Les diverses reconstitutions ont tenté, autant que possible, de restituer la guerre vécue en chair et en os. © SéBASTIEN PIRLET/isopix

Centenaire 14-18: les commémorations n’ont pas rendu le jeune plus pacifiste

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Expos, documentaires : la vision du sort infligé à la victime, civile et militaire, a remué les tripes des élèves. Des études révèlent que les horreurs de la Grande Guerre ne les ont pas rendus plus pacifistes. Etait-ce le but ?

Devenue centenaire, la Grande Guerre a déclenché une fièvre commémorative d’une rare intensité. Quatre ans durant, on s’est beaucoup souvenu, on s’est fort ému. Des épreuves subies sous l’Occupation, des horreurs infligées durant l’invasion, des souffrances endurées au front.

2014, coup d’envoi des commémorations, a été une année faste en rendez-vous chargés d’émotions. Il y a eu 14-18 : c’est notre histoire, au musée de l’Armée à Bruxelles ; J’avais 20 ans en 14, à la gare des Guillemins, à Liège ; une foule d’autres expositions, documentaires et manifestations les plus diverses. On a rarement lésiné sur les moyens pour immerger le visiteur dans les affres du conflit. Le soldat arc-bouté dans sa tranchée reconstituée ; la mise en scène du civil, femme, enfant ou vieillard, qui tombe sous les balles ou finit sous les baïonnettes allemandes. Avec en guise de fond sonore, le tonnerre du canon, les cris, les hurlements. Journaux personnels, photos jaunies, objets de la vie quotidienne ont été fortement sollicités. Par volonté de restituer autant que possible la guerre vécue en chair et en os.

Une mobilisation pour la bonne cause :  » Nooit meer oorlog « ,  » Plus jamais la guerre « , comme l’a martelé la Flandre, qui a voulu faire de la paix la clé de voûte de ses commémorations. Les francophones, eux, ne se sont pas engagés sur cette voie sacrée du nationalisme flamand :  » Nous n’avons pas abordé le centenaire de la Grande Guerre en brutalisant la mémoire, mais avec la volonté de montrer ce que cette guerre a réellement été : une atrocité. Et que la paix fut en quelque sorte la cerise sur le gâteau de cet incroyable conflit « , cadre l’historien Philippe Raxhon (ULiège), très impliqué dans les commémorations.

La charge émotionnelle rend belliqueux

(1) La Belgique et la Grande Guerre. Du café liégeois au soldat inconnu, sous la direction de Laurence van Ypersele et Chantal Kesteloot, éd. Racine, 176 p.
(1) La Belgique et la Grande Guerre. Du café liégeois au soldat inconnu, sous la direction de Laurence van Ypersele et Chantal Kesteloot, éd. Racine, 176 p.

Alors, vraiment,  » plus jamais ça  » ? Des chercheurs ont voulu savoir si le message pacifiste était correctement passé dans les têtes des écoliers et des étudiants, une des cibles privilégiées des manifestations commémoratives. S’il y avait eu en somme un  » avant  » et un  » après « , passée la confrontation avec la Grande Guerre. De premiers coups de sonde, prolongés par d’autres explorations, ont créé la surprise. Dans l’ouvrage à paraître, La Belgique et la Grande Guerre. Du café liégeois au soldat inconnu (1), Pierre Bouchat (UCL) et Olivier Klein (ULB), spécialistes en psychologie sociale et en mémoire collective, rapportent ce surprenant enseignement :  » Contrairement à ce qui était attendu, au terme de la visite, les jeunes se montrent moins pacifistes qu’ils ne l’étaient avant la découverte de l’exposition.  »

Ce serait ainsi tout l’inverse d’un effet désiré et des valeurs qu’on espérait graver dans les mémoires. Comme si, à trop vouloir identifier le visiteur à des figures de victimes et à le faire compatir à leurs malheurs, on en en serait venu à briser ses élans pacifistes.  » Ce genre d’expérience, vécue au travers des victimes, libère une charge émotionnelle intense. Elle engendre comme une poussée d’adrénaline qui conduit à une attitude significativement plus belliqueuse mais qui ne persiste pas au-delà de quinze jours « , précise, au Vif/L’Express, Olivier Klein. Encore heureux que le ressenti ne dégénère pas en un sentiment prolongé de haine envers l’ex-envahisseur allemand. Ou en une envie subite de  » casser du Boche « …

Donner du sens à une guerre insensée

Il faudrait aussi y voir la rançon, nous explique Pierre Bouchat,  » d’une frénésie commémorative aux dimensions parfois commerciales et économiques. Des expositions ont souvent eu recours au registre de l’émotion pour doper les fréquentations. On a quitté l’approche classique des musées avec leurs vitrines peuplées d’objets inertes pour le dogme de l’interactivité, du lien à établir entre le visiteur et l’exposition. Mais en privilégiant de la sorte la forme au fond, on peut brouiller le message « . Et on suscite des réactions épidermiques qui mènent à ce paradoxe, relevé par Olivier Klein :  » La volonté de plus en plus marquée de personnaliser l’événement, de l’incarner au travers d’un soldat dans sa tranchée ou d’un civil massacré, revient à fournir des raisons légitimes d’aller en guerre, ne fût-ce que pour s’opposer à de tels massacres de populations civiles. Le processus finit par donner un sens à une guerre que l’on veut par ailleurs présenter comme insensée.  »  » La frénésie de la victimisation peut alors inciter au consentement à la guerre « , abonde Pierre Bouchat.

 » Sauf que, précisément, nous n’avons pas voulu une commémoration mièvre, mais qu’il y avait bel et bien eu un agresseur et un agressé et qu’il y avait des raisons qui justifiaient de se battre. Car ceux qui s’affrontaient en 14-18 donnaient bel et bien un sens à la guerre « , objecte Philippe Raxhon.

Les deux spécialistes en psychologie sociale invitent à ne pas laisser leur constat sans suite et sans réflexion.  » Les commémorations doivent-elles être considérées comme un  » produit marketing total  » accompagné d’une  » valeur éthique ajoutée  » ou comme un instrument au service d’un mieux-être collectif ?  » Rendez-vous est pris d’ici peu, à l’occasion des commémorations des 80 ans de la Seconde Guerre mondiale, programmées entre 2020 et 2025.

Ce que la Grande Guerre nous a légué

Des cimetières militaires aux tombes impeccablement alignées. Des monuments aux morts dressés un peu partout, dans les villes et villages. Un soldat inconnu qui repose au pied de la colonne du Congrès à Bruxelles. Témoignages muets, inscrits dans la pierre, d’une boucherie sans nom et du martyre d’un peuple. Plus de quatre années passées sous la botte allemande, entre 1914 et 1918, ont laissé d’autres traces visibles, bien vivantes celles-là, dans la vie quotidienne du Belge d’aujourd’hui.

Le café liégeois. Il supplante le populaire café viennois, balayé des cartes des restaurants et salons de thé par les garçons de café parisiens que bouleverse la valeureuse résistance de la Cité ardente face à l’invasion allemande en août 1914.

Le sapin de Noël paré de guirlandes, de boules et de bougies, est introduit par l’occupant allemand dans nos contrées, mais popularisé dans les chaumières belges par les libérateurs anglais et américain.

Les papiers d’identité sont inconnus des Belges avant que l’Allemand n’impose le  » Personal-Ausweis  » à partir d’octobre 1915, afin de surveiller les déplacements de la population. Séduit par l’efficacité de l’instrument, l’Etat belge maintient le port obligatoire de la carte d’identité après la Libération.

Dans La Belgique et la Grande Guerre. Du café liégeois au soldat inconnu, un collectif d’historiens passe ainsi en revue une cinquantaine d’apports laissés par le premier conflit mondial dans la société belge : les uns connus, d’autres nettement moins familiers. Ils se découvrent comme on parcourt un guide touristique richement illustré, qui vient utilement accompagner des commémorations sur le point de se clôturer.

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