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Bye bye Belgium, le retour ?

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

Le blocage du pays sans préavis au sud relance le débat communautaire et radicalise les points de vue. C’était le scénario rêvé par la N-VA. Bye Bye Belgium, le retour ? Récit en cinq tableaux vers le chaos annoncé pour 2019. Ceci n’est pas qu’une fiction…

C’était il y a dix ans. Le 13 décembre 2006, la RTBF provoquait un électrochoc et suscitait une vive polémique en diffusant Bye Bye Belgium, un docu-fiction relatant de façon très réaliste la fin du pays. Interrompant ses émissions, le soir, la chaîne publique francophone annonçait soudain que le parlement flamand venait de déclarer unilatéralement l’indépendance de la Flandre. Avant d’égrener les séquences parfois folkloriques, notamment à bord de trams bruxellois contraints de s’arrêter à la frontière linguistique. « Vous êtes dans une prophétie autoréalisatrice », accusait-on au nord du pays. Traduction : les francophones génèrent ce séparatisme qu’ils prétendent rejeter.

Dix ans plus tard, la fiction va-t-elle se réaliser par l’absurde ? En revisitant les mois passés, en plongeant dans le mouvement social exclusivement francophone des derniers jours et en se projetant politiquement vers 2019, on en arrive à écrire une histoire tout aussi décoiffante. Qui ne serait pas forcément une fiction.

Temps 1 : la N-VA au pouvoir

Le soir du 25 mai 2014, la N-VA est de loin le premier parti de Flandre, son score au parlement flamand la rend incontournable aux yeux du CD&V. Cette petite formation, créée par des radicaux communautaires après la scission de la Volksunie, autour des accords du Lambermont en 2001, a connu une ascension spectaculaire facilitée par les blocages institutionnels et la plus longue crise politique jamais connue par notre pays, en 2010-2011 : 541 jours, souvenez-vous…

Tout a été écrit ou presque au sujet de la naissance de la suédoise, depuis le mano a mano entre le PS et le MR après les élections jusqu’à l’annonce surprise des mariages PS-CDH en Wallonie et à Bruxelles. Le choix posé dans la foulée par Charles Michel, président du MR, de convoler avec la N-VA est certes revanchard et opportuniste : il lui permet de rejeter le PS dans l’opposition fédérale (« longtemps », espère-t-il) et de ne pas être exclu de tous les niveaux de pouvoir (une nécessité, pour sauver sa peau). Mais il repose aussi sur la conviction que ce gouvernement, au sein duquel les francophones sont ultraminoritaires, permet de tenir compte de la soif de réformes socio-économiques du côté flamand, tout en mouillant les nationalistes au pouvoir pour stopper leur fulgurante progression.

La suédoise met l’institutionnel au frigo. Du moins officiellement, car les différences de sensibilité entre les partis flamands et la vaste opposition fédérale francophone restent vives sur toutes les réformes structurelles lancées : relèvement de l’âge de la pension, saut d’index, diminution linéaire du budget des services publics, tax-shift, loi Peeters pour refondre le temps de travail… « Un gouvernement MR-N-VA injuste », dénonce le PS depuis ses premiers pas.

Temps 2 : « Failed state » et « Belgium bashing »

Les premiers temps de la suédoise sont chahutés, entre critiques véhémentes au sujet du passé douteux des ministres nationalistes et démonstrations de force dans les rues : 120 000 personnes manifestent à Bruxelles le 7 novembre 2014. Puis, sa légitimité est reconnue, tandis que la fronde sociale et politique s’essouffle. L’agenda est, il est vrai bouleversé, par les attentats de Charlie Hebdo début 2015, puis Verviers, Paris, le lockdown bruxellois et enfin les tragédies de Zaventem et Maelbeek. Insidieusement, un autre front s’ouvre : la Belgique est montrée du doigt comme un « Failed state » (un Etat « défaillant »), sa lasagne institutionnelle serait inopérante, ses services publics en pleine déliquescence, le tissu social de sa capitale (Molenkeek, puis au-delà…) gangrené par le radicalisme islamiste… Aux yeux du monde, nous sommes pointés du doigt pour « amateurisme ». A l’intérieur, l’Etat est au bord de la crise de nerfs avec des protestations qui naissent un peu partout, comme en atteste la très longue grève des prisons. La riposte à ce qui est présenté comme un « Belgium bashing » peine à se faire entendre, en dépit de l’annonce d’une campagne « Belgium positive » par le gouvernement fédéral.

La N-VA, elle, reste loyale à l’accord de gouvernement. Sans avoir renoncé à son projet confédéral, proposé par le menu détail en janvier 2014. Son président, Bart De Wever, reste un chef d’orchestre provoquant à intervalles réguliers, par ses déclarations incendiaires, des poussées de fièvre du côté francophone. Cette occupation du terrain s’explique aussi par un malaise interne : la N-VA fléchit dangereusement dans les sondages. En perte de près de dix points…

Temps 3 : une « grève émotionnelle »

L’histoire retiendra peut-être le mercredi 24 mai 2016, fin de journée, comme nouveau tournant dans la plongée de la Belgique vers son évaporation annoncée. Les cheminots francophones débraient sans crier gare dans les dépôts du Hainaut après une décision unilatérale de la direction de supprimer deux ou trois jours de crédit sur la bonne dizaine de récupération obtenue vingt ans auparavant, dans le cadre d’un accord social, en compensation d’heures non rémunérées. Une provocation, martèlent-ils, au lendemain de la manifestation nationale qui a réuni 60 000 personnes dans les rues de Bruxelles. Le sud du pays est bloqué, sans préavis. La motivation est jugée inaudible, singulièrement au nord, où l’on dénonce la différence de culture entre Flandre et Wallonie, le caractère « jusqu’au-boutiste » des syndicalistes wallons. Les leaders de la FGTB et de la CSC, dépassés dans un premier temps, couvrent une « grève émotionnelle » qu’ils disent « comprendre ». Le résultat, ce sont des lignes ferroviaires intra-flamandes pour préserver le trafic. Comme dans Bye Bye Belgium.

La fracture communautaire est rouverte. D’autant que le tableau est complété par la décision de la CGSP wallonne, suivie dans un second temps par son homologue bruxelloise, de mener une grève au finish dans les services publics. Le mot d’ordre est clair, désormais : « Il faut faire tomber le gouvernement Michel ». Une « guérilla ». Lors de la manifestation à Mons, une poupée représentant Charles Michel est pendue à l’échafaud. « Un retour au Moyen-Age », clame le MR. La crise dans les prisons, elle aussi, vire au conflit nord-sud : le compromis présenté par le ministre de la Justice, Koen Geens (CD&V), est voté dans des conditions ubuesques par les Flamands et par le seul petit syndicat libéral du côté francophone. On dénonce « l’irresponsabilité des syndicats wallons ». L’exaspération croît, le patron de la FGTB se met les étudiants à dos en plein examens en affirmant qu’il leur est « facile » de trouver une alternative aux transports en commun. Ouch !

La stratégie de la N-VA en vue d’établir le confédéralisme est confortée par ce chaos dont on ne voit pas la fin. Bart De Wever et les siens fustigent l’alliance PS-FGTB, recensent les moindres débordements et se contentent de soutenir que la suédoise poursuivra son travail. Il est vrai que les commentateurs de tous bords tirent les conclusions à leur place : « Les syndicats mettent le pays par terre ». Dans les rangs des protestataires, on insiste sur le caractère « non démocratique » du gouvernement Michel et sur la « légitimité » de lutter contre sa politique « néolibérale ». En toile de fond, une rivalité féroce au sein de la gauche francophone. Après avoir multiplié les selfies au sein de la manifestation du 24 mai, le PS est embarrassé tant on l’associe à cette FGTB soudain incontrôlable. Le PTB recrute à tout-va et se félicite de cette vague « pré-révolutionnaire » (le terme est du CD&V Hendrik Bogaert). Ecolo tente d’exister en critiquant tous azimuts, y compris le gouvernement wallon PS-CDH. Et quand le ministre-président Paul Magnette (PS) ou l’eurodéputé Philippe Lamberts prônent un « front des gauches », ce n’est pas sans arrière-pensées : c’est avant tout pour tuer l’autre, à l’image de la « convergence des gauches » PS-Ecolo du début des années 2000.

Temps 4 : le raidissement de la suédoise

Nous sommes entrés dans une période où les manipulations et les intimidations se multiplient. Jean-Pascal Labille, ancien ministre PS et secrétaire général de Solidaris, met en garde contre une remise en cause du statut public de Bpost, en direct à la RTBF. Ce faisant, il révèle des négociations avancées avec la Poste néerlandaise, qui échouent. Le vice-Premier Open VLD Alexander De Croo dénonce sa responsabilité, la N-VA menace de le traîner devant les tribunaux, en vain sans doute, les politiques ne peuvent être coupables de délit d’initié. C’est l’heure d’un nouveau raidissement. « Au travail ! », enjoint le Premier Charles Michel.

La suite est, peut-être, déjà écrite. Alexander De Croo, encore lui, lance un brûlot en appelant à une ouverture du capital de la SNCB à un partenaire privé. Il est vrai que la libéralisation du rail est de toute façon annoncée à l’horizon 2023 dans toute l’Europe et que les réformes actuelles s’inscrivent dans cette perspective. Le gouvernement a d’ailleurs adopté un texte ouvrant la possibilité de se débarrasser de ses parts chez Bpost ou chez Proximus. D’autres secteurs pourraient suivre.

L’autre ligne tracée, c’est l’instauration d’un service minimum dans un certain nombre de services publics : SNCB, contrôleurs aériens, agents de prison… Les grèves sauvages rendent cette évolution plus nécessaire que jamais, arguent ses promoteurs. Un texte technique est déjà en discussion au Parlement, si la concertation sociale échouait sur ce point – comme une menace. En privé, certains nationalistes évoquent ouvertement le recours aux militaires pour remplacer les contrôleurs, les conducteurs… Et ce n’est pas une blague.

Ah, oui : dans ce contexte, d’autres « grèves émotionnelles » sont à prévoir.

Temps 5 : le chaos prévisible en 2019

Le plus incroyable, c’est que la thèse des « deux démocraties » répétée tel un mantra par Bart De Wever est désormais relayée par bien des voix du côté francophone. La thèse de la « prophétie autoréalisatrice » retrouve de la vigueur. Et si l’on regarde les derniers sondages, qui ne sont bien sûr qu’une photographie instantanée de l’opinion, l’extrême droite regagne fortement du terrain en Flandre, tandis que l’extrême gauche explose en Wallonie : Vlaams Belang et PTB deviennent tous deux troisième parti dans leur région respective, nourris par les exaspérations qui montent à l’égard de « l’autre » : le Wallon, le nationaliste flamand, quand ce n’est pas le réfugié.

A ce rythme-là, la thématique institutionnelle, enchevêtré au socio-économique, redeviendra le thème principal des prochaines élections régionales et fédérales de 2019. La polarisation des paysages politiques au nord et au sud rendra le pays ingouvernable. Une longue crise en vue. Et le rêve du Mouvement flamand à portée de main : la N-VA et le Vlaams Belang ayant, à deux, le pouvoir de forcer l’avenir au parlement flamand, comme la Catalogne en Espagne…

Ceci n’est-il qu’une fiction ?

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