Carl Devos © Hatim Kagat

Carl Devos : « Même mes amis aimeraient lancer des tomates à la tête des politiciens »

Walter Pauli
Walter Pauli Walter Pauli est journaliste au Knack.

Un an après les élections du 26 mai 2019, la formation du gouvernement fédéral a à peine avancé. Même un observateur privilégié comme le politologue Carl Devos se décourage. « Un cabinet minoritaire qui fonctionne mal avec un parlement en affaires courantes jusqu’en 2024, c’est indéfendable, non ? »

Carl Devos : Je dois réprimer une légère forme de rébellion civilisée. J’ai de plus en plus de mal avec l’approche administrative de la crise du coronavirus. Il me manque un débat parlementaire fondamental sur la question de savoir si le confinement est la bonne méthode. Soit dit sans offense, mais une poignée de scientifiques se basent sur un paradigme pour dire ce qui doit être fait. Et nos principaux ministres n’osent pas fondamentalement remettre en question ces propositions. Le Conseil de sécurité décide d’un ensemble de directives, nous l’apprenons par une conférence de presse, puis le pays tout entier doit s’y conformer. C’est inédit dans une démocratie de voir un petit groupe de personnes avoir tant d’impact direct sur notre vie quotidienne. Et aucun membre du Parlement n’a exigé un débat parlementaire complet sur ce sujet. Je ne dis pas que l’approche actuelle est nécessairement bonne ou mauvaise, mais seulement que nous n’en discutons pas suffisamment. Parfois, des politiciens me disent qu’ils n’approuvent pas non plus l’approche de la crise du coronavirus, mais « Carl, tu comprends bien qu’on ne peut pas dire ça tout haut, n’est-ce pas ? ».

Vous êtes très énervé ?

Je ne supporte pas bien la façon dont les décisions sont prises: sans débat et sans que l’on sache exactement quels étaient les avis des scientifiques. Ensuite, vous obtenez des situations comme le virage avec les masques. Au début, ils n’étaient d’aucune utilité, maintenant dans certains cas, ils sont même obligatoires. Pour justifier cela, tant les scientifiques que nos politiciens se tortillent dans toutes sortes de virages. Pourquoi n’admettent-ils pas simplement qu’ils ont mal jugé la situation au début ? Ce n’est pas une mauvaise chose de commettre des erreurs, bien que la question qui suit soit : « Votre estimation de la situation d’aujourd’hui est-elle 100% la bonne ? » Probablement pas, bien sûr.

Et la crise du coronavirus est loin d’être terminée.

Exactement. Selon l’Organisation mondiale de la santé, le coronavirus ne disparaîtra jamais. En outre, il n’y aurait pas de vaccin vraiment efficace disponible avant quelques années. Que faire si le virus réapparaît en octobre ? Pas imposer un nouveau confinement à tout le pays tout de même? Les gens ne l’accepteront pas, et l’économie s’effondrera. Ils devront trouver autre chose. Mais pourquoi n’avez-vous pas appliqué ce que vous inventez au printemps ?

Lorsque vous posez de telles questions, vous êtes immédiatement accusé de jouer avec des vies, on dit que la critique est aisée, que ce n’est pas le moment de critiquer de façon non constructive ou d’étaler un manque d’esprit civique. Le tribalisme qui s’est emparé de notre politique depuis tout un temps s’est également greffé sur le débat du coronavirus. Soit vous êtes fan de Marc Van Ranst, soit vous pensez que c’est un communiste obsédé par les médias. Une position intermédiaire n’est apparemment pas possible. Il n’y a pas de nuances.

Pas de nuances? Vous vous êtes vous-même très dur envers la politique. Vos chroniques dans De Morgen portent des titres tels que « Il est trop tôt pour le bon sens dans ce pays », « situation à l’italienne », « partis en détresse », « La misère du modèle belge », « Rien ne va plus » et « Cette antipolitique vous rendra de toute façon malade ».

(agite les bras) Arrêtez, arrêtez… Plus d’une fois, j’ai éprouvé une légère aversion pour moi-même en écrivant texte pessimiste. Quand vous lisez ces titres, je pense : « Mon Dieu, Carl ». Mais je n’ai pas perdu la foi. La plupart de nos politiciens importants sont des hommes et des femmes tout à fait capables. Mais, bien sûr, il y a un contexte qui les retient. Je pense que nos politiciens devraient se forcer à franchir ces obstacles, mais ils ont toujours une raison de ne pas le faire.

Comment expliquer cela ? Pendant une période relativement longue, les gouvernements sont assez incapables de gouverner, et les partis ne sont plus capables de former un autre gouvernement. Nous avons vécu un tiers de la décennie écoulée en affaires courantes. Les quatre dernières élections – celles de 2007, 2010, 2014 et 2019 – figurent parmi les cinq formations de gouvernement les plus longues de l’histoire politique belge. L’autre place d’honneur est occupée par les « cent jours » de Jean-Luc Dehaene en 1987. Il y a une réelle chance que nous battions bientôt le record du monde 2010-2011. C’est fou, quand on sait qu’en 2010, ils ont consacré un temps incroyable à la réforme de l’État dans une première phase. Beaucoup de choses se sont passées pendant cette longue formation : le dossier émotionnel entourant Bruxelles-Hal-Vilvorde a été résolu, une réforme complexe de l’État a été réalisée avec une nouvelle loi de financement, et enfin un accord de coalition a été élaboré qui s’est avéré être une bonne base pour le gouvernement Di Rupo (2011-2014). Vous pouviez être pour ou contre, mais Di Rupo a tranché. Depuis le début du cabinet de la dispute de Michel, c’est-à-dire depuis l’automne 2014, nous sommes dans une longue période de paralysie, sans grande perspective d’amélioration.

Quelles en sont les causes ?

Elles vont au-delà des ministres, des présidents ou des partis politiques. En sciences sociales, nous pouvons expliquer un certain nombre de développements en utilisant un « modèle structure agent ». Les structures empêchent-elles les agents de faire ce qu’ils pourraient faire ? Ou est-ce que ce sont les agents eux-mêmes qui échouent – parce qu’ils sont réticents, vaniteux, jaloux, etc. ?

Eh bien, au fil des décennies, un enchevêtrement inextricable d’institutions et de centres de décision se sont développés en Belgique, menaçant constamment de se bloquer les uns les autres. Afin de pouvoir avancer quand même, nos politiciens ont mis en place un centre de commandement parallèle : la particratie. Dans mes cours, j’appelle cela « la tour de contrôle de la Belgique ». Dans cette tour se trouve le petit club des vrais chefs du pays : les présidents des partis. Leurs problèmes sont… eux-mêmes et leurs propres partis. Ils ont commencé à s’éroder. Les trois partis de gouvernance classiques n’atteignent pas 40 % aujourd’hui.

Vous aussi vous êtes sombre? Début mars, vous avez écrit, comme si c’était un fait établi, que beaucoup « aimeraient lancer des tomates à la tête des politiciens ».

Le président du sp.a, Conner Rousseau, un atout pour la politique, a déclaré qu’il craignait qu’on lance des pierres sur le Parlement. Même certains de mes amis aimeraient lancer des tomates à la tête des politiciens. La plupart de mes amis ne sont pas du tout issus du milieu politique. Avant, ils me posaient tout le temps des questions sur l’actualité politique, et je n’aimais pas toujours ça : « Nous ne sommes pas au travail « . Aujourd’hui, personne ne s’intéresse à ce que je fais. Mes amis s’engagent à l’avance à ne pas parler du tout de politique : « Il faut que ça reste amusant ». (rires)

Nos politiciens n’ont-ils pas franchi d’autres limites? Les opposants deviennent des ennemis, les accords sont résiliés unilatéralement. Louis Tobback (alors SP) dit qu’après la démission volontaire de Leo Tindemans (alors CVP) en 1978, toute la politique belge a été pourrie par la méfiance pendant dix ans. Celui qui concluait un accord ne savait jamais s’il n’allait pas être trahi sur-le-champ. Le président du PS Paul Magnette a-t-il fait un « petit Tindemans » en faisant sauter son accord avec Bart De Wever (N-VA) sans consultation ?

Je n’exclus pas cette possibilité. Un code tacite veut que lorsque les présidents de parti concluent des accords, ils les défendent auprès de leurs partisans et les mettent ensuite en oeuvre. Magnette n’est pas un personnage de second ordre : il dirige le plus grand parti francophone et il est en fait le seul homme politique vraiment indispensable dans la prochaine formation du gouvernement. Il n’y a pas que la N-VA qui fait payer un lourd tribut à Magnette, il a aussi perdu beaucoup de crédit auprès d’autres partis. J’entends les gens de la N-VA dire : « Si Elio Di Rupo avait encore été là, nous aurions déjà eu un accord ». Apparemment, Magnette le comprend, car lui et De Wever se sont revus il y a deux week-ends. Depuis dix ans maintenant, le plus grand parti flamand et le plus grand parti francophone ne sont pas réunis au sein d’un gouvernement. Cela explique aussi pourquoi le modèle de consensus belge a tant de mal. Si le gouvernement fédéral veut toujours être performant, les deux plus grands partis doivent se trouver. Ce serait également une bonne chose pour la Flandre.

Mais si une génération de politiciens ne cesse pas de se regarder le nombril, elle détruira elle-même la politique. Prenez la non-élection de Zakia Khattabi (Ecolo) comme juge à la Cour constitutionnelle. Le MR allait soutenir sa candidature, mais peu avant le vote crucial, le président George-Louis Bouchez a retiré sa parole. En même temps, on peut aussi s’interroger sur l’attitude du président d’Ecolo, Jean-Marc Nollet. Si son candidat ne reçoit à plusieurs reprises aucun soutien de la majorité des sénateurs, il faut prendre ce signal au sérieux, n’est-ce pas ? Discuter avec les autres partis pour sortir de cette impasse ? Mais non, Nollet s’est obstiné à continuer à défendre sa candidature. Soyons honnêtes : en tant que présidente du parti Ecolo, Khattabi était une femme énergique qui ne craignait pas la confrontation, mais devait-elle, immédiatement après sa carrière politique active, se présenter à un poste à la Cour constitutionnelle ? N’aurait-il pas été plus sage d’attendre quelques années ? Il n’y aurait eu aucun souci.

La querelle du « cabinet de la dispute » est progressivement devenue le mode normalen politique belge.

Les nerfs sont tendus depuis la période précédant les élections locales de septembre 2018. Une conséquence directe de cette situation a été la chute du gouvernement Michel en décembre. Le président de la N-VA, Bart De Wever, a chargé le Pacte de Marrakech sur les migrations dans l’espoir d’un succès électoral. À cette époque, Michel n’était plus Premier ministre, mais président du parti du MR. Michel n’a pas essayé de maintenir son gouvernement ensemble, mais a isolé un parti au pouvoir, la N-VA. Le Premier ministre n’agissait plus pour le pays, mais pour ses électeurs francophones. Deux personnes ont donc estimé qu’elles devaient se profiler pour des raisons électorales après les élections locales, aux dépens du gouvernement.

Bart De Wever s’est défendu ces dernières semaines, mais l’année écoulée n’a pas été sa plus heureuse.

N’est-ce pas surtout dû à nous? Notre regard sur le personnage de Bart De Wever n’a-t-il pas changé depuis le 26 mai, parce que soudain il n’était plus le vainqueur invincible ? Bien qu’il prouve également dans les récents débats qu’il reste l’un de nos politiciens les plus forts, une sommité, intellectuellement parlant aussi. Mais en effet, tout le monde sent qu’il réagit de manière un peu paniquée, car il craint évidemment que la N-VA ne se retrouve dans l’opposition. Ce serait encore pire pour son parti que de devoir siéger dans un gouvernement fédéral avec le PS. Car être dans l’opposition avec le Vlaams Belang et le PVDA n’est pas une perspective de faire à nouveau un peu de profit lors des élections de 2024. C’est pourquoi je ne comprends pas pourquoi De Wever continue à fustiger le PS. Pense-t-il vraiment que c’est ainsi qu’il convaincra le PS, qui a déjà une aversion virulente pour la N-VA, de former un gouvernement ensemble ?

Carl Devos
Carl Devos© Hatim Kagat

Comment s’en sort Sophie Wilmès (MR) ? Peu avant le confinement, vous avez dit : « Sa gouvernance est le grand vide. »

Elle n’a pas réussi à faire un vrai gouvernement, non? J’entends que la Première ministre n’est pas la leader du Conseil de sécurité ni la personne capable de formuler le compromis. Mais on ne la laisse pas faire non plus. Il y en a au moins deux au Conseil de sécurité qui veulent réellement s’asseoir à sa place et qui pensent cela presque à voix haute. En tant que ministre du Budget au gouvernement Michel, elle n’avait pas produit de forte impression non plus : le déficit ne cessait d’augmenter, et personne ne se souvient d’une action significative de Wilmès pour arrêter cette évolution. Je lui donnerais une chance de faire ses preuves en tant que ministre des Finances dans le prochain gouvernement – qui ne sera pas dirigé par elle. Sinon, on dira qu’elle n’a été autorisée à nettoyer la misère du coronavirus que pour faire place aux messieurs d’État. Elle mérite mieux que Theresa May.

Y aura-t-il de nouvelles élections en septembre ?

C’est sûr. Compte tenu de la lutte entre MR et Ecolo, je pense que la coalition Vivaldi (Libéraux, Verts, Socialistes et Démocrates Chrétiens, ndlr) n’est plus possible. Il reste donc : un gouvernement avec le PS et la N-VA, ou des élections. Un cabinet minoritaire qui fonctionne mal avec un parlement dans des affaires en cours jusqu’en 2024, personne ne peut sûrement défendre cela ? S’il n’y a pas de gouvernement à part entière en septembre, alors il n’y a pas d’autre choix : Control-Alt-Delete.

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