez Herman Van Rompuy, président du Conseil européen ? Que lui reprochez-vous, au juste ?

La même chose qu’à lady Ashton, c’est-à-dire la façon dont il comprend sa fonction. Herman Van Rompuy dit : « J’ai les actionnaires qui me donnent une feuille de route et j’exécute la feuille de route. » Mais c’est inintéressant, ça ! Pour moi, un président de l’Europe, ou une ministre européenne des Affaires étrangères, doit interpeller ses actionnaires par des propositions visant à les aider à se dépasser. Van Rompuy se contente d’entériner le fait que ce sont les gouvernements qui dirigent et d’exécuter les tâches des gouvernements.

Et José Manuel Barroso, le président de la Commission européenne ? Joue-t-il correctement son rôle ?

Barroso a compris que s’il ne se révoltait pas un peu, il allait passer complètement à la trappe de l’histoire. Du coup, pour l’instant, il essaie de bousculer un peu les gouvernements et surtout le couple « Merkozy ».

C’est ce duo qui est effectivement à la manoeuvre pour l’instant ?

Personne n’est à la manoeuvre. S’il en allait autrement, ça se verrait…

On reproche pourtant beaucoup à Nicolas Sarkozy et à Angela Merkel de l’être, sans beaucoup d’égards pour les autres pays membres… Oui, mais la stratégie Merkel-Sarkozy, c’est trop peu et trop tard, donc ce n’est pas une manoeuvre très intelligente. Et en fin de compte, comme il y a des différences énormes entre eux, ils ne sont pas vraiment à la manoeuvre. En outre, ils n’ont pas l’intelligence politique d’intégrer les autres. Leur stratégie ne fait qu’organiser le surplace…

Seriez-vous aussi sévère avec eux s’ils étaient de gauche ?

Oui. Ce n’est pas le problème. Je trouve qu’ils fonctionnent mal, c’est tout.

La montée en puissance des gouvernements face aux institutions européennes vous pose problème ?

Cela a toujours été le cas. Un des grands problèmes de l’architecture européenne, c’est que les gouvernements ont toujours voulu maintenir leur position face aux autres institutions européennes. Un de ses autres grands problèmes, c’est le vote à l’unanimité. C’est le piège à cons de la démocratie européenne. Voyez la taxe sur les transactions financières. Comme elle doit être avalisée à l’unanimité, n’importe qui, la Suède, les Pays-Bas, peut s’y opposer. Sans parler de la Grande-Bretagne…

A qui vous ne laissez rien passer… Tout le monde sait que je ne suis pas toujours d’accord avec Sarkozy. Mais je le suis quand il dit au Premier ministre britannique David Cameron : « Sur l’euro, tu peux la fermer, quand même ! Tu es contre, tu as le droit, mais arrête de nous casser les pieds et de nous donner des conseils sur la façon dont on doit sauver l’euro… »

La crise aux visages multiples que traverse l’Union européenne ne peut-elle pas être salutaire ?

Elle peut l’être. Mais ce n’est pas mathématique. Face aux diverses crises auxquelles nous sommes confrontés, soit on fait un saut qualitatif, soit on marginalise encore davantage les Etats européens dans la mondialisation existante.

Parlons de la Grèce. Avez-vous pensé à un moment qu’elle devrait sortir de la zone euro ?

Non, jamais.

Avez-vous alors pensé que chaque Etat membre devrait se reprononcer formellement sur son adhésion à la zone euro ou à l’Union européenne ?

Ce sont deux choses différentes. Pourquoi les Grecs devraient-ils sortir de la zone euro ? Il y a une responsabilité collective dans ce qui s’est passé en Grèce, comme en Italie d’ailleurs. Maintenant, que l’on cherche à un moment à entrer dans une dynamique de refondation de l’Union européenne, où chaque pays se prononce sur son adhésion, pourquoi pas ? Mais la question posée au citoyen doit être claire : soit on reste dans l’Europe, soit on en sort. Et vous verrez les résultats : aucun pays ne sortira. Je ne suis même pas sûr que les Anglais partiraient.

Pour sauver la Grèce, vous affirmez qu’un plan de rigueur ne peut s’imaginer sans un plan de relance de la croissance économique…

Non seulement ça. Mais je dis qu’il faut donner du temps au temps. Par exemple, la réforme des retraites ne peut aller de pair qu’avec une modernisation de l’Etat. Et cela prend du temps. L’informatisation du système de paiement des retraites, en Grèce, a permis de découvrir que 50 000 personnes touchaient toujours une pension alors qu’elles sont mortes. C’est un exemple. On peut toujours demander à la Grèce des résultats immédiats. Mais ça ne marche pas comme ça. Idem pour les privatisations. Toute personne qui réfléchit trente secondes sait que, si l’on vend dans l’urgence, on gagne moins ! Evidemment qu’il y a une responsabilité des Grecs dans cette crise. Mais il faut leur laisser du temps pour qu’ils parviennent à changer d’orientation. Faute de l’admettre, les gouvernements et le Conseil européen se sont trompés.

Laisser du temps au temps… Cela ne vaut-il pas pour toute l’Europe ?

Si. Je suis le premier à dire que s’endetter n’est pas écologique : c’est vouloir toujours plus, à n’importe quel prix. Mais si vous voulez changer toute une société qui vit sur l’emprunt, cela ne se fait pas du jour au lendemain.

Or tout le monde dit que le temps presse !

On est pressé, on est pressé, mais on l’est plus ou moins ! Si on avait agi il y a un an, on serait moins pressé. Et on serait dans une autre fourchette de taux d’intérêt. Le fait qu’Angela Merkel ait attendu de bouger parce qu’il y avait des élections régionales dans son pays a fait que tout est devenu plus cher. Dans la situation actuelle, il y a une responsabilité des « Merkozy » de ce monde.

Qu’est-ce qui vous agace le plus dans la situation actuelle en Europe ? Le manque de vision ? La recherche de pouvoir des uns ? L’aveuglement des autres ? Les calculs à la petite semaine ?

Un peu de tout ça. Il y a très peu de personnalités politiques aux commandes prêtes à dire : « Pour moi, le plus important, c’est de sortir l’Europe de l’ornière et ce n’est pas mon futur politique personnel. » Les petits calculs politiques ne sont pas à la hauteur de la crise que nous vivons ni du besoin d’Europe que nous avons.

Il manque un Jacques Delors à l’Europe d’aujourd’hui ?

Il manque la capacité à se dépasser.

Que vous inspire la campagne pour l’élection présidentielle en France ?

Ce que je trouve énervant dans la campagne actuelle, c’est l’amateurisme des uns et des autres. Regardez le grand Sarkozy qui se prononce sur le nucléaire avec pour argument : le nucléaire ou la bougie. Si on a envie d’être une caricature de soi-même, pourquoi pas ? Mais je ne crois pas que cela avance beaucoup les Français. Alors, certes, il y a des arguments pour le nucléaire et on peut en débattre sérieusement, mais pas avec ces caricatures. Vous avez d’un côté Sarkozy qui dit que le Parti socialiste a vendu l’avenir industriel français aux écologistes en échange de quelques circonscriptions dans le cadre de l’accord préélectoral récemment conclu, et vous avez la candidate écologiste, Eva Joly, qui dit que les Verts ont vendu leur âme pour un accord en dessous de tout. Les citoyens ne comprennent plus rien. Ce n’est pas comme ça qu’on explique la politique aux gens. C’est ça qui est triste : on nous vend toujours les présidentielles comme la possibilité de confronter des philosophies politiques de fond, et, en fait, on n’a droit qu’à de petits débats mesquins. Et pas seulement à gauche.

Là encore, ça tient aux personnalités ? Oui. Et au fait que, visiblement, tout le monde a compris qu’on ne gagne pas l’élection présidentielle avec un projet positif mais par la négative face à l’autre. C’est un peu partout comme ça. Quand on pense que la droite a gagné les élections en Espagne sans faire une seule proposition, c’est fantastique. C’est même génial. Mais ça prouve bien dans quelle situation sont nos sociétés. En Espagne, la droite a gagné 600 000 voix. C’est-à-dire le poids de l’abstention des électeurs de gauche, déçus par les socialistes. Je ne nie pas la victoire de la droite, mais c’est une victoire par défection. Dans la crise actuelle, on aimerait que les forces politiques s’affrontent sur des idées différentes pour y répondre. Mais ce qui est bizarre, c’est que tout le monde sait qu’à la fin, que ce soit, en France, Sarkozy ou François Hollande qui devienne président, ils feront de toute manière la même chose.

Vous voulez dire que les idées gauche-droite se diluent dans la crise au point de se confondre ? Celles des Verts aussi ? Je ne suis pas d’accord en ce qui concerne les Verts. Quand ils affirment leur projet de transformation écologique, d’une réponse intégrée à la crise financière, économique et écologique, ils sont différents. Après, il faut voir quelle est leur capacité de compromis pour conclure une majorité. D’où l’importance de l’intelligence politique, un capital extrêmement rare mais qui peut être très fructueux. Le préaccord électoral que nous avons conclu avec les socialistes nous fait avancer. C’est un tremplin.

Pensez-vous que des événements comme la catastrophe nucléaire de Fukushima ou le danger du réchauffement climatique sont porteurs pour le projet des Verts ?

Ça dépend. Si les écologistes ne s’en tiennent qu’à leurs symboles traditionnels de l’écologie, ça ne suffira pas. Il faut qu’ils lient la crise écologique à la crise économique et il faut qu’ils aient une imagination innovatrice et non pas qu’ils se contentent de répéter ce que dit la gauche traditionnellement. Sur le thème des pensions, par exemple, défendre le retour à la retraite à 60 ans, ça ne veut plus rien dire dans une société où on vit de plus en plus longtemps. Aux écologistes de lancer un vrai débat sur l’organisation du travail pendant toute la durée de la vie.

A la fin de votre mandat de député européen, vous aurez 69 ans. Quels sont vos projets, ensuite ? Je veux faire autre chose. Ça fait vingt ans que je suis au Parlement européen, ça va comme ça.

Faire autre chose ?

Je suis en train d’essayer de monter un film pour la Coupe du monde de football au Brésil, en 2014. Je voudrais faire des reportages, des documentaires, peut-être une émission de télévision, des trucs comme ça. On verra.

PROPOS RECUEILLIS PAR LAURENCE VAN RUYMBEKE

Daniel Cohn-Bendit EN 6 DATES

1945 Naissance à Montauban (France).

1965 Entame des études de sociologie à l’université de Nanterre. 1968 Leader du mouvement de Mai 68. Expulsé de France, il retourne vivre en Allemagne, où il devient éducateur dans une crèche.

1984 Adhésion au parti des Verts allemands (Die Grünen).

1994 Premier mandat de député européen.

2002 Co-président du groupe des Verts/Alliance libre européenne au Parlement européen.

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