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Cigarettier mécène de l’Opéra royal de Wallonie : coulisses d’une pub auto-justificatrice

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Un cigarettier s’achète des pages de quotidiens pour se justifier après la publication d’un article mettant en cause son soutien financier à l’Opéra royal de Wallonie. C’est grave, docteur ?

Au milieu des quotidiens, la page faisait un peu tache. Dans les éditions du jeudi 9 et du vendredi 10 mai de La Libre, de L’Avenir et des journaux du groupe Sud Presse, la pub s’étalait sur une page entière. Son titre : « Il s’agit de mécénat ». Dans l’argumentaire qui suivait ce titre sibyllin, le groupe Japan Tobacco International (JTI) justifiait par le parrainage l’aide financière qu’il apporte à l’Opéra royal de Wallonie. Un soutien dénoncé quelques jours plus tôt dans les colonnes du journal Le Soir, pour qui cette aide constitue une entorse à la loi sur la publicité pour le tabac. L’étonnant dans cette histoire, ce n’est pas qu’une entreprise pointée du doigt dans un quotidien tienne à se défendre, c’est la méthode choisie.

Le lundi 6 mai, Le Soir publie une enquête révélant que le groupe cigarettier JTI subventionne l’Opéra royal de Wallonie (ORW). Ce premier article ne donne par la parole au fabricant de tabac. Dans la foulée, la régie publicitaire du groupe Rossel (qui édite Le Soir) reçoit une demande de JTI qui souhaite acheter une publicité d’une page le mercredi pour exposer son point de vue dans le dossier ORW. Le rédacteur en chef du Soir, Christophe Berti, en est aussitôt averti. « Dès que les publicités présentent un contenu rédactionnel, la rédaction a un droit de regard dessus, expose-t-il. J’ai déjà refusé des publicités par le passé et il arrive que la régie s’y oppose de sa propre initiative ». Le rédacteur en chef s’oppose immédiatement à la pub demandée par JTI. « Il nous a semblé évident qu’à une démarche journalistique, il fallait une réponse journalistique. » Autrement dit, JTI pouvait disposer d’un droit de réponse dans les colonnes du quotidien pour s’expliquer, pas d’une pub. Selon les tarifs affichés par la régie du Soir, une pleine page de pub y coûte quelque 27 270 euros, sur lesquels le journal a donc fait une croix. « A court terme, nous avons perdu de l’argent, reconnait Christophe Berti. Mais par rapport à la défense des valeurs journalistiques, qui doivent être soutenues à long terme, la question ne se posait pas. »

Le jeudi, Le Soir publie un deuxième article sur le sujet, intitulé « Comment la pieuvre du tabac infiltre la culture », au bas duquel figure le droit de réponse de JTI. « A une époque où le financement des institutions culturelles et artistiques est sous pression, il ne nous semble pas logique que l’on veuille empêcher une entreprise légale comme JTI de les soutenir », s’y justifie le fabricant de tabac.

Interrogée par Le Vif/L’Express, Promethea, l’asbl qui a pour mission le développement du mécénat d’entreprise dans le domaine de la Culture et du Patrimoine et qui a servi d’intermédiaire entre l’ORW et JIP, rappelle que la loi « anti-tabac » interdit la promotion des produits de tabac mais pas celle du nom d’une entreprise, JTI, en l’occurrence. Prométhéa se dit toutefois prête à se conformer aux conclusions du SPF Santé, si celui-ci juge que ce mécénat était illégal. « Nous pensons qu’une loi qui encadre tous les aspects du mécénat est plus que jamais nécessaire », y dit-on. Prométhéa va d’ailleurs mettre en place un groupe de réflexion sur le sujet.

Le jeudi 9 mai toujours, les journaux du groupe Sud Presse et l’Avenir publient la publicité recalée au Soir, copie conforme du droit de réponse diffusé dans le quotidien bruxellois. La Libre fait de même le lendemain.

Une publication qui fait grincer des dents dans certaines rédactions, notamment au sein de la société des rédacteurs de La Libre. « Dès lors que les régies publicitaires et les rédactions travaillent de façon indépendante et que les régies ne font pas pression sur les journalistes pour exiger qu’ils écrivent en faveur d’un annonceur, il n’y a pas de problème déontologique », relève Muriel Hanot, secrétaire générale du Conseil de déontologie journalistique (CDJ). En revanche, chaque régie peut réagir à une demande de publicité en fonction des valeurs éthiques de son journal.

Dans son droit de réponse, JTI ne cite pas Le Soir. Mais évoque « des récentes allégations relatives au soutien de JTI en faveur de l’Opéra royal de Wallonie ». Pourquoi JTI a-t-il opté pour ce type de réponse ? « Nous n’avons pas eu l’opportunité de faire valoir notre point de vue en amont des articles publiés et n’avons pu recevoir confirmation de la date de publication de notre réponse dans Le Soir, justifie Sandrine Bochaton, directrice « Corporate Affairs » chez JTI Benelux. Compte tenu des allégations remettant en question la légalité de notre partenariat, il est important pour nous de faire valoir notre point de vue ». Il en aura coûté à JTI quelque 58 000 euros, selon les tarifs nationaux affichés par les différents quotidiens pour une pleine page : 24 000 chez Sud Presse, 2 1460 à L’Avenir et 12 900 à La Libre.

Au jury d’éthique publicitaire (JEP), on n’a pas souvenir de cas similaires qui se seraient produits dans le passé. « Pour qu’une publicité soit autorisée, il faut que l’annonceur soit clairement mentionné – ce qui est le cas ici – et que la publicité soit identifiable par le lecteur, rappelle Sandrine Sepul, directrice du Conseil de la publicité. Il faut aussi que ce soit effectivement de la pub et sur ce point, c’est aux membres du JEP de se prononcer collégialement ». Le JEP n’avait pas été saisi d’une plainte à ce sujet au moment de boucler cet article, mais son président peut prendre l’initiative d’ouvrir lui-même un dossier. « Dans la mesure où il s’agit d’un producteur de tabac, la question de l’interdiction de la pub pour le tabac se pose aussi ici », souligne Sandrine Sepul.

Est-on face à une vraie publicté ou plutôt face à une sorte de campagne d’influence et d’image ? La balance penche en faveur de la deuxième hypothèse. « Ce procédé d’argumentaire n’est pas neuf », répond Muriel Hanot. On a en effet déjà vu, par exemple, le Forum nucléaire et même certains Etats agir de même par le passé. Sans se prononcer sur ce cas précis, Muriel Hanot relève qu’une publicité identifiée comme telle n’est pas perçue par le lecteur comme ayant la même valeur informative ni la même crédibilité qu’un article de presse. « Une telle démarche d’un annonceur témoigne bien sûr d’une volonté de dominer l’espace médiatique, mais le public n’est pas naïf : il sait qu’il a face à lui une entreprise qui veut le convaincre, et non l’informer comme un journaliste le fait, en vertu des règles de responsabilité sociale qui lui sont propres ». Rien ne prouve d’ailleurs que cette publicité sera lue, qu’elle le sera autant que l’article incriminé au départ, ni, donc, qu’elle sera efficace. On pourrait même penser, a contrario, que plus l’entreprise réagit à une information et plus elle lui donne de crédit.

Pour autant, cette pratique qui consiste à acheter de l’espace pour dire « sa vérité » est-elle dangereuse, à l’heure où les médias, souffrant de la diminution des achats publicitaires dans leurs pages, sont en difficultés financières et où d’aucuns pointent les pressions croissantes et multiformes sur les journalistes d’investigation ?

« En exagérant un peu, on pourrait imaginer que toutes les entreprises mises en cause dans la presse y publient de pleines pages pour se défendre, imagine Muriel Hanot. Cela reviendrait pour elles à subventionner une presse d’investigation mordante ». Et ça, ce serait plutôt une bonne nouvelle.

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